La Suisse et le Vatican dans la tempête (1920-1948)
Réunion secrète à Fribourg avec un émissaire des généraux allemands complotant contre Hitler, présence de criminels de guerre croates dans les couvents de la ville, le dernier livre de l’historien fribourgeois Jean-Pierre Dorand se lit comme un roman d’espionnage.
Maurice Page
Avec son nouveau livre La Suisse et le Vatican dans la tempête (1920-1948), Jean-Pierre Dorand apporte un éclairage inédit sur une période clé de l’histoire du XXe siècle. Les petites querelles des chanoines du chapitre de Fribourg se mêlent aux aléas tragiques de la Deuxième Guerre mondiale, de ses massacres et de ses réseaux de diplomatie secrète. L’historien en a livré un avant-goût à cath.ch.
Quelles sont les circonstances qui permettent la reprise, en 1920, des relations diplomatiques entre la Suisse et le Vatican interrompues depuis une cinquantaine d’années?
Jean-Pierre Dorand: C’est surtout la Première Guerre mondiale. La Suisse et le Vatican ont été des lieux de tractations pour tenter de mettre fin à la guerre. Le deuxième aspect est l’aide humanitaire dans laquelle les deux Etats se retrouvent côte à côte. On se rend compte alors, à l’exception de quelques protestants extrémistes, que l’absence de relations diplomatiques est assez absurde. Mgr Luigi Maglione arrive d’abord officieusement comme représentant du Saint-Siège à Berne en 1915, avant d’être officiellement nonce apostolique à partir de 1920. Maglione développera aussi des liens importants avec Fribourg et son évêque Mgr Marius Besson.
Vingt ans plus tard, au moment de la Deuxième Guerre mondiale, Luigi Maglione et Marius Besson sont toujours au centre des relations entre la Suisse et le Vatican.
Oui. Mgr Maglione retourne à Rome en 1939 pour devenir Secrétaire d’Etat de Pie XII, jusqu’à sa mort en août 1944. Même pendant la guerre, Besson se rend souvent à Rome où il va voir le pape, mais aussi bien sûr Maglione et l’ambassadeur de Suisse au Vatican Paul Ruegger, ami personnel du Secrétaire d’Etat.
Il est aussi est très lié au nouveau nonce Mgr Filippo Bernardini. Ils se rencontrent régulièrement à Berne ou à Fribourg. On a donc à affaire très clairement à un réseau où les renseignements politiques et diplomatiques circulent de bouche à oreille. Paul Ruegger reçoit des renseignements, entre autres, par sa deuxième épouse, membre de la noblesse italienne et liée à la cour d’Italie.
Maglione livre à Ruegger, qu’il reçoit discrètement dans ses appartements privés, en dépit des règles en vigueur au Vatican, des renseignements capitaux notamment en 1940 -1941, lorsque la Suisse est menacée d’invasion par l’Allemagne ou l’Italie. Maglione connaît non seulement l’intention d’Hitler et de l’Allemagne d’attaquer l’Union soviétique mais en sait aussi la date.
Quel est le rôle de l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg dans ce réseau?
Besson reçoit de son côté des renseignements de catholiques allemands, notamment de l’évêque de Fribourg-en-Brisgau lors de visites en Suisse. Il en tient informé Mgr Bernardini. Le pape Pie XII, même s’il dispose en plus son réseau personnel de diplomatie secrète, est tenu au courant par Maglione. Le pape Pacelli est très attaché à la Suisse où il venait souvent avant guerre passer ses vacances à Rorschach.
Ce réseau reste très peu connu et attesté
Tant les services secrets américains et anglais que soviétiques connaissent l’existence de ces réseaux catholiques qu’ils surnomment «Lily aus Vatikan» mais ne savent pas qui en sont les membres. Il faut dire que les personnes impliquées cultivent une grande discrétion. Les archives de Mgr Besson ne contiennent aucun papier, aucune note à ce sujet. Il se méfie même du téléphone. Tout se dit exclusivement par oral, si possible hors des lieux officiels.
Quant aux services secrets suisses, dirigés par le colonel Masson, ils n’ont pas de prise sur ce que fait l’Eglise. Je n’ai pas trouvé de lien. La diplomatie et les renseignements militaires fonctionnent de manière parallèle.
Dans l’historiographie, Mgr Besson passe pour une personnalité qui cultive une neutralité parfaite et refuse de prendre parti.
Besson est clairement francophile. Il célèbre tous les ans la messe du 11 novembre pour les soldats tombés pendant la Première Guerre mondiale. Il entretient beaucoup de contacts avec les évêques français. Mais il est très patriote et s’entend bien avec le général Guisan. Il est aussi absolument loyal envers le Conseil fédéral dont il défend la politique restrictive sur les réfugiés. Ce qui lui vaudra des reproches, notamment du futur cardinal Journet. Mais il n’est en aucun cas passif ou inactif. Il joue aussi un rôle dans l’aide humanitaire. Il reçoit ainsi de l’argent de Rome pour soutenir les réfugiés et les prisonniers de guerre.
Il est même impliqué dans les négociations secrètes entre les généraux allemands opposants à Hitler et le Vatican!
J’ai fait une découverte très intéressante aux archives de l’évêché, grâce aux carnets d’Etienne Schafer. Il fut, pendant plusieurs décennies, l’homme à tout faire de la maison. Il avait pour habitude de noter les activités quotidiennes de l’évêque: où il s’était rendu, avec qui il avait mangé, qui il avait reçu, quand il s’absentait. Au début septembre 1942, il signale ainsi une rencontre à Fribourg entre le vicaire général du Vatican Mgr Alfonso Camillo de Romanis, et d’un émissaire du général Franz Halder chef de l’Etat-Major de l’armée de terre du Reich, un des officiers qui envisagent de renverser Hitler. Les complotistes avaient pris langue avec le pape Pie XII pour qu’il intervienne auprès des alliés afin de permettre l’ouverture de négociations de paix une fois Hitler liquidé. On peut imaginer bien sûr que Besson en a fait rapport à Maglione. Tout cela évidemment à l’insu des autorités fribourgeoises et suisses.
La nonciature à Berne semble aussi avoir été un pôle de renseignements concernant les camps de concentration nazis.
On sait par exemple que Maglione en parle à Ruegger en 1942 et que ce dernier fait un rapport au conseiller fédéral Pilet-Golaz. L’Eglise est bien renseignée sur ce qui se passe en Pologne et les massacres qui s’y déroulent d’abord contre les élites polonaises, puis contre les juifs. Quand le gouvernement suisse dit «La barque est pleine», il sait ce que les juifs sont déportés et massacrés. Mais il ne sait peut-être pas qu’il s’agit d’une politique génocidaire voulue.
Après-guerre, Fribourg et la Suisse sont aussi impliquées dans la fuite de collaborateurs ou de criminels de guerre.
J’ai retrouvé la trace de quelques criminels de guerre allemands ou croates qui ont séjourné ou transité par le canton de Fribourg, avec le soutien de milieux ecclésiastiques. On connaissait le cas du général SS allemand Walter Schellenberg qui dans les années 1950 s’est fait soigner sous un faux nom à l’hôpital de Billens, où il se présente comme un catholique fervent allant à la messe tous les jours. Le docteur Francis Lang, agissant à l’instigation du colonel Masson qui avait eu contact avec le général SS pendant la guerre, écrit alors à la nonciature à Berne pour demander au Saint-Siège de prendre Schellenberg sous sa protection. Il n’aura pas de réponse. Finalement Schellenberg meurt d’un cancer en 1952, à Turin.
La découverte de la présence à Fribourg de prêtres et personnalités croates liés au régime oustachi pro-nazi est par contre plus inédite.
A la fin de la guerre, par le réseau des franciscains, ces gens sont parvenus à Fribourg. Un d’entre eux, le Père Ivandic trafiquait notamment des bijoux spoliés aux juifs de Croatie. Mais l’évêché (à l’époque Mgr François Charrière qui avait succédé à Mgr Besson en 1945 ndlr) n’en savait rien, car il n’avait pas d’autorité sur les congrégations religieuses étrangères. Des personnes réfugiées de guerre à Fribourg ont alors reconnu certains de ces prêtres oustachis et les ont dénoncés. D’anciens collaborateurs du régime de Vichy se sont retrouvés à la Villa St-Jean.
Ils auraient été ‘protégés’ ou au moins ignorés par le chef de la police fribourgeoise Louis Gauthier. Durant la guerre, il avait aidé des résistants français, luxembourgeois et polonais. Il avait reçu pour cela des décorations de ces pays. Mais ensuite, probablement par anti-communisme, il soutient des exilés d’extrême droite. Les dossiers de la police fribourgeoise que l’on croyait disparus ont ressurgi aux archives de l’Etat. Pour les Croates, on en a une douzaine.
Dont celui du professeur Anic.
C’est le cas le plus fameux. Le ‘professeur Alois Anic’ qui réside à Fribourg, se révèle être Andrija Artucovic, le premier ministre d’Ante Pavelic. Surnommé «le boucher des Balkans», c’était un criminel de guerre, responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes. Il était également l’oncle du Père Ivandic. Lors de cette découverte, les autorités font mine de tomber des nues. On ne l’arrête pas et on le laisse partir pour l’Irlande. Il ira ensuite aux Etats-Unis, où il reprendra son nom et sera reconnu par des réfugiés croates. Mais il faudra attendre les années 1980 pour qu’il soit extradé en Yougoslavie. (cath.ch/mp)
Jean Pierre Dorand: La Suisse et le Vatican dans la tempête (1920-1948), Bière 2021, 180p.
Comment le nonce Maglione impose un évêque à Fribourg
Un des chantiers du nonce Maglione concerne la situation de l’évêque de Lausanne et Genève, mais qui réside à Fribourg depuis 300 ans. C’est un vieux serpent de mer, explique Jean-Pierre Dorand. L’évêque de Lausanne, chassé par la Réforme en 1536, est établi à Fribourg depuis le début du XVIIe siècle. Mais il n’a ni biens, ni revenus, ni cathédrale. Il est l’hôte, on pourrait même dire l’otage, du gouvernement fribourgeois. Pour résoudre ce problème, il faut faire de la collégiale Saint Nicolas une cathédrale et donc rogner sur les prérogatives du chapitre et du Conseil d’Etat. Après la réforme du droit canon de 1917, le Vatican veut centraliser et uniformiser le pouvoir de nomination. Le chapitre comme le Conseil d’Etat ne sont pas chauds.
Selon l’historien fribourgeois, Maglione s’impose avec une main de fer dans un gant de velours. Il fait quelques concessions aux chanoines dont il double le nombre avec des non-résidents. Le Conseil d’Etat mandate une étude juridique pour examiner dans quelle mesure il pourrait maintenir ses droits. Mais sa position est faible. En bons catholiques, les Fribourgeois n’ont finalement pas d’autre choix que d’accepter la volonté du nonce. Fait remarquable, toute la négociation s’est déroulée dans le dos du chapitre qui n’est informé qu’une fois la décision prise en 1924.
Mgr Marius Besson est très satisfait de cette issue, relève Jean Pierre Dorand. Sur ses armoiries épiscopales, en 1920, il avait fait déjà fait figurer en plus de celles de Lausanne et Genève, les armes de Fribourg! Ce qui indique qu’il a probablement agi en coulisses. Il connaissait bien Maglione. Né à Turin, italophone, il est certainement le membre de la Conférence des évêques suisses qui a le plus de liens avec le Vatican.
L’évêque a désormais une cathédrale, mais n’obtient rien de plus. C’est un problème qui perdure aujourd’hui. Les biens et domaines épiscopaux pris à l’évêque de Lausanne après la conquête du pays de Vaud en 1536 n’ont jamais fait l’objet d’un règlement ou d’un dédommagement quelconque pas plus des Fribourgeois catholiques que des Bernois ou des Vaudois protestants, note l’historien. MP
Jean-Pierre Dorand a enseigné l’histoire et les sciences politiques au Collège Saint-Michel à Fribourg. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire du canton de Fribourg. Il a été député au Grand Conseil et sénateur de l’Université, mais aussi président de la commission des Archives cantonales et rédacteur du Dictionnaire historique de la Suisse.