«La tendance est plutôt au libertinage»

Le regard lucide de Mgr Florentin Crihalmeanu sur la jeunesse de Roumanie

Fribourg, 24 novembre 2011 (Apic) Une poignée de main chaleureuse, un regard souriant, quelque peu énigmatique… Mgr Florentin Crihalmeanu n’y va pas par quatre chemins: la jeunesse de la Roumanie est à l’image de sa contemporaine d’Europe occidentale! Sans ambages, l’évêque de Cluj-Gherla la qualifie, dans sa majorité, d’»individualiste et de sécularisée, prise par l’acharnement frénétique de gagner de l’argent».

En général, les jeunes Roumains ne s’intéressent guère au passé traumatique de leur pays et vivent le temps présent, résume l’évêque gréco-catholique de passage en Suisse à la mi-novembre. Ils ont facilement oublié que la population roumaine a vécu près d’un demi-siècle sous un régime communiste oppressif et que l’Eglise a été martyrisée.

Une partie de l’élite intellectuelle et politique d’avant-guerre, des dizaines de milliers de détenus politiques et d’opinion, de nombreux évêques et des prêtres, catholiques ou orthodoxes, ont fini dans le goulag roumain, emprisonnés voire exécutés. Quelque 230 lieux de détention mis en place par le régime communiste (1945–1989) ont été répertoriés par le Mémorial des Victimes du Communisme et de la Résistance, à Sighet, dans la région de Maramures, au nord-ouest de la Roumanie. Plus de 20 ans après la mort du dictateur Nicolae Ceausescu, le «Génie des Carpates», le pays présente un visage contrasté.

Une population encore traumatisée par son passé

«La conscience roumaine souffre encore de la persécution de l’époque communiste. Il lui manque cette unité intérieure dans l’âme, qui est le fondement de la vraie liberté». Mgr Florentin Crihalmeanu admet que, depuis l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne le 1er janvier 2007, la population connaît la ’normalité occidentale’, le prix de ses biens de consommation, ses médias commerciaux et les valeurs qu’ils transmettent…

«Il reste cependant un vrai déficit au niveau anthropologique, et la tendance est plutôt au libertinage!», lance-t-il dans un français parfait. Source d’espérance: de petits groupes de jeunes, très dynamiques, se rassemblent pour prier, cherchent des exemples qui puissent les inspirer.

L’Eglise gréco-catholique de rite byzantin – supprimée sous le régime communiste – a de la peine à se remettre de la sévère répression subie durant des décennies. Issue de l’orthodoxie, elle s’est unie à Rome vers 1700, après le Synode d’Alba Iulia en 1697. Elle a été déclarée illégale par le nouveau pouvoir communiste le 1er décembre 1948. Ses membres ont été forcés d’intégrer l’Eglise orthodoxe roumaine, qui acquit tous ses biens. La majorité du clergé gréco-catholique refusa de signer le document de passage à l’orthodoxie. Prêtres et évêques réfractaires furent alors arrêtés et internés. Ce n’est qu’à la chute du régime communiste que cette Eglise, appelée autrefois «uniate», redevint légale en décembre 1989.

Une Eglise de martyrs

«A l’époque communiste, même la possession de livres liturgiques était considérée comme une activité d’opposition au régime. Distribuer du matériel provenant du Vatican était interdit. Rome, ’ce pouvoir impérialiste’, était accusée de conspirer contre le communisme».

Les évêques gréco-catholiques étaient jetés en prison, le régime les qualifiant d’»espions du Vatican», témoigne Mgr Florentin Crihalmeanu. Plusieurs d’entre eux sont morts en détention, comme Mgr Valeriu Traian Frentiu, évêque d’Oradea Mare, décédé le 11 juillet 1952 dans la sinistre prison de Sighet.

«Notre Eglise a connu plusieurs périodes de persécution dès l’arrivée des communistes au pouvoir. Au commencement des années 50, les prêtres et les évêques qui ne voulaient pas intégrer l’Eglise orthodoxe roumaine étaient envoyés dans des couvents orthodoxes, installés dans des bâtiments séparés, entourés de fils de fer barbelés. Au début, le traitement était assez humain. S’ils étaient très surveillés, les détenus avaient cependant assez à manger, pouvaient garder leurs habits liturgiques, célébrer la messe… Ils recevaient des visites de délégations orthodoxes, qui tentaient de les convaincre de se rallier à leur Eglise, ce qu’ils refusaient avec conviction!», commente l’évêque de Cluj-Gherla.

«On ne peut changer de foi comme de chemise…»

Ainsi Mgr Iuliu Hossu, à l’époque évêque de Cluj-Gherla, se vit proposer par le pouvoir communiste de devenir métropolite au sein de l’Eglise orthodoxe, mais il rejeta fermement cette suggestion, ce qui lui valut d’être interné de 1948 à 1964, puis enfermé dans le monastère orthodoxe de Caldrusani, près de Bucarest, de 1964 à 1970. Quant à Mgr Ioan Balan, évêque de Lugoj, à l’instar des autres évêques martyrisés par le régime, il refusa également le marché proposé, déclarant: «Vous pouvez prendre notre vie, mais pas notre foi. On ne peut pas changer de foi comme de chemise. La foi catholique, c’est notre vie, on ne peut y renoncer».

Mgr Crihalmeanu relève que le pouvoir communiste, en cherchant à dissoudre l’Eglise gréco-catholique dans l’Eglise orthodoxe, voulait établir une «Eglise nationale» sous son contrôle, sans liens avec l’extérieur. «Certains, en toute bonne foi, ont accepté de collaborer au sein de l’Eglise orthodoxe, pour pouvoir mieux s’occuper de leurs fidèles, mais le régime communiste avait un autre agenda…»

L’Eglise gréco-catholique se relève peu à peu

Alors que l’Eglise gréco-catholique a retrouvé son statut légal à la chute du communisme, elle n’a pas encore récupéré tous ses biens et beaucoup de ses fidèles ne sont pas revenus au bercail. «Quelque 2’500 églises et 22 couvents avaient été intégrés à l’Eglise orthodoxe, avec leurs archives, les registres de baptêmes, de mariages, de funérailles… Les bulles de fondation des évêchés avaient été saisies par la police politique et on n’a pas pu les retrouver. On a récupéré aux archives d’Etat les diplômes impériaux des évêques. Certaines paroisses gréco-catholiques, qui ont réussi à dialoguer avec les orthodoxes, se sont vu restituer une partie de leurs documents».

Grâce à des soutiens venus d’œuvres d’entraide comme «Renovabis» et «Aide à l’Eglise en Détresse (AED), ou diverses Conférences épiscopales européennes, l’Eglise gréco-catholique a pu construire une septantaine de nouvelles églises dans l’éparchie de Cluj-Gherla. «Dans un premier temps, on a récupéré certaines de nos églises, quand nos fidèles organisaient des occupations. Certaines, simplement fermées à clef, n’étaient même pas utilisées. Dans notre éparchie, une dizaine de lieux de culte ont été restitués. Une fois leur église récupérée, les anciens fidèles gréco-catholiques reviennent. S’il nous n’avons pas d’église ou de chapelle, nos fidèles vont chez les orthodoxes. Les simples croyants ne font pas tellement de différence!»

Cessation des travaux de la Commission mixte de dialogue

Les travaux de la Commission mixte de dialogue orthodoxe/gréco-catholique, instituée en 1998, se sont interrompus en 2004. Elle avait notamment pour but de trouver des solutions aux litiges patrimoniaux existant entre les deux parties, Raison invoquée par l’Eglise orthodoxe: «l’attitude irréconciliable de la partie gréco-catholique dans la revendication de son patrimoine cultuel par tous les moyens possibles, internes et internationaux». Les orthodoxes roumains refusent en effet que les gréco-catholiques récupèrent leurs lieux de culte en actionnant les tribunaux.

Le Synode métropolitain orthodoxe de Transylvanie a envoyé une lettre offensante en février 2004, accusant l’Eglise gréco-catholique de «continuer son rôle historique de division du peuple roumain». «Pour nous, c’est une grande offense!», lance Mgr Crihalmeanu.

«Les orthodoxes nous disent que le Vatican a demandé pardon pour les croisades et l’Inquisition, mais jamais pour le mouvement de l’uniatisme qui a divisé le monde orthodoxe… On en est encore là!». Une lueur d’espoir: le patriarche Daniel, primat de l’Eglise orthodoxe roumaine, a envoyé une lettre au printemps dernier à l’Eglise gréco-catholique, l’invitant à reprendre les discussions et à réanimer les travaux de la Commission mixte de dialogue.

Mgr Crihalmeanu note finalement que la visite du pape Jean Paul II en Roumanie, en mai 1999, avait suscité une grande émulation, donnant à penser que l’union s’était faite. Le peuple orthodoxe a vu que «le pape n’était pas venu en conquérant, que c’était un vrai pasteur, venu contempler le visage du Christ dans l’Eglise orthodoxe». Désormais, à Noël et à Pâques, on peut suivre à la télévision nationale la diffusion en direct de la messe au Vatican. «Cette visite a amélioré le climat et changé la perception des orthodoxes. On n’ose plus parler du pape comme d’un ennemi voire même de l’Antéchrist, comme le faisaient certains prêtres orthodoxes dans des homélies. Cependant, cette visite historique n’a pas fondamentalement changé les relations avec l’Eglise gréco-catholique».

Encadré

Une formation théologique dans la clandestinité

Mgr Florentin Crihalmeanu est né le 17 septembre 1959 à Iasi, dans une famille où la mère était de confession catholique de rite latin et le père de rite gréco-catholique. Après sa formation d’ingénieur en mécanique, conclue en 1984 par un diplôme de l’Institut polytechnique de Cluj-Napoca, Florentin Crihalmeanu travaille en entreprise.

Il commence des études de théologie dans la clandestinité en 1986, tout en poursuivant son activité professionnelle dans les entreprises «Utilaj Tehnologic Bistriţa» puis «Utilaj Alimentar şi Frigorific –Tehnofrig» à Cluj-Napoca. «Un groupe de jeunes se réunissait autour du Père Pantilimon Aştelean, dans sa maison, qui était de fait une sorte de séminaire clandestin», témoigne-t-il. Ces jeunes, qui voulaient connaître la théologie sans forcément vouloir devenir immédiatement prêtres, devaient faire très attention de ne pas être détectés par la Securitate, la police politique secrète roumaine, qui pouvait compter sur de nombreux informateurs civils. (apic/be)

24 novembre 2011 | 15:16
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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