100 ans de solidarité entre les Suisses et les Arméniens
Lausanne, 23 avril 2015 (Apic) Des centaines de milliers de personnes sont attendues vendredi 24 avril à Erevan, capitale de la République d’Arménie, pour la cérémonie commémorative du génocide arménien de 1915, en présence notamment des présidents Vladimir Poutine et François Hollande. En Suisse, l’Eglise Apostolique Arménienne, ainsi que de nombreuses associations arméniennes en Suisse, appellent à une manifestation à Berne le 24 avril sous le slogan: «1915 – 2015 : 100 ans de négation, ça suffit!»
C’est en effet en avril 1915 que débuta, sous la férule des «Jeunes-Turcs», la campagne d’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman: les deux tiers des Arméniens vivant alors sur le territoire actuel de la Turquie allaient périr par les déportations, les famines et les massacres de grande ampleur, planifiés par le parti au pouvoir à l’époque, le Comité Union et Progrès (CUP), dirigé par les officiers ottomans Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha.
Le centenaire de cette tragédie est l’occasion pour l’Apic de découvrir avec Monique Bondolfi-Masraff, présidente de l’œuvre d’entraide KASA (Komitas Action Suisse-Arménie) à Lausanne, un pan de l’histoire de ce peuple à la riche culture chrétienne. L’Arménie est en effet le premier Etat officiellement chrétien au monde, suite à la prédication de saint Grégoire l’Illuminateur, qui évangélisa le roi païen Tiridate IV (298-330).
La persécution des Arméniens n’a pas commencé en 1915
La présidente de KASA relève que la persécution des Arméniens n’a pas commencé en 1915, mais dès la fin du XIXe siècle, dans le sillage du démembrement de l’Empire ottoman. Il existe à cette date une importante présence arménienne en Suisse, principalement à Genève. Ce sont essentiellement des réfugiés fuyant les persécutions du sultan Abdülhamid II, qui firent des dizaines de milliers de victimes dans toute l’Anatolie, le Haut-plateau arménien et jusqu’à Constantinople, entre 1894 et 1896. D’autres furent islamisés de force.
Au début des années 1920, de nombreux rescapés du génocide des années 1915-1916 sont arrivés en Suisse, notamment quelque 200 orphelins recueillis dans les foyers arméniens de Begnins et Genève, créés par le pasteur Antony Krafft-Bonnard. Près de 2’000 orphelins arméniens ont été accueillis en Suisse entre 1898 et 1922. Les vagues d’émigration suivantes découlent des nombreux troubles qui agitent les pays du Moyen-Orient où vivait une importante colonie arménienne: Egypte à l’époque de Nasser, Liban, Turquie, Iran, Syrie depuis l’éclatement de la guerre civile. Sans oublier un important exode depuis la naissance de la jeune République d’Arménie, née en 1991.
Une situation économique précaire
La situation économique de ce petit pays enclavé est précaire. Sans accès à la mer, l’Arménie est isolée en raison de son relief très montagneux, de ses vallées encaissées et de son manque d’infrastructures routières modernes. Mais elle l’est surtout pour des raisons politiques: les frontières sont fermées avec deux de ses voisins, la Turquie et l’Azerbaïdjan et son enclave du Nakhitchevan, en raison du conflit du Haut-Karabagh, une région peuplée majoritairement d’Arméniens, que Staline avait rattachée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan.
La population d’Arménie, note Monique Bondolfi, se distingue de la diaspora arménienne occidentale par le poids de l’héritage soviétique, qui subsiste dans les mentalités. De fait, la transition du régime communiste à une économie de marché ne fut pas aisée: tandis que les parents regrettaient le système précédent, plus rassurant, les jeunes se laissaient fasciner par le consumérisme. Quelle troisième voie emprunter? «A KASA, nous essayons de développer le sens de la citoyenneté. Dans la ligne du personnalisme d’Emmanuel Mounier nous encourageons le goût du bien commun et du partage, en retenant le meilleur du socialisme et du libéralisme «.
Sur place, l’équipe de KASA comprend près de 50 collaborateurs, qui travaillent dans 3 lieux: le bureau central à Erevan, le Centre EspaceS à Erevan et le Centre KASAGumri à Gumri. Mais la situation n’est pas facile: «Compte tenu d’un taux de chômage de 40 à 60 % (jeunes) le pays se vide de 20 à 30 % de sa population: des bus entiers emmènent les hommes, voire des familles entières, en Russie et jusqu’en Sibérie. La plupart de nos collaborateurs ont au moins un parent qui est ainsi parti travailler à l’étranger «.
Le pays se vide de sa population
KASA soutient notamment des enfants, des jeunes et des familles, en particulier dans les zones du Nord (Spitak, Gumri) sinistrées par le tremblement de terre du 7 décembre 1988, qui a fait entre 25’000 et 30’000 morts. L’année suivante, avec la chute de l’Union soviétique et ensuite l’indépendance en 1991, «tout un système s’est effondré, car l’Arménie n’était qu’un maillon dans la division socialiste du travail, alors les usines ont fermé… Ce qui est resté n’est pas compétitif dans un marché globalisé, et les frontières sont fermées avec la Turquie, même si beaucoup de produits bon marché passent la frontière via la Géorgie». L’association présidée par Monique Bondolfi veut apporter une petite pierre à la reconstruction de l’Arménie. Elle s’investit en particulier dans les formations non formelles ainsi qu’à distance, cette dernière essentielle pour les régions décentrées, et s’engage avec le HCR dans un programme d’insertion des réfugiés arméniens de Syrie; elle favorise le développement d’un tourisme durable et solidaire en Arménie, en formant des guides qui privilégient de réelles rencontres avec la population locale et respectent l’environnement. JB
Encadré
Présence arménienne en Suisse
Actuellement, plus de 5’000 Arméniens vivent en Suisse, sans compter les étudiants et ceux qui ne font que de courts séjours. Ils vivent principalement à Genève, mais aussi sur la Riviera, à Zürich, à Kreuzlingen et au Tessin. Même s’ils ne fréquentent pas tous régulièrement leur église, constate Monique Bondolfi, les Arméniens de Suisse tiennent à préserver leurs traditions religieuses, en particulier lors d’événements marquants: baptême, mariage, enterrement.
Leur lieu de culte le plus emblématique en Suisse, desservi par le Père Goussan Aljanian, est l’église apostolique arménienne «Sourp Hagop» (Saint Jacques), à Troinex, dans le canton de Genève.
Il a été construit dans le style classique typique de l’architecture ancienne des églises arméniennes par l’architecte Eduard Uttudjian. Les fidèles arméniens empruntent également d’autres églises pour leurs célébrations dans les différents cantons (Neuchâtel, Zurich, Schaffhouse, Thurgovie, Argovie, St-Gall). JB
Encadré
Une histoire de famille arménienne
L’Arménien Puzant Masraff, le grand-père de Monique Bondolfi-Masraff, était arrivé d’Egypte à Yverdon-les-Bains dans les années 1920. C’est dans cette ville du bout du lac de Neuchâtel que le manufacturier de tabac – il fut l’un des directeurs au Caire de la fabrique de tabac Matossian, l’une des plus importantes du Moyen-Orient – entreprit de relancer les bains thermaux et la source minérale, à laquelle il donna le nom d’Arkina. Cette ville proche d’Ani (province de Kars) était la résidence du catholicos, le chef de l’Eglise apostolique arménienne, au Xème siècle, situé à proximité de la frontière arménienne, mais aujourd’hui en Turquie orientale.
Monique Bondolfi a vécu son enfance à Yverdon. Mère de quatre enfants, elle a obtenu deux licences en lettres et en philosophie à l’Université de Fribourg, et une maîtrise en théologie à Strasbourg. Elle a enseigné dans différents collèges et gymnases vaudois et achève 16 ans d’enseignement à l’Atelier Œcuménique de Théologie (AOT) de Genève.
Son lien avec l’Arménie? «Il y avait certes à la maison des livres en arménien qui m’interpellaient. Mais le vrai déclic pour l’Arménie s’est produit lors de la fête de nos 25 ans de mariage organisée avec mon mari Dario. Nous avions invité l’Atelier Vocal Komitas, composé des étudiants de Sirvart Kazandjian au Conservatoire de Lausanne. Leur interprétation du répertoire arménien fut un coup de cœur. Deux ans plus tard, en octobre 1997, avec 30 autres voyageurs, nous accompagnions cet Atelier à Erevan, où il donna deux magnifiques concerts. La découverte du potentiel de l’Arménie, du contraste entre ses richesses culturelles et sa fragilité économico-sociale, déboucha sur la naissance de KASA- Komitas Action Suisse-Arménie». KASA (www.kasa.am) s’investit dans plusieurs secteurs: humanitaire, construction, formation, agriculture et tourisme, en visant le développement durable du pays. JB
Encadré
Pour une reconnaissance officielle du génocide arménien
Depuis longtemps déjà, le Conseil de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS), en accord avec le Conseil œcuménique des Eglises (COE) et la Conférence des Eglises européennes, soutient les efforts visant à la reconnaissance officielle du génocide arménien. Le Conseil de la FEPS a publié un Mémorandum en 2003, de concert avec la Conférence des évêques suisses (CES) et l’Eglise catholique chrétienne, peu avant que le Conseil national n’approuve la reconnaissance du génocide arménien.
Les Eglises et paroisses suisses ont soutenu les Arméniens dans l’est de la Turquie depuis le début des persécutions. Plusieurs d’entre elles ont été très actives dans l’accueil de centaines de réfugiés arméniens en Suisse romande après le génocide. Aujourd’hui encore, des liens d’entraide sont maintenus en faveur de descendants de réfugiés arméniens, en particulier en Grèce au travers de la Fondation Armenofas, dans laquelle siègent deux représentants de la FEPS. Ce génocide a touché également la population assyrienne de la Turquie de l’époque, mais cette tragédie n’a pas obtenu jusqu’à ce jour la même reconnaissance politique. (apic/be)