Laure-Christine Grandjean, Charlie's angel
Responsable de la communication du diocèse de Lausanne, Genève, Fribourg, Laure-Christine Grandjean emprunte depuis 12 ans les escaliers de l’évêché et leur tapis rouge, encadrée par les portraits, très masculins, des anciens «propriétaires» du lieu. Plus de femmes occupent des postes de responsabilité dans le diocèse, mais la cohabitation avec le clergé est-elle devenue plus naturelle pour autant? Entretien.
Une déco pop art, sous dominante jaune soleil. Le bureau de Laure-Christine Grandjean, porte-parole de Mgr Charles Morerod, reflète sa personnalité mais aussi l’un de ses objectifs professionnels: dépoussiérer l’image de l’Église. À sa nomination, en 2012, les médias soulignaient sa jeunesse, le fait qu’elle était une femme, son côté pétillant et glamour mis en valeur par ses robes rouges élevées au rang de marque de fabrique. Et puis… ses qualités professionnelles. Entretien à l’occasion de la Journée internationale des femmes du 8 mars.
Les nominations de femmes à des postes de responsabilité dans les milieux très masculins sont présentées parfois comme des «nominations alibis», une peine de plus à gérer pour ces professionnelles. Votre image faisait-elle partie d’un plan de communication visant à régénérer celle de l’Église?
Laure-Christine Grandjean: Il y a eu, c’est vrai, une certaine médiatisation quand j’ai été engagée. Je savais que cela faisait partie de ma mission, que c’était bien pour l’Église de montrer qu’elle n’est pas composée que de personnes consacrées. Quant à mon dress code, il m’appartient vraiment, même si aujourd’hui je suis en pantalon!
Vous avez été engagée comme porte-parole de Mgr Morerod. Je ne vous ai pas entendue souvent vous exprimer sous cette casquette.
Dans les faits, cette fonction n’a jamais vraiment existé. Quand Charles Morerod m’a engagée, connaissait-il seulement les nuances entre chargée de communication et porte-parole? Moi-même je ne mesurais pas à l’époque ce que cette fonction peut avoir d’illusoire.
Les médias sont très cléricaux. Ils veulent toujours un consacré comme interlocuteur, et si possible l’évêque. En tout cas pas sa porte-parole. Je me suis battue une fois pour que les journalistes invitent, à un débat télévisé consacré au suicide assisté, une femme spécialiste de la pastorale de la santé, une experte du terrain. En vain. J’imagine qu’un col romain répond mieux visuellement à la compréhension binaire qu’un spectateur lambda se fait de l’Église catholique. Les médias contribuent à maintenir l’opposition entre laïcs et clercs.
Vous sentez-vous mieux dans votre fonction de chargée de communication?
Oui, c’est plus cohérent. Je ne suis pas théologienne, je mets donc en lien les journalistes et les personnes ressources adéquates. Je m’exprime par contre volontiers sur les problématiques qui ne requièrent pas ces compétences, où je me sens plus légitimée, par exemple la gestion des abus sexuels en Église. En plus, quand on est porte-parole, on doit défendre des thèses avec lesquelles on n’est pas forcément d’accord, et je ne peux pas aller contre ma conscience.
«J’ai tout de suite cherché à créer des moments non catalogués «Église», en mélangeant les populations.»
Vous souhaitez décléricaliser l’approche par le public de l’évêché. Comment contribuez-vous au changement de style de sa communication?
Le changement est surtout dû à la personne de l’évêque, qui choque certains catholiques, comme quand il sort avec son sac à dos pour faire ses courses. Cela dit, quand il a été nommé à la tête du diocèse, après 15 années à Rome, il était un peu déconnecté de la réalité régionale. J’avais pour ma part travaillé à la Conférence des évêques, je connaissais mieux que lui les rouages et les personnalités locales. J’ai eu une utilité tout à fait pratique à son arrivée. Mais il a vite rattrapé son retard!
Sinon, il m’a laissé carte-blanche pour la communication et j’ai tout de suite cherché à créer des moments non catalogués «Église», en mélangeant les populations. C’est d’autant plus bénéfique que Mgr Morerod est quelqu’un d’abordable et de drôle. Les inaugurations de la bière de l’évêque sont critiquées, mais elles réunissent des notables, des prêtres, des sœurs et des passants lambda. Ce sont des moments magiques, ouverts sur la rue, qui permettent des rencontres qui n’auraient jamais eu lieu sinon. Il y a eu aussi des concerts et les portes-ouvertes de l’évêché qui s’inscrivaient dans la nuit des musées.
Mgr Morerod a contribué à féminiser les postes de responsabilité des structures administratives du diocèse. Cette évolution a-t-elle des retombées sur la façon dont les prêtres vivent leur rôle?
Nous sommes dans un moment charnière, où le rôle de chacun, prêtres, laïcs, femmes et hommes, doit être redéfini et mis en valeur. Cela déstabilise certains. La réforme du fonctionnement des structures, comme le Conseil épiscopal ou le Conseil presbytéral (CPy), voulue par Charles Morerod aussi.
Le CPy a certes travaillé avec l’aide de laïcs pour éditer un guide pastoral du mariage, mais cela s’arrêtait là. Aujourd’hui, si le CPy se concentre davantage sur les sujets du ressort des prêtres uniquement, les questions pastorales sont traitées par les conseils épiscopaux qui réunissent prêtres et laïcs. Tous les clercs ne se retrouvent pas dans ce nouveau style de gouvernance, même si c’est déjà acquis depuis longtemps pour d’autres.
«Nous sommes dans un moment charnière, où le rôle de chacun, prêtres, laïcs, femmes et hommes, doit être redéfini et mis en valeur.»
La question des abus dans l’Église a aussi révélé les dangers de mettre la figure du clerc sur un piédestal. L’image du prêtre est bien entachée et c’est difficile pour ceux qui commencent aujourd’hui leur parcours ou ceux qui doivent se redéfinir. Certains aimeraient se rassurer auprès de «leur père évêque» et auront plus de difficulté à se tourner vers leur supérieur s’il s’agit d’une femme ou d’un laïc.
Comme tout changement culturel, ce rééquilibrage prendra du temps. Vos études et voyages passés indiquent une soif de rencontres et un petit côté aventureux. Et vous voilà à l’évêché de Fribourg depuis 12 ans! Comment conciliez-vous le tout?
J’ai quitté du reste mon poste à la Conférence des évêques car cette structure était trop lourde, trop lente pour moi, et que peu de décisions s’y prennaient. Quand j’ai commencé à l’évêché, je pensais n’y rester que deux ans… Mais nous sommes une bonne équipe et il y a toujours quelque chose de nouveau à entreprendre, comme la venue du pape à Genève en 2018. La gestion des abus sexuels a aussi été pour moi significative d’un réel changement, même si nous devons encore nous perfectionner. Alors oui, j’ai parfois envie de partir, je regarde alors ce qui a changé. On avance, à la vitesse de l’Église, mais on avance…
Le Réseau des femmes dans l’Église a été reconnu en 2020 par Mgr Morerod comme une instance partenaire, qui donne de la visibilité à la question de l’égalité des genres dans le diocèse. Vous retrouvez-vous dans sa démarche?
Même si je n’ai pas envie d’être diaconesse ou prêtre, les arguments selon lesquels l’ordination n’est pas accessible aux femmes chez les catholiques ne me convainquent pas. Je trouve donc très bien qu’il y ait des réseaux de femmes qui échangent des informations, mettent en avant des revendications. Mais je pense que ce serait encore mieux que le débat se fasse avec tous les acteurs, en incluant aussi les hommes, qu’ils soient laïcs ou non. Il existe des groupes reliés à la Grève des femmes du 14 juin qui refusent les hommes. Ils tombent dans le travers dénoncé, un sectarisme en termes de genre. Ce qui est important, c’est la complémentarité de tous ceux qui composent l’Église.
«J’ai parfois envie de partir, je regarde alors ce qui a changé. On avance, à la vitesse de l’Église, mais on avance…»
Vous êtes-vous déjà sentie victime de discrimination de genre à l’évêché?
Non, pas à l’évêché. Mais de manière générale, depuis que je suis devenue chancelière a.i., certaines personnes, de manière anonyme, me reprochent de n’avoir pas étudié le droit canon. Mais mes deux prédécesseurs, qui étaient des hommes, ne l’avaient pas non plus fait! Comme eux, je consulte quand c’est nécessaire un très bon canoniste.
Vous êtes un peu «la femme de confiance» de Mgr Morerod. Votre duo vous aide-il à être bien accueillie dans ce milieu masculin?
Pas vraiment… Il y a bien sûr des rumeurs à ce propos. Mais même s’il y a des prêtres et des laïcs un peu misogynes et des gens qui ne m’aiment pas, ça se passe plutôt bien dans mon quotidien.
Sollicitez-vous Mgr Morerod sur le plan spirituel ou personnel?
Nous nous entendons bien, et d’une certaine façon il est devenu un ami, mais je ne le sollicite pas personnellement. J’ai la chance de bien aller dans ma vie et j’essaye plutôt de l’épargner car beaucoup de gens déjà vont le voir quand ils ont des problèmes. Par contre, l’évêque vient volontiers discuter avec moi, débriefer un peu. J’essaie juste de l’écouter ou de faire un gag pour l’aider à couper avec ses préoccupations.
La veille de la présentation de l’étude de l’Université de Zurich sur les abus dans l’Église, il avait des ennuis de santé. Il était vraiment fatigué et n’arrivait pas à se concentrer pour préparer les interviews qui l’attendaient. Je me suis dit: «Il doit se retaper, la meilleure des choses, c’est d’aller manger.» C’est aussi ce qu’on attend de collègues: savoir épauler l’autre quand c’est difficile.
Le fait que vous soyez une femme mettrait donc de l’équilibre dans sa vie?
Je pense que c’est plutôt une question de personnalités. De la même façon, je forme avec le vice-chancelier David Chollet un duo professionnel très complémentaire. Mais il est vrai que Charles Morerod aime dire que c’est bien pour un homme d’être entouré de femmes qui approchent les faits différemment.
L’an passé, l’évêque a été hospitalisé et un comité de gestion intérim de quatre laïcs, dont vous, a pris le relais pour gérer les affaires du diocèse durant son absence. Certains vous ont accusé de putsch.
Cela a été surinterprété. Nous ne faisions rien de plus que nos fonctions habituelles, si ce n’est de la gestion de crise. Il fallait s’occuper de communication, au niveau RH renforcer notre équipe en sous-effectif, et Mari Carmen Avila a poursuivi son travail de prévention des abus mais à puissance dix… S’il y a eu prise de parole dans les médias, c’est parce que l’évêque n’était pas disponible, mais nous étions toujours en contact avec lui. On n’a jamais pris de décision sans lui.
Des prêtres nous ont reproché de n’avoir inclus aucun prêtre dans le comité de gestion. Mais il aurait fallu tout lui apprendre, et surtout, cela aurait été le jeter dans la fosse aux lions. L’opinion publique discrédite d’office, et à tort, la figure du prêtre. (cath.ch/lb)
Bio express
Laure-Christine Grandjean (42 ans) est responsable de la communication du diocèse de Lausanne, Genève, Fribourg, et porte-parole de son évêque, Mgr Morerod, depuis le 1er mai 2012. En 2016, elle devient la coordinatrice des questions concernant les abus sexuels, poste occupé aujourd’hui par Mari Carmen Avila. Elle est aussi chancelière ad interim du diocèse depuis juillet 2022.
La Fribourgeoise allie connaissances religieuses et des médias avec, à son actif, un master en communication interculturelle à l’Université de Lugano, un master interdisciplinaire en études asiatiques à l’Université de Genève et un bachelor en sciences des religions à l’Université de Fribourg. Elle a beaucoup voyagé, comme aux États-Unis ou au Kirghizistan pour y étudier la minorité ouzbèke, avant de se réinstaller dans son canton d’origine, où elle a été durant deux ans chargée de communication francophone pour la Conférence des évêques suisses. LB