L'aumônerie de prison: un lieu de rencontre privilégié avec l'islam
La prison est souvent perçue comme un vivier de radicalisation islamique. Pour Federica Cogo et Christine Lany Thalmeyr, aumônières de prison catholiques dans le canton de Genève, la rencontre avec les détenus musulmans est surtout l’occasion de revenir à l’humain et à la source de la foi.
«Parfois, j’ai l’impression de partager davantage ma foi avec les détenus musulmans qu’avec les personnes dans ma vie quotidienne», confie Christine Lany Thalmeyr. Avec sa collègue Federica Cogo, elle est responsable du service d’aumônerie œcuménique des prisons dans le canton de Genève. Les deux femmes sont venues partager leur expérience dans le cadre de la journée «Implications patorales du dialogue islamo-chrétien», organisée par l’Université de Fribourg et le Centre catholique romand de formation en Eglise (CCRFE), le 26 novembre 2018. [lire encadré]
L’accueil au-delà des différences
Dans leur travail, les deux aumônières sont régulièrement en contact avec des détenus de culture musulmane. Ils constituent notamment 47% de la population carcérale de l’établissement de Champ-Dollon. Christine Lany Thalmeyr assure même voir dans son bureau plus de musulmans que de chrétiens.
Les deux catholiques sont les seules membres permanentes de l’aumônerie des prisons dans le canton, puisque seules les Eglises chrétiennes sont reconnues par l’Etat. Elles accueillent ainsi toute personne qui en fait la demande, indépendamment de ses croyances.
Pas là pour convertir
Et les musulmans sont grandement demandeurs de ces services. «Par rapport aux autres formes de soutien possibles, ils apprécient ici la dimension transcendante». L’un d’eux a affirmé une fois à Christine: «Vous êtes une femme de Dieu, donc je peux vous faire confiance».
Des entretiens qui se passent presque toujours dans une ambiance positive. «Du moment qu’on est ouvert à la rencontre avec l’autre et disponible, cela ne peut que bien se passer», souligne la responsable d’aumônerie.
«Dans cette rencontre, nous devenons aumônières»
Avant d’entrer dans sa fonction, Federica craignait d’avoir trop peu de crédit face à tous ces hommes. «En fait, j’ai toujours ressenti un immense respect et une profonde confiance de la part des détenus, également des musulmans». Une seule fois, Christine a été confrontée à une tentative de conversion. «Alors là, ça ne peut évidemment pas aller très loin, et la porte se ferme. Nous ne sommes pas là pour convertir qui que ce soit, ni pour nous laisser convertir».
Dénominateurs communs de la foi
Ces rencontres impliquent une acceptation de l’autre dans sa différence. «On ne se rejoint pas d’abord sur le terrain du religieux, mais de l’humain, relève Christine».
De manière générale, les travailleuses pastorales recherchent des dénominateurs communs de la foi, sans pour autant nier leur spécificité. «Je n’ai pas envie de dire: on a le même Dieu, précise Federica. J’ai plutôt envie de dire: raconte-moi ton Dieu, je te raconterai le mien. Un jour, un musulman d’Afrique noire est allé caresser l’image d’un Christ qui se trouve dans mon bureau. Il a dit: ‘c’est quand même un prophète’. Ca m’a beaucoup touchée, mais je n’ai rien dit. Il avait trouvé quelque chose qui lui parlait dans son univers et je n’allais pas lui faire un cours de théologie pour lui prouver que Jésus est plus qu’un prophète».
La différence pour conforter l’identité
Des partages d’expérience qui ouvrent constamment des portes. «A travers les musulmans que je rencontre, je continue à cheminer dans ma connaissance de l’islam», confie Christine. Des musulmans demandent parfois aux deux catholiques de prier pour eux. «Cela fait partie de ces surprises qui nous font, à travers l’autre, découvrir notre identité, assure Federica. Dans cette rencontre, nous devenons aumônières».
«Pour les détenus, c’est peut-être le seul espace de gratuité»
Certains détenus leur ont également affirmé: «Vous les chrétiens, vous êtes bons avec les musulmans». Des déclarations qui les renvoient à la mission de Charles de Foucauld au sein des populations musulmanes d’Afrique du Nord. Elles citent ainsi le bienheureux: «Je voudrais être assez bon pour qu’on dise: ‘Si tel est le serviteur, comment donc est le Maître!’».
L’impuissance pour laisser la place à Dieu
Federica et Christine savent bien sûr qu’il existe un phénomène de radicalisation en prison. Elles ne peuvent cependant pas en parler, indiquant ne pas être des témoins privilégiés. «Les personnes radicalisées ne viennent de toute façon pas nous voir».
Elles avouent tout de même être parfois en peine de rejoindre les personnes dans leur tradition. «Mais il ne faut pas avoir peur de cette incapacité, souligne Federica. Car dans ce ‘fossé’, arrive souvent ce ‘quelque chose’ de plus grand que nous. En acceptant cette impuissance radicale, on laisse la place à l’action de Dieu».
Facteurs d’humanisation
Les deux femmes sont certaines que le dialogue islamo-chrétien au sein des établissements pénitentiaires pourrait encore être amélioré. A cet égard, elles souhaiteraient créer des espaces de rencontre supplémentaires, tels que des prières en commun. Mais les impératifs, souvent de sécurité, sont nombreux en prison et les freinent parfois dans leur élan.
Elles sont globalement en faveur d’une aumônerie interreligieuse. La présence d’accompagnateurs orthodoxes, musulmans, juifs ou autres irait non seulement dans le sens de la justice, mais elle permettrait plus d’échange, un enrichissement mutuel. Elles sont conscientes que cela dépend principalement de la reconnaissance de ces communautés et qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire.
Elles sont en tout cas persuadées que le service qu’elles rendent est essentiel. «Pour les détenus, c’est peut-être le seul espace de gratuité, de liberté de confiance accessible. Nous espérons être des facteurs d’humanisation dans ce lieu de profonde déshumanisation». (cath.ch/rz)
Le dialogue islamo-chrétien sous la loupe
Consacrée au dialogue islamo-chrétien, la 11e journée d’étude bilingue, organisée par l’Université de Fribourg et le Centre catholique romand de formations en Eglise (CCRFE), a rassemblé une soixantaine de participants – étudiants en théologie, séminaristes, agents pastoraux en formation et en exercice, prêtres, aumôniers – au Centre spirituel Sainte-Ursule, à Fribourg.
Quelle posture adopter pour s’ouvrir au dialogue islamo-chrétien? Un élément de réponse a été fourni par l’abbé François-Xavier Amherdt, professeur de théologie pastorale, citant la lettre du pape François, Evangelii Gaudium [n°253]: «Etre enraciné dans notre propre identité et être capable de reconnaître les valeurs des autres, afin comprendre les préoccupations sous-jacentes à leurs plaintes et mettre en lumière les convictions communes.»
Le point de vue musulman a été donné par Pascal Gemperli, secrétaire général de l’UVAM (Union vaudoise des associations musulmanes). Amené notamment à clarifier le rôle des femmes dans l’islam, il a rappelé qu’en Suisse, elles prennent «fort heureusement» de plus en plus de responsabilités, à l’instar de Sandra Ruiz, présidente de l’UVAM. Selon lui, il faut clairement assurer une séparation entre la religion et l’Etat, car «si je pratique la religion, c’est par conviction personnelle. Si c’est l’Etat qui l’impose, ça n’a plus aucun sens».
Hansjörg Schmid, directeur du CSIS (Centre suisse islam et société) à l’Université de Fribourg, est revenu sur les critiques récurrentes: le dialogue islamo-chrétiens rassemble toujours les mêmes personnes. Basé sur les consensus, il est souvent inefficace et naïf, et il évite les problèmes qui fâchent. Le professeur catholique a également rappelé plusieurs projets islamo-chrétiens concrets, principalement zurichois, comprenant notamment des initiatives écologiques et le projet pilote dans l’exercice d’aumôniers musulmans.
La prière islamo-chrétienne?
Quelles places pour la ‘prière islamo-chrétiens’? Cette question sensible a été étudiée en atelier et un élément net en est ressorti: «Prier ensemble, ce n’est pas le début du chemin du dialogue interreligieux». Un argument que le pasteur fribourgeois Martin Burkhard, animateur de l’atelier, a renchérit, en paraphrasant le pape Jean-Paul II, à Assise, en 1986: «Entre chrétiens, nous pouvons prier ensemble. Entre membre de différente religion cependant, nous ne prions ensemble. Mais nous pouvons toutefois être ensemble pour prier». GR