Genève, le Mur des réformateurs célèbre la mémoire de  quatre grands prédicateurs: Guillaume Farel, Jean Calvin, Théodore de Bèze et John Knox | wikimedia commons Rkus Cornelis CC-BY-3.0
Suisse

«La Suisse romande protestante n'existe pas»

D’où vient la frontière et le Jura-sud et le Jura-nord? Pourquoi le village d’Echallens possède-t-il deux églises? Pourquoi les pasteurs neuchâtelois restent-ils fidèles au roi de Prusse? Ces questions et bien d’autres trouvent leur réponse dans le récent livre d’Olivier Bauer: 500 ans de Suisse romande protestante.

Présenter l’histoire foisonnante du protestantisme en Suisse romande en 160 pages, telle est la tâche à laquelle s’est attelé Olivier Bauer, professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne. Cette synthèse, facile d’accès, évoque pour chaque région les principaux événements d’une histoire désormais cinq fois centenaire qui continue d’avoir une influence importante sur l’époque contemporaine.

Olivier Bauer est professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne | © Noémie Matos, UNIL

Vous commencez par expliquer que la Suisse romande protestante n’existe pas.
Olivier Bauer: La notion de Suisse romande ne se développe qu’au XIXe siècle lorsque Napoléon impose le français comme langue d’usage exclusive. La Suisse romande est constituée de territoires très divers: cantons, pays sujets, pays alliés, principautés, qui ne collaborent guère entre eux. Anecdote amusante lorsque les réfugiés protestants arrivent en masse au XVIIe siècle à Genève on prévoit de les renvoyer ‘en Suisse’.
Cette hétérogénéité se retrouve au plan religieux. Pendant que la majorité passe à la Réforme, Fribourg, le Valais et une partie de la principauté épiscopale de Bâle, le Jura actuel (NDLR) restent très majoritairement catholiques. Les divers territoires ont chacun leur régime et leurs autorités religieuses propres. Si on regarde d’encore plus près, des îlots catholiques se sont maintenus dans des régions protestantes, le district d’Echallens dans le canton de Vaud, Cressier et le Landeron dans le canton de Neuchâtel, une partie du Moratois et plus tard les villages catholiques rattachés à Genève.
Dans ces endroits, catholiques et protestants ont vécu en plus ou moins bon ménage depuis le début. Ainsi sur la montagne de Diesse, dans le Jura Bernois, le curé Jacques Boivin adopte en premier la Réforme et devient le premier pasteur de la communauté. Ce qui ne l’empêchera pas de continuer à célébrer parallèlement la messe durant 36 ans avant d’être démis par le Sénat de Berne.

Entre 1526 et 1536, le passage à la Réforme se fait de manière rapide.
En une dizaine d’années, elle va s’étendre, soutenue ou imposée par l’influence politique et la puissance militaire de la ville de Berne, promue par la détermination des prédicateurs, souvent français. Elle est choisie, ou parfois refusée, par la population qui souhaite des changements religieux et sociaux.
Berne fixe la procédure à suivre pour qu’un village puisse changer de confession: c’est l’instauration du ‘plus’, un système de vote majoritaire sur le maintien de la messe ou sa suppression.
Mais cette ‘démocratie’ ne va que dans un sens. Une foi votée l’abolition de la messe, on ne peut pas revenir en arrière. Tandis qu’après un refus, on peut toujours redemander un nouveau vote. Ce n’est pas forcément à la gloire des protestants.

Peut-on voir dans ce processus l’origine de la démocratie de consensus à la suisse?
La formule est en tout cas originale et peu fréquente dans les autres régions d’Europe où le souverain décide généralement pour l’ensemble de la population. On a en ce sens une ébauche de démocratie. Mais il faut nuancer. J’ai longtemps cru que la démocratie et le protestantisme étaient quasiment consubstantiels. En fait, je me suis aperçu que les Eglises protestantes restent entre les mains quasi exclusives de la ‘classe’ des pasteurs et sont dirigées en très petit comité. Il faudra attendre la ‘nationalisation’ des Eglises au XIXe siècles pour que les Etats leur imposent des organes démocratiques comme les synodes et les conseils formés majoritairement de laïcs.

En 1565, Calvin publie son ouvrage programmatique

Une des caractéristiques de la Réforme est l’imbrication étroite entre le civil, le religieux et le social.
La religion et la théologie imprègnent en effet tous les comportements. Mais on constate dans le même temps qu’elles se heurtent à beaucoup de contestations. Dès que de fortes doctrines ou de fortes personnalités cherchent à s’imposer, elles sont très vite contestées. On s’aperçoit aussi que l’Etat garde des prérogatives dans le domaine religieux. C’est par exemple l’autorité civile qui prononce les excommunications qui, dans la plupart des cas, équivalent à un bannissement.
On est frappé aussi de lire les récits du comportement des fidèles pendant le culte: il y a ceux qui jouent aux cartes, ceux qui font leur correspondance. La population, même contrainte d’assister aux prêches, s’affranchit de fait assez vite de la tutelle de l’Eglise. C’est peut-être une caractéristique protestante. Si on répète aux gens que la relation à Dieu ne dépend ni des sacrements, ni d’un prêtre, ni d’un pape, ni d’une Eglise ils finissent par l’entendre. La ‘classe’ des pasteurs comme on la nomme voudrait bien étendre son pouvoir, mais il reste limité.

Ce lien entre Eglise – Etat et société a laissé des traces jusqu’à aujourd’hui.
On le ressent encore de manière assez nette dans le canton de Vaud par exemple. Deux représentants de l’Etat siègent encore à la commission de consécration des pasteurs. C’est le système bernois, fondamentalement pas si différent de ce que l’on retrouve du côté catholique avec la célébration de la Fête-Dieu à Fribourg.
A Neuchâtel, qui dépend du roi de Prusse, la classe des pasteurs restera résolument monarchiste et loyaliste. Elle refusera toute collaboration avec la République en 1848, en renonçant à tenir les registres de l’état-civil.
A Genève et Neuchâtel, les Eglises ont finalement été séparées de l’Etat au tournant du XXe siècle. A Neuchâtel, il y a eu ensuite des tentatives pour ‘renationaliser’ l’Eglise, mais celle-ci a refusé, préférant ne pas devenir un service de l’Etat. C’est dire encore une fois que chez les protestants, les situations sont variées et nuancées.

Un autre caractère que l’on prête volontiers au protestantisme est la tolérance.  
Elle reste assez relative. Longtemps, la religion dominante essaye de garder son monopole, cela vaut contre les anabaptistes, puis contre les piétistes, ou plus tard encore contre l’Armée du salut.
A l’intérieur des Eglises protestantes elles-mêmes se déroulent de vifs débats entre les ‘orthodoxes’ et les ‘libéraux’, ceux qui sont attachés à la primauté de la Bible, ceux qui défendent une Eglise confessante contre une Eglise de multitude. En fait les Eglises protestantes présentent, dès la Réforme, un foisonnement de tendances et d’opinions. Que l’on retrouve aujourd’hui.
Peu à peu, l’exclusivisme cède la place à la tolérance, d’abord face aux autres confessions protestantes puis aux catholiques. Ces prémisses de l’œcuménisme ont d’ailleurs laissé leur trace dans la pierre. Ainsi l’église rouge de Neuchâtel et le temple protestant de Fribourg ont tous deux été construits à la fin du XIXe hors des murs de la cité. Une centaine d’années après, ils sont tous les deux en plein centre-ville.

Construit en 1667, le temple ovale de Chêne-Pâquier (VD) est un des premiers exemples d’architecture protestante en Suisse romande | DR

Le protestantisme devient romand au XIXe et XXe siècles.
C’est là effectivement que la Suisse romande commence à exister. On peut faire le parallèle avec  d’autres domaines. Il y a un certain nombre de tâches que l’on ne peut penser que de manière régionale, telles que la mission à l’étranger ou les médias. Les femmes protestantes se fédèrent au niveau suisse. Il y a un intérêt à mettre les choses en commun et à penser les choses de manière plus large. Les structures cantonales historiques subsistent, mais les collaborations se développent.

Vous relevez aussi que les Eglises protestantes ont joué un rôle assez significatif dans l’émancipation des femmes.
Dès la Réforme, plusieurs femmes jouent un rôle important. On retient à Genève le nom de Marie Dentière, ancienne religieuse d’origine belge. Epouse de deux réformateurs et mère de famille, elle exerce le ministère de diacre puis ouvre un institut pour la formation des jeunes filles et écrit plusieurs livres. Calvin et Farel ne l’apprécient guère. En 2002, son nom est gravé sur une stèle au Monument international de la Réformation.
Au XXe siècle, les Eglises protestantes accordent le droit de vote aux femmes bien avant l’Etat. Lorsque les Eglises ont ouvert leurs ministères aux femmes à partir des années 1970 – cela a pris un certain temps – cela s’est fait sans la pression du manque de ministres.

La couverture de votre livre est illustrée par une photo du mur des réformateurs à Genève.
Ce monument symbolise le protestantisme triomphant du début du XXe siècle. Mais ce besoin de marquer ainsi la cité anticipe peut-être la peur de la sécularisation. On veut bétonner, dans les deux sens du terme, l’identité protestante. Lors du 500e anniversaire de la Réforme en 2017, les commémorations n’étaient clairement pas du même ordre. Elles ont beaucoup plus insisté sur la vie des gens et l’ouverture au monde.

Vous venez d’employer le terme de sécularisation, c’est aujourd’hui un défi quasi existentiel pour les Eglises protestantes.
La sécularisation est très forte, va très vite et s’accélère. Jusqu’où ira-t-elle? Va-t-on garder un socle de 5 à 8%? Je reste convaincu que le protestantisme est une forme religieuse profitable pour les gens d’aujourd’hui, cohérente et compatible avec la société actuelle. Mais le défi est de trouver de nouveaux moyens de la diffuser. Je plaide pour laisser davantage de liberté aux personnes pour penser et concevoir le protestantisme et la vie communautaire. Etre moins institutionnels pour tenter des expériences et faire confiance aux fidèles. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous allons peut-être nous tromper parfois, mais il faut essayer. (cath.ch/mp)

Olivier Bauer: 500 ans de Suisse romande protestante, Neuchâtel, 2020, 160 p. Editions Livreo-Alphil

Le sabbat des sorcières selon une représentation du XVIIe siècle
| © Jacques Berset

La chasse aux sorcières
Bien entendu, la chasse aux sorcières n’est ni une spécialité protestante, ni une exclusivité suisse romande. Mais on constate qu’elle y a fortement sévi, en particulier dans le pays de Vaud, constate Olivier Bauer.
Le synode vaudois traita à deux reprises, en 1652 et 1663, de « l’oeuvre du diable » et écrivit au Conseil bernois pour lui reprocher de se montrer trop tolérant. Même si les chiffres sont peu fiables, on évoque 3’371 exécutions dans le Pays de Vaud entre 1591 et 1680, soit 38 par an.

Comment expliquer la férocité de la chasse aux sorcières? Pour Olivier Bauer, de nombreux secteurs de la société se sentent menacés par la sorcellerie : la population, qui les accuse de causer du mal aux êtres humains, aux animaux et aux récoltes; les autorités civiles, qui les accusent de remettre en cause les hiérarchies sociales; les Églises enfin, qui les accusent de croire plus au diable qu’à Dieu.
Le cadre de pensée du XVIIe siècle, y compris chez les protestants, fait que l’on croit que des femmes reçoivent du diable le pouvoir de faire du mal. A la fin du XVIIe siècle, on commence à interpréter la sorcellerie au travers d’autres cadres notamment d’un diagnostic médical d’aliénation mentale ou d’hystérie collective. Ce qui aboutit à la fin des procès et des exécutions.  MP

Genève, le Mur des réformateurs célèbre la mémoire de quatre grands prédicateurs: Guillaume Farel, Jean Calvin, Théodore de Bèze et John Knox | wikimedia commons Rkus Cornelis CC-BY-3.0
24 juin 2020 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 8  min.
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