Le Bahreïn, un refuge historique pour les chrétiens d'Arabie
Le voyage du pape à Bahreïn, du 3 au 6 novembre 2022, est l’occasion de se plonger dans l’histoire de la présence chrétienne dans la Péninsule arabique. Antoine Fleyfel, directeur de l’Institut chrétiens d’Orient, retrace cette histoire dans laquelle le Bahreïn a un rôle singulier puisque l’île fut le fief de l’Église de l’Orient, avant l’arrivée de l’islam.
Propos reccueillis par Hugues Lefvre/I.Média
Le Franco-Libanais, membre de l’Œuvre d’Orient, explique par ailleurs pourquoi l’inauguration de la cathédrale Notre-Dame d’Arabie à Bahreïn en 2021 a «un poids similaire» à la Déclaration sur la fraternité humaine signée par le pape et le grand imam d’al-Azhar en 2019 aux Emirats. Enfin, pour lui, ce deuxième déplacement d’un pape dans la Péninsule permet aussi de rêver à un voyage d’un pape à La Mecque.
À quand remonte la présence chrétienne dans la Péninsule arabique?
Antoine Fleyfel: Dans la Péninsule arabique, les traditions font remonter la présence chrétienne aux temps apostoliques. Certaines rapportent que l’un des 70 disciples de Jésus est allé dans cette région, d’autres assurent qu’il s’agit de Matthieu, l’évangélisateur du Yémen. Mais nous ne pouvons parler d’une présence chrétienne conséquente et objective en Arabie qu’à partir du IVe siècle. L’Église de l’Orient – les Nestoriens – a alors une activité missionnaire importante et fait de Bahreïn son chef-lieu. Elle arrive dans cette région car elle se trouve persécutée par les Sassanides d’un côté et les Byzantins de l’autre – Nestor ayant été condamné et sa pensée jugée hérétique. La Péninsule arabique devient donc une terre refuge pour cette Église.
«Dans la Péninsule arabique, les traditions font remonter la présence chrétienne aux temps apostoliques.»
Avant l’arrivée de l’islam, d’autres «familles chrétiennes» sont-elles présentes sur cette terre?
Oui, car la région est un haut lieu de commerce, avec La Mecque notamment. Les Byzantins sont présents, ainsi que des communautés syriaques jacobites – les monophysites – et puis des communautés judéo-chrétiennes installées dès le IIe siècle. On peut citer les célèbres Ébionites, qui, selon certains historiens, font partie de ceux qui se sont convertis à l’islam. Ces chrétiens, qui pratiquaient toujours le culte juif, auraient donné à l’islam une structuration dogmatique.
Pour résumer, nous savons qu’aux IVe, Ve et VIe siècles, des Églises étaient constituées dans la région, avec des évêques, des saints, des tribus, des poètes ou bien des rois chrétiens… L’Arabie ne peut donc pas être présentée avant l’islam comme uniquement une terre de polythéisme. Mais il est vrai que le christianisme qui s’y développe est un christianisme à la marge.
Existe-t-il des vestiges de cette présence pré-islamique?
Dans presque tous les pays du Golfe, on retrouve des traces de cette présence chrétienne. À Jubayl par exemple, en Arabie Saoudite, certains oulémas extrémistes expliquent que les vestiges retrouvés doivent être effacés car il n’est pas possible d’avoir des traces d’une religion non musulmane en Arabie. À Bahreïn, on retrouve aussi des vestiges de l’Église nestorienne qui y était prospère.
«Dans presque tous les pays du Golfe, on retrouve des traces de cette présence chrétienne.»
Avec l’arrivée de l’islam, que se passe-t-il pour ces communautés chrétiennes?
Avec Mohamed, beaucoup de tribus se convertissent quand d’autres bénéficient d’un statut particulier les protégeant moyennant une taxe. À la mort du prophète, nombre des tribus converties font le choix de revenir au christianisme. Alors, le premier calife lance une série d’expéditions militaires pour les punir. C’est sous le règne du deuxième calife, Omar, qu’il est considéré que deux religions ne peuvent coexister en Arabie. Ce slogan circule encore aujourd’hui.
Avec le deuxième calife, les tribus arabes chrétiennes ont le choix entre la conversion, l’impôt ou bien le départ. C’est ainsi que des chrétiens sont partis vers l’Anatolie, dans la Turquie actuelle, ou bien en Syrie. Cette logique n’a pas été stricte. Il demeura des petites tribus arabes chrétiennes jusqu’au IXe siècle.
Quand la présence chrétienne va-t-elle revenir?
Il faut attendre le XIXe siècle. Ce retour se réalise à travers plusieurs biais. D’abord, c’est à cette période que des missionnaires protestants et catholiques se rendent massivement en Orient, fondant des écoles et des missions. Ensuite, les grandes puissances occidentales se mettent à intervenir dans la région, rapportant avec elles le christianisme catholique, anglican ou bien évangélique.
En 1892, des missionnaires américains fondent la première église protestante dans la Péninsule. À la même époque, Léon XIII crée en 1888 le Vicariat apostolique d’Arabie qui recouvre les Emirats, Oman le Yémen mais aussi le Bahreïn, l’Arabie Saoudite, le Qatar et le Koweït. En 1953, Rome instaure un second vicariat, appelé aujourd’hui Vicariat apostolique d’Arabie septentrionale, recouvrant les quatre dernières régions évoquées. La structure de 1888 prend alors le nom de Vicariat apostolique d’Arabie méridionale et ne couvre plus que les Emirats, Oman et le Yémen.
Précisons tout de même que l’activité missionnaire dans la Péninsule fut beaucoup moins importante que celle observée en Syrie ou bien en Irak.
«Environ 75% de ces chrétiens sont catholiques. Il s’agit principalement de travailleurs venant des Philippines et d’Inde.»
Aujourd’hui, qui sont les chrétiens du Golfe?
Il s’agit principalement d’expatriés venus travailler dans la Péninsule. Certes, il existe quelques petites communautés locales, des Bahreïnis et des Koweïtis, mais c’est une infime minorité. Comme partout en Orient, on peine à évaluer le nombre des chrétiens de la Péninsule. Les chiffres varient entre 1,6 et 3,5 millions. En Arabie Saoudite, on estime le nombre de chrétiens entre 2 et 4% de la population, soit près d’1,5 million de chrétiens. Aux Émirats, ils seraient environ 1 million, au Koweït entre 8 à 14% de la population, à Oman entre 2,5% et 5% et au Qatar autour de 5%. Bahreïn compterait entre 150’000 et 250’000 chrétiens.
Environ 75% de ces chrétiens sont catholiques. Il s’agit principalement de travailleurs venant des Philippines et d’Inde. On retrouve ensuite des chrétiens venus d’Occident et d’Orient – du Liban, de Syrie, de Palestine, d’Égypte ou bien d’Irak. Au Liban par exemple, on a beaucoup encouragé à partir pour le Golfe, parce qu’il y a du travail, que ce n’est pas loin, et qu’il est quasiment impossible d’obtenir la nationalité, donc un retour est quasiment certain, à la différence des Libanais partis pour le Canada…
Peut-on parler d’eux comme faisant partie des «chrétiens d’Orient»?
Non, parce que les termes de «chrétiens d’Orient» désignent les chrétiens du Proche-Orient qui sont des autochtones présents depuis les temps apostoliques. L’essentiel des chrétiens dans le Golfe sont des catholiques latins expatriés. Certes, parmi les chrétiens du Golfe, il y a des chrétiens d’Orient mais le christianisme de ces pays est une réalité diasporique.
Quelles sont les difficultés de ces chrétiens expatriés?
Je vois deux difficultés majeures. La première est géographique. Pour trouver une paroisse où assister à la messe, beaucoup doivent faire des centaines de kilomètres. Prenons le cas de l’Arabie Saoudite où il n’y a pas d’église. Dans le meilleur des cas, la messe peut être célébrée dans les ambassades. Sinon, il faut se rendre à Bahreïn en traversant le surnommé «pont du whisky» – car l’alcool se trouve plus facilement à Bahreïn – pour rejoindre Notre-Dame d’Arabie par exemple.
Dans le Golfe, on peut se réjouir de voir des dizaines d’églises, comme aux Émirats, mais cela est bien peu quand on sait que la Péninsule compte plusieurs millions de croyants… Dans l’église du Sacré-Cœur de Manama, à Bahreïn, la plus ancienne église catholique construite en 1939, il y a des vendredis avec 10 messes et des dimanches avec 8 messes.
«Le musulman n’a pas le droit de se convertir au christianisme, auquel cas il est considéré comme apostat et est passible de la peine de mort.»
La deuxième difficulté, commune à tous les pays du Moyen-Orient, est celle des conversions. Le musulman n’a pas le droit de se convertir au christianisme, auquel cas il est considéré comme apostat et est passible de la peine de mort. C’est une question taboue, aussi bien du côté musulman que chrétien.
Quelles sont les conditions de vie des chrétiens à Bahreïn?
D’abord, comme dans d’autres pays du Golfe, il y a une tradition de tolérance. En 2014, la venue au Vatican du roi Hamad bin Isa Al-Khalifa était un signe de l’engagement du Royaume pour cette tolérance mais aussi de la coexistence. Trois ans plus tard, le roi publia une déclaration officielle prônant la liberté de religion pour tous et le rejet de l’extrémisme, et ce juste après la chute de l’État islamique.
Ensuite, le Bahreïn est historiquement un lieu important pour le christianisme dans la région. Nous avons vu qu’au Ve siècle, l’Église de l’Orient s’y était réfugiée. C’est aussi là que les missionnaires protestants ont fondé la première église en 1892 et que les catholiques ont fait de même en 1939.
Plus récemment, c’est le roi de Bahreïn qui a accordé un terrain pour construire la cathédrale du Vicariat d’Arabie septentrionale, Notre-Dame d’Arabie, le plus grand édifice chrétien de la Péninsule qui peut recevoir jusqu’à 2’300 fidèles. D’ailleurs, certains considèrent que cette cathédrale a un poids similaire à la Déclaration sur la fraternité humaine signée par le pape et le grand imam d’al-Azhar en 2019 aux Émirats. Elle est le symbole de tolérance, de diversité et du renforcement du dialogue islamo-chrétien.
Enfin, la constitution du Bahreïn préserve les droits des non musulmans. Cela n’est pas parfait mais les chrétiens peuvent occuper de hautes fonctions dans les domaines économiques, culturels ou bien médicaux. Ils ne peuvent toutefois pas briguer des postes de gouvernance.
Qu’attendre du voyage du pape François à Bahreïn?
C’est un voyage qui s’inscrit dans le développement du Concile Vatican II. Le Saint-Siège va toujours plus loin dans son dialogue avec les religions, avec l’islam. François a poussé cette logique très loin, en allant rencontrer les plus hautes autorités sunnites – roi du Maroc ou bien grand imam d’al-Azhar – et chiites – rencontre avec l’ayatollah al-Sistani en Irak. En se rendant pour la deuxième fois dans la Péninsule, François rappelle que le dialogue doit être vivant. On se prend désormais à rêver d’un voyage d’un pape à La Mecque… (cath.ch/imedia/hl/bh)