La Suisse a brûlé dix fois plus de sorcières que la France, cent fois plus que l’Italie

Château de Chillon: Succès de l’exposition «La Chasse aux sorcières dans le Pays de Vaud»

Chillon, 6 mars 2012 (Apic) La Suisse, proportionnellement à la population de l’époque, a brûlé peut-être deux fois plus de sorciers et de sorcières que l’Allemagne, dix fois plus que la France, cent fois plus que l’Italie, affirme Martine Ostorero (*). Commissaire scientifique de l’exposition «La Chasse aux sorcières dans le Pays de Vaud – XVe-XVIIe siècle» au château de Chillon, elle jette une lumière crue sur cette époque qui invente le concept de «sabbat des sorcières».

Jacques Berset

L’exposition temporaire (**), dispersée dans les salles du château de Chillon, emmène le visiteur sur les traces des victimes et de leurs bourreaux à une époque où la Suisse, vers 1600, comptait moins d’un million d’habitants.

Phénomène propre à l’époque moderne, même si l’on peut en situer les prémisses à la toute fin du Moyen Age, la chasse aux sorcières va faire des dizaines de milliers de victimes du XVe au XVIIIe siècle dans toute l’Europe. «Même s’il faut manier ces chiffres avec précaution», confie à l’Apic Martine Ostorero, professeure associée en histoire médiévale à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne (UNIL).

#Au nom de la défense de la foi chrétienne

En Suisse, cette répression menée officiellement au nom de la défense de la foi chrétienne et de la lutte contre les pratiques superstitieuses, touchera autant les cantons protestants que catholiques. Dans le pays de Vaud, d’abord catholique et savoyard, avant d’être conquis par les Bernois qui y introduisirent la Réforme en 1536, près de 3’000 personnes ont été poursuivies pour fait de sorcellerie: les deux tiers finiront sur le bûcher.

Pendant les six années de fonction du bailli de Chillon Nicolas de Watteville (1595-1601), une quarantaine de personnes allaient payer de leur vie leur «déviance». D’autres vagues de répression surgiront durant les périodes de crise économique, d’épidémies, de famines ou de guerres. Les années 1420-1430 sont celles de l’invention du concept de «sabbat des sorcières» et des premières poursuites judiciaires menées contre de prétendues sectes de sorciers adorateurs du diable.

#Des préjugés qui tombent: protestants et catholiques agissent de même

Cette exposition fait tomber un certain nombre de préjugés: la répression des actes qualifiés de sorcellerie a frappé autant dans les cantons protestants que dans les régions catholiques, indistinctement dans les différentes régions linguistique du pays. En Suisse occidentale, au XVe siècle, la répression de la sorcellerie démoniaque est menée en grande partie par l’Inquisition des religieux dominicains, avec le soutien des autorités laïques et ecclésiastiques.

L’Inquisition est née de la nécessité, pour l’autorité pontificale, de lutter contre les déviances en matière de foi et contre les hérétiques. La procédure employée par les tribunaux d’inquisition jusqu’à la veille de la Réforme – avec ses cruelles méthodes de torture pour obtenir des aveux – a tout simplement été reprise par les cours laïques de justice criminelle durant la période bernoise.

#Au début, la répression touchait tant les hommes que les femmes

Si 60 à 70% des victimes du bûcher ont été des femmes, 30 à 40% des condamnés à mort étaient des hommes. «En effet, il ne faut pas croire que la répression du crime de sorcellerie n’a frappé que les femmes, du moins pas au début. Les textes ne stigmatisaient pas que les sorcières, mais les sorciers, les magiciens ou les devins étaient aussi visés».

On utilisait également ces accusations contre des hommes rebelles, et cela pouvait devenir une arme politique, poursuit Martine Ostorero.

La professeure de l’UNIL confirme que les phénomènes dits des «sabbats des sorcières» se sont manifestés très tôt dans les Alpes occidentales, notamment dans le diocèse de Lausanne. «La chasse aux sorcières est un produit du début de l’époque moderne. Malgré la Réforme, la pensée et les structures mentales du Moyen Age se maintiennent. Il faut lutter contre les forces du mal et la sorcellerie est alors perçue comme un fait réel. C’est la rationalité de l’époque…»

Martine Ostorero parle de la vague répressive comme de foyers qui s’allument dans des régions circonscrites, qui finissent par s’éteindre pour se réveiller ailleurs, souvent suscités par des rumeurs. Les accusés de sorcellerie sont la plupart du temps des gens sans pouvoir, des personnes en position de faiblesse, socialement isolées, souvent victimes de suspicions villageoises. On leur reproche d’avoir empoisonné du bétail, d’avoir causé des maladies dans les familles, d’avoir jeté des sorts. D’autres accusations relèvent de querelles de voisinage, de jalousies, de disputes de famille, de questions d’héritage… Il arrive que des familles aisées soient dénoncées, mais souvent dans ce cas, elles ont davantage de moyens pour plaider leur cause.

Si au début, la répression touchait tant les hommes que les femmes, dans la période moderne, ce sont ces dernières en majorité qui vont finir sur le bûcher, victimes des préjugés de l’époque et de la misogynie. «La femmes était perçue comme source de tous les désordres, plus crédule, plus prompte à succomber à toutes les tentations… L’image négative de la femme, véhiculée en grande partie par le discours théologique et clérical, mais aussi par les représentations médicales ou populaires, a servi de justification». JB

Encadré

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La Suisse détient un record en matière de «chasse aux sorcières»

La Suisse, dans ses frontières actuelles, détient non seulement la palme de la plus longue durée de répression de la sorcellerie, mais aussi, en proportion de sa population, celle du plus grand nombre d’individus poursuivis pour ce crime. Durant près de trois siècles, selon les organisateurs de l’exposition temporaire, 5’000 personnes ont été mises en accusation et 3’500 d’entre elles ont été exécutées, avant tout par le feu, dont 60 à 70% de femmes. La dernière sorcière à être condamnée en Suisse fut Anna Göldi, en 1782, dans le canton protestant de Glaris. A Fribourg, Catherine Repond, dite «la Catillon», fut jugée pour sorcellerie et brûlée le 15 septembre 1731, au Guintzet. JB

Encadré

#Dépasser la vision romantique de Chillon

Visité majoritairement par des étrangers (70% des visiteurs) attirés par la vision romantique popularisée par «Le Prisonnier de Chillon», fameux poème écrit en 1816 par Lord Byron, le château de Chillon cherche à regagner un public régional. Pari gagné avec cette exposition temporaire qui connaît un succès certain auprès d’un public venant de toute la Suisse. Le château de Chillon fut un important lieu de détention et d’exécution de personnes soupçonnées de sorcellerie. La célèbre forteresse vaudoise constitue de ce fait un cadre propice pour accueillir l’exposition temporaire. JB

(*) Le principal domaine de recherche de Martine Ostorero est centré sur l’histoire de la sorcellerie, de la démonologie et de l’Inquisition entre le XIIIe et le XVIe siècle. Elle a mis au jour une documentation inédite dans l’espace suisse et alpin, un territoire qui s’avère capital dans l’émergence des premières chasses aux sorcières et du fantasme du sabbat.
(**) Exposition «La Chasse aux sorcières dans le Pays de Vaud – XVe-XVIIe siècle», se tient du 9 septembre 2011 au 24 juin 2012 au château de Chillon, l’impressionnante forteresse édifiée sur un rocher qui s’avance dans le lac Léman, entre Villeneuve et Montreux. (apic/be)
6 mars 2012 | 17:18
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 5  min.
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