Le cardinal allemand Walter Kasper | Flickr – catholicism – CC BY-NC-SA 2.0
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Le cardinal Walter Kasper fête ses 90 ans

A désormais 90 ans, le cardinal allemand Walter Kasper jette un regard lucide sur l’Eglise de son pays et l’Eglise universelle. Longtemps considéré comme réformateur, il met en garde aujourd’hui contre le risque de dérive du Chemin synodal allemand. «L’Église se trouve dans une crise très profonde. Ne pas le voir serait insensé», note-t-il.

Ludwig Ring-Eifel cic /traduction adaptation Maurice Page

Né le 5 mars 1933 à Hedenheim dans le Würtemberg, Walter Kasper a été professeur de théologie à Münster puis à Tübingen avant d’être nommé évêque de Rottenburg-Stuttgart, en 1989. En 1999, le pape Jean Paul II l’appelle à Rome pour diriger le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, un poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 2010. Même s’il n’a depuis plus de charge officielle, il continuer à être un prélat écouté à Rome et en Allemagne. Il est également l’auteur de nombreux livres.

En jetant un regard en arrière sur 90 ans de vie, qu’est-ce qui vous touche particulièrement?
Walter Kasper: Avant tout de la gratitude. Pour le fait que je sois encore relativement en bonne santé, que je puisse encore tout faire tout seul, ce qui n’est pas évident à cet âge. Et pour tout ce que j’ai pu vivre au cours de ces années.

Vous avez vécu l’époque du Concile Vatican II, il y a maintenant 60 ans, qu’en retenez-vous?
C’était une période de renouveau ! Ce fut une grande surprise lorsque nous avons entendu aux informations que Jean XXIII avait annoncé un concile œcuménique. J’étais alors à l’université de Tübingen, où j’ai passé mon doctorat et plus tard mon habilitation. Le Concile a suscité un grand enthousiasme, c’était une grande époque pour moi aussi. Tant de choses ont changé. Ceux qui prétendent que l’Église n’est pas réformable devraient garder à l’esprit ce profond changement ! Je l’ai vécu.
A l’époque, on aimait être catholique, des portes se sont ouvertes. Soudain, des théologiens catholiques et protestants ont pu se rencontrer et discuter ensemble, ce qui n’existait pas auparavant. Nous avons beaucoup cultivé cela à Tübingen, une fois par mois nous nous rencontrions, Hans Küng, Jürgen Moltmann, Eberhard Jüngel et moi, (deux catholiques et deux protestants NDLR) d’abord pour manger, puis pour boire du vin et discuter intensément jusqu’à minuit passé. C’était une époque formidable.

«La manière dont Hans Küng a agi et polémiqué en public m’a déplu. C’était une tête de mule suisse»

Mais cela ne vous a pas empêché de vous prononcer plus tard pour l’exclusion de Hans Küng de la faculté de théologie.
Ces semaines ont été les plus difficiles de ma carrière académique. Je lui étais collégialement lié et j’avais beaucoup appris de lui. Mais ensuite, je n’étais pas d’accord avec lui sur des points décisifs. Avant le retrait de l’autorisation d’enseigner, la faculté était divisée, les uns protestant contre cette décision, les autres estimant qu’elle était justifiée sur le fond. Je faisais partie de ces derniers. Mais ce sont d’autres qui ont décidé. Ce qui m’a surtout déplu, c’est la manière dont Küng a agi et polémiqué en public, c’était une tête de mule suisse.

Revenons au Concile: 60 ans plus tard, il semble que des questions importantes, qui sont aujourd’hui d’actualité, n’aient pas encore été traitées à l’époque.
Des questions très importantes ont été traitées, mais pas toutes bien sûr. Par exemple, le Concile a placé l’interaction entre les évêques et le pape, mais aussi entre les laïcs et les clercs, sur des bases néo-théologiques. Mais comment cela doit-il fonctionner exactement, cela n’a pas été clarifié. C’est ce que le pape François veut maintenant clarifier avec le synode sur la synodalité.

«La question des femmes à l’intérieur de l’Eglise a été laissée en sommeil à l’époque, et elle nous tombe maintenant sur les pieds»

D’ailleurs, il s’agit en fait d’une réforme très conservatrice, car les synodes ont toujours fait partie de la vie de l’Eglise. Après le Moyen-Âge, cela s’est un peu perdu, et aujourd’hui, on le fait revivre d’une nouvelle manière. D’ailleurs, les laïcs, comme les princes, avaient déjà une grande influence lors des synodes.

Et quels sont les nouveaux thèmes qui sont apparus ? La question des femmes, le thème de l’identité et de l’orientation sexuelles?
Le Concile a déjà dit beaucoup de choses sur la question des femmes, surtout en ce qui concerne leur position dans la société. Mais la question des femmes à l’intérieur de l’Eglise a été laissée en sommeil à l’époque, et elle nous tombe maintenant sur les pieds. Il en va de même pour d’autres thèmes. Les relations homosexuelles étaient encore taboues à l’époque. Tout cela n’est apparu qu’après 1968, donc après le Concile.

L’un de ceux qui a abordé ces thèmes plus tard était votre élève, le théologien moraliste Eberhard Schockenhoff, décédé en 2020. Pour le Chemin synodal en Allemagne, il a été un précurseur sur ces sujets. Quelle était votre relation avec lui?
Nous étions amis. Chaque fois qu’il venait à Rome, nous avions des échanges intenses. Nous n’étions pas toujours tout à fait d’accord. Mais quand il allait plus loin, c’était d’une manière très solide. J’ai lu de larges extraits de son livre posthume sur l’éthique sexuelle. C’était déjà un net changement de mentalité – mais cela n’allait pas aussi loin que ce qui se passe actuellement sur le Chemin synodal. C’étaient des ouvertures, mais toujours fondées sur la Bible et la tradition. Cela manque maintenant, notamment pour donner au Chemin synodal un bon fondement théologique.

Ce qui nous amène au Chemin synodal. Qu’en pensez-vous? Où mène-t-il?
Je crains que l’on ne se fasse actuellement quelques illusions. Je pense qu’il est totalement exclu que l’on puisse s’imposer dans l’Église universelle avec les décisions du Chemin synodal. Bien sûr, il y a aussi dans d’autres pays des personnes qui pensent de la même manière. Mais c’est loin d’être la majorité. Cela concerne par exemple l’ordination des femmes. Ou l’idée d’une participation démocratique à la gestion de l’Église. L’Église n’est pas une démocratie! Sur ce sujet en particulier, beaucoup de choses n’ont pas été pensées sur le plan théologique ou de la tradition. On ne peut pas réinventer l’Église.

«L’Allemagne ne devrait pas se comporter comme si elle connaissait déjà la vérité»

D’autres évêques et cardinaux mettent en garde contre un schisme. Est-ce également votre crainte ?
Le Chemin synodal ne cesse de souligner qu’il ne veut pas de schisme, et je le crois. Mais on peut aussi tomber dans un schisme. Un peu comme les grandes puissances ont trébuché dans la Première Guerre mondiale, alors que personne ne le voulait vraiment. Ils devraient prendre cela au sérieux. Les questions qui viennent d’autres conférences épiscopales devraient également être prises au sérieux en Allemagne et on ne devrait pas se comporter comme si l’on connaissait déjà la vérité. Les Allemands se rendent ainsi toujours impopulaires à l’étranger. Lorsque je rencontre des cardinaux ici à Rome, les Allemands font hocher la tête. J’essaie alors aussi d’expliquer certaines choses.

Une semaine après votre 90e anniversaire, cela fera dix ans que le pape François a été élu. Je suppose que vous étiez pour lui à l’époque. L’avez-vous parfois regretté?
Je soutiens le pape François. Cela ne signifie pas que je trouve chaque mot ou chaque mesure qu’il prend juste. Mais lorsqu’un pape est élu, le principe de loyauté s’applique, surtout à la Curie, sinon cela ne fonctionne pas. Actuellement, je ne le rencontre plus aussi souvent qu’avant, mais à chaque fois qu’il m’appelle, j’y vais et je lui donne aussi des conseils s’il les demande.
Il est sous pression de deux côtés: il y a d’abord les conservateurs, qui ont rejeté son style dès le début, et maintenant, en Occident, par exemple en Allemagne, il y a aussi des critiques de l’autre côté, qui poussent à des réformes. Mais c’est un homme du Sud, d’autres préoccupations sont importantes pour lui, il faut le comprendre. Ce qu’il a mis en place nécessitera encore un ou deux pontificats avant d’être totalement mis en œuvre. J’espère qu’après lui viendra quelqu’un qui mettra en œuvre ces impulsions à sa manière.

«L’Église se trouve dans une crise très profonde. Ne pas le voir serait insensé»

Certains réformateurs estiment que le changement serait la meilleure réponse à la crise massive de l’Eglise de notre époque. Comment le voyez-vous?
L’Église se trouve dans une crise très profonde. Ne pas le voir serait insensé. Et la cause n’est pas seulement le scandale des abus. La crise est beaucoup plus large et profonde. Elle touche l’ensemble du monde occidental. L’Eglise se trouve dans une période de bouleversement. On ne peut pas continuer comme si de rien n’était, c’est indiscutable.
Mais comment l’avenir de l’Église se dessinera-t-il en détail, aucun d’entre nous ne le sait. Ce que je sais, c’est que si je n’avais pas vécu à l’époque le renouveau apporté par le Concile, j’aurais du mal à supporter cette crise. Mais je crois que c’est la tâche d’une nouvelle génération dans l’Église d’y apporter des réponses. (cath.ch./cic/mp)

Le cardinal allemand Walter Kasper | Flickr – catholicism – CC BY-NC-SA 2.0
1 mars 2023 | 16:15
par Rédaction
Temps de lecture : env. 6  min.
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