Kiev Cérémonie de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine affiliée au Patriarcat de Moscou | Photo: twitter
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La Russie, l'Ukraine et l'Occident

«Ce que l’on ne peut pas vraiment dire en ce moment mais que l’on doit pourtant dire …» Face à l’agression de l’armée russe contre l’Ukraine, Barbara Hallensleben, directrice du Centre d’étude des Eglises d’Orient à l’Université de Fribourg, ne peut pas se contenter d’une solidarité indignée à bon marché et de livraisons d’armes qui ne peuvent qu’encourager l’escalade de la violence.

Dans un commentaire pour cath.ch, Barbara Hallensleben invite à une réflexion plus approfondie sur les rapports entre l’Orient et l’Occident.

Commentaire de Barbara Hallensleben pour cath.ch  / traduction adaptation Maurice Page

Un «compte-rendu objectif» ou une «analyse objective» des événements n’est pas possible pour le moment. «Selon des informations non confirmées …», la formule n’est pas rare dans les innombrables compte-rendus de presse. Que peut-on dire lorsque la logique de la destruction s’est également emparée des mots? Que peut-on faire lorsque les informations montrent des chars qui roulent et des détonations?

Barbara Hallensleben est professeure au Département des Sciences de la foi et des religions de l’Université de Fribourg | © Jacques Berset

Il n’y a pas qu’en Occident que la condamnation des actes de guerre est unanime – en Ukraine aussi, toutes les Églises se prononcent clairement et publiquement contre la guerre, y compris la grande Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou avec son chef, le métropolite Onuphre.

Métropolite Hilarion: «La guerre n’est pas un moyen de résoudre les problèmes»

Une brève recherche en ligne suffit pour connaître également la prise de position du métropolite Hilarion, chef du service ecclésiastique des affaires étrangères du Patriarcat de Moscou et professeur titulaire à la Faculté de théologie de Fribourg: «La guerre n’est pas un moyen de résoudre des problèmes politiques accumulés».

Son interview à ce sujet n’est pas un discours de propagande pour l’étranger. Il est accessible publiquement sur le site internet du patriarcat. Son texte s’en prend également aux hommes politiques russes qui se déclarent victorieux sans égard pour les victimes. Le métropolite Hilarion sait de quoi il parle: lorsqu’il était jeune moine en Lituanie et qu’il vivait au monastère du Saint-Esprit, il s’est opposé aux chars soviétiques et a ainsi évité un bain de sang. La Lituanie lui a décerné pour cela l’ordre national de la liberté.

Les partisans d’une ligne dure le considèrent depuis longtemps comme beaucoup trop ouvert et amical à l’égard de l’Occident – pour les Russes qui cherchent l’échange avec l’Occident et détestent la violence – et ils sont nombreux -, il représente la capacité d’avenir de son Église.

Actuellement, «l’ourse russe» ne semble plus pouvoir être arrêtée, même par des métropolites courageux. Si l’on s’en tient à cette métaphore, une ourse devient généralement agressive suite à une blessure, parce qu’elle se sent menacée ou pour protéger ses petits.

Ce qui agite la Russie

Écoutons une voix de la presse russe dans une remarque tout à fait banale: «C’est la statistique qui m’inquiète personnellement en 1990, il y avait 30’000 soldats américains en Europe, en 2014 – 42’000, aujourd’hui déjà 75’000. Même ceux qui ne s’intéressent pas à ces chiffres ressentent toujours plus les effets d’une détérioration des relations entre la Russie et l’Occident. Les citoyens ordinaires qui prennent des vols internationaux disent vivre un cauchemar lors des contrôles de sécurité; il est de plus en plus difficile d’obtenir un visa; un certain nombre de producteurs de marchandises refusent sans raison d’exporter leur produits vers la Russie, et ainsi de suite. Dans ce contexte, la société se divise naturellement: pour les uns, il est plus important de voyager à l’étranger, comme c’était le cas avant 2014, pour les autres, il est plus important de considérer les problèmes de manière plus globale.

Ceux qui maîtrisent la langue russe rencontrent dans des sources russes l’inquiétude étonnée de voir que les Etats-Unis parlaient déjà avec insistance de cette guerre alors que ni la population russe ni la population ukrainienne ne s’attendaient à sa venue. En Russie aussi, on sait que les présidents américains faibles renforcent leurs positions en déclenchant une guerre – malgré les expériences désastreuses de leurs prédécesseurs. Et qui ne sait pas que l’industrie mondiale de l’armement a besoin de ces guerres pour faire ses bénéfices? L’Allemagne a déjà annoncé des livraisons d’armes à l’Ukraine.

«On n’arrête pas un ours agressif en lui remettant une note de protestation»

Le langage insupportable de Poutine

Rien ne peut justifier les actes de guerre en Ukraine. La logique militaire est toujours une escalade sans rationalité, identique à l’Est comme à l’Ouest. C’est précisément pour cette raison qu’il ne s’agit pas d’avoir raison et de simplement stigmatiser les coupables. Les peuples doivent pouvoir survivre et vivre en paix et en liberté. On n’arrête pas un ours agressif en lui remettant une note de protestation.

Les images de langage insupportables avec lesquelles Poutine, s’adressant à son peuple, stigmatise les ennemis occidentaux, témoignent également de peurs et de blessures profondément enracinées, auxquelles il peut manifestement faire appel avec succès, même si ce n’est qu’une attitude machiavélique.

L’Ukraine a déjà été envahie une fois, et c’était alors par les troupes d’Hitler, dont la convoitise avait été éveillée par le «grenier de l’Europe» et les ressources minières et industrielles du Donbass. Aujourd’hui encore, des intérêts économiques guident les regards vers les régions disputées de l’est de l’Ukraine, dans une perspective orientale comme occidentale.

Le «fratricide» en Ukraine

En lisant les prises de position des diverses Eglises en Ukraine, on constate une différence marquante: Les Eglises à orientation occidentale et nationale ukrainienne stigmatisent l’ennemi juré russe et appellent à la liberté de l’Occident. Leur vision du monde est dualiste. Le noir et le blanc, le bien et le mal sont facilement identifiables.

«Bombarder le berceau de la «Sainte Rus’» pour la protéger de quelque ennemi que ce soit est profondément pervers»

L’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou déplore le «fratricide» et souffre donc de la contradiction entre les liens familiaux les plus étroits et les effusions de sang brutales. Bombarder le berceau de la «Sainte Rus’» pour la protéger de quelque ennemi que ce soit est profondément pervers.

«Slavophiles» versus «Occidentaux».

Même avant la révolution russe, il existait dans le monde slave des débats fondamentaux et souvent irréconciliables entre «slavophiles» et «occidentalistes». Ils avaient en commun l’impression qu’il fallait faire un choix exclusif entre l’Ouest et l’Est.

Cela rappelle de manière frappante l’histoire des «unions» entre certaines parties de l’Église orientale et l’évêque de Rome depuis la fin du XVIe siècle: à l’époque, on voulait rétablir l’ancienne communion de l’unique Église de Jésus-Christ – mais le pape, sous l’influence toute fraîche de la division de l’Église par la Réforme, a placé les Églises sœurs orientales devant un choix exclusif: soit une soumission obéissante au pape soit le maintien de la communion avec la tradition orientale.

La conséquence n’a pas été la réconciliation, mais une nouvelle division plus profonde avec des inimitiés réciproques allant jusqu’à des affrontements à mains nues et des oppositions chargées d’émotion jusqu’à aujourd’hui.

De nos jours, dans une perspective orientale, l’état des démocraties occidentales n’est pas forcément attrayant: il y a un peu plus d’un an, dans la démocratie modèle autoproclamée du monde [les Etats-Unis NDLR], une foule a occupé et dévasté le centre du pouvoir politique [le Capitole à Washington NDLR] sous la direction de son président respecté dans le monde entier [Donald Trump NDLR]. C’était plus qu’un «incident d’exploitation».

L’Ukraine, une épreuve de vérité

En Europe, l’Ukraine est sans doute le pays qui – pour le meilleur ou pour le pire – servira de test pour savoir si et comment une communauté européenne qui ne repose pas sur des exclusions dualistes est possible. Dans cet État, l’histoire et les sensibilités des cultures et des formes de pouvoir polono-lituaniennes, habsbourgeoises, russes, allemandes, roumaines et hongroises se rejoignent.

Sauront-elles et voudront-elles rester unies dans la reconnaissance et l’enrichissement mutuels? Se révéleront-ils être une tête de pont pour les échanges pacifiques entre l’Est et l’Ouest? L’expérience «yougoslave», conçue de manière similaire, a échoué, et nous ne devrions pas oublier qu’elle s’est également accompagnée d’un «fratricide» entre des voisins hier encore pacifiques. Les Croates catholiques, les Serbes orthodoxes et les Bosniaques et Albanais majoritairement musulmans ont préféré les délimitations ethniques et nationales à la communauté interculturelle, et «l’Europe» a finalement dû reconnaître cette évolution. Avons-nous appris la leçon?

Sommes-nous vraiment concernés par l’Ukraine?

A l’occasion d’une conférence sur les développements ecclésiastiques en Ukraine en 2019, un professeur de Kiev a exposé sa vision d’une Ukraine entre l’Est et l’Ouest. Sa thèse est claire: «Nous, Ukrainiens, voulons vivre en loyauté avec nos frères et sœurs russes. Nous ne voulons pas que l’on supprime la langue russe dans les écoles pour des raisons nationalistes. Nous ne voulons pas devoir renoncer aux valeurs ecclésiales et culturelles qui nous lient au monde russe.

«Une solidarité indignée à bon marché et des livraisons d’armes ne peuvent qu’encourager l’escalade de la violence»

D’un autre côté, il en va de même: nous, Ukrainiens, voulons aussi avoir des échanges avec l’Occident, nous cherchons une bonne éducation pour notre jeunesse, nous voulons améliorer notre niveau de vie, nous voulons profiter de la libre circulation du marché du travail et des marchandises – mais nous attendons que l’Occident tienne vraiment ses promesses à notre égard».

Des livraisons d’armes ne suffiront pas

Une solidarité indignée à bon marché et des livraisons d’armes ne suffiront pas. Elles ne peuvent qu’encourager l’escalade de la violence. Si nous voulons sortir ensemble de l’échec de l’humanité, nous ne devons pas laisser l’Ukraine et, avec elle, l’espace peu connu et peu aimé de l’Europe de l’Est, se débrouiller seuls.

La souffrance de la population après l’échec de la «mission de paix» occidentale en Afghanistan est encore fraîche, mais elle a déjà été écartée de l’actualité. Un connaisseur de la situation a commenté : «La mission en Afghanistan a échoué parce qu’il n’a jamais été question du pays». S’agit-il vraiment, d’un côté comme de l’autre, du pays, de l’Ukraine, de la Russie, de la maison commune de l’Europe et des gens qui veulent l’habiter en paix?

Si nous voulons mettre rapidement un terme à la guerre et préparer une paix durable, il faudrait commencer dès maintenant un changement de mentalité fondamental, la ‘métanoïa’, qui commence pour les chrétiens par la prière et l’amour pour tous ses frères et sœurs.

* Barbara Hallensleben (65 ans) est professeur de dogmatique et de théologie de l’œcuménisme à l’Université de Fribourg. Elle est consultante du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, membre de la Commission internationale de dialogue orthodoxe-catholique et membre de la commission d’étude sur le diaconat des femmes.

Kiev Cérémonie de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine affiliée au Patriarcat de Moscou | Photo: twitter
1 mars 2022 | 15:35
par Rédaction
Temps de lecture : env. 7  min.
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