La population syrienne, sous embargo depuis 2011, est exsangue

La population syrienne, qui vit sous embargo depuis 2011, est exsangue: plus de 90% des Syriens vivent dans la pauvreté, notent les instances humanitaires de l’ONU. Témoin de l’enfer que font subir les sanctions imposées par la communauté internationale, Mgr Georges Salim Khawam, archevêque grec-catholique melkite de Lattaquié, de Tartous et de la Vallée des Chrétiens, était de passage à Fribourg début septembre.

Jacques Berset, pour Aide à l’Eglise en Détresse ACN

Invité à la paroisse du Christ-Roi à Fribourg le 3 septembre 2023 à l’occasion de l’assemblée générale de l’Association suisse de Terre Sainte, une œuvre d’entraide catholique active en Syrie et dans d’autres pays du Proche Orient, Mgr Georges Khawam a accordé une interview à Aide à l’Eglise en Détresse ACN, qui développe également des projets de soutien à la communauté chrétienne locale.

C’est la population civile qui est punie

Quel sens cela a-t-il de punir toute une population quand ce sont les cercles du pouvoir à Damas que l’on veut atteindre? La toute petite couche sociale privilégiée qui subsiste ne souffre ni de la pénurie alimentaire, ni de l’absence de médicaments, du manque d’essence ou des coupures d’électricité permanentes, interroge Mgr Kawan. 
L’archevêque melkite de Lattaquié et de Tartous (deux ports sur la Méditerranée) ainsi que de la Vallée des Chrétiens, (Wadi Al Nasara), près de la frontière libanaise, dénonce des mesures indiscriminées qui frappent uniquement la population civile, complètement exsangue. D’autant plus que le tremblement de terre du 6 février a semé la désolation dans les régions d’Alep et de Lattaquié, provoquant la mort de plus de 6’000 personnes et causant d’immenses dégâts. Pendant ce temps, déplore-t-il, Israël effectue presque tous les jours des bombardements sur les alentours de Damas, d’Alep, de Lattaquié…   

«Notre diocèse a été le premier à aider, avant l’Etat. Les paroisses ont accueilli les sinistrés dans les églises. On était en hiver, il faisait froid et il fallait trouver à manger, trouver des vêtements chauds, du chauffage. A Lattaquié, on a travaillé tous ensemble pour l’aide humanitaire en formant un comité d’aide interconfessionnel – grecs-orthodoxes, grecs-catholiques melkites, syro-orthodoxes, arméniens orthodoxes, maronites, latins, évangéliques», souligne cet évêque de 64 ans connu pour son engagement œcuménique. Le tremblement de terre a poussé à davantage de collaboration entre les confessions. Lui-même  a d’ailleurs dû quitter son siège épiscopal de Safita endommagé par le séisme pour s’installer à Marmarita.

Mgr Khawam coordonne l’aide aux plus nécessiteux | DR

Après 12 ans de guerre, un pays ruiné

Evoquant la situation après 12 ans de guerre – qui ont provoqué l’exil à l’étranger de près de 7 millions de Syriens – quasiment un tiers de la population – et autant de déplacés internes,  Mgr Georges Khawam décrit l’appauvrissement croissant de la population. Il évoque le désir de nombre de ceux qui restent à quitter un pays qui ne parvient plus à les nourrir. Un pays où l’électricité n’est fournie qu’une heure sur cinq, qui connaît une forte inflation et de graves pénuries dans tous les secteurs de la vie, aggravées par les sanctions internationales. «On nous étouffe !», lance-t-il. Un simple employé d’Etat gagne l’équivalent de 12-13 dollars par mois. «Comment faire vivre une famille avec de si bas revenus ? L’Eglise essaye de faire quelque chose, mais elle n’est pas en mesure de combler le vide…» 

La Vallée des Chrétiens a été submergée de réfugiés

Dans son archidiocèse vivent quelque 1’500 familles chrétiennes de confession grecque-catholique (12% des chrétiens), tandis que l’Eglise grecque-orthodoxe regroupe 15 à 20’000 familles.

A Lattaquié, une ville d’un million d’habitants, avec sa banlieue – dont la population a quadruplé depuis la guerre – les musulmans sunnites sont environ 60%, les alaouites 25%, tandis que cohabitent de petites communautés évangéliques, ismaélites, yézidies, mourchidieh [une secte dissidente et minoritaire de l’alaouisme, ndlr], et chiites. Y vivent également plus de 120 familles melkites. La ville portuaire de Tartous est essentiellement sunnite et alaouite, mais y vit une centaine de familles melkites.

La Vallée des Chrétiens a été submergée de réfugiés en 2015-2016, venant de Homs, de Hama, de la banlieue de Damas, d’Idleb, d’Alep et de Raqqa, portant dans ces villages de montagne la population jusqu’à 60-70’000 habitants.

Les Turkmènes ont accueilli les djihadistes

«Dans ces villages, une quarantaine, la population était de 15’000 habitants avant la guerre, pour se situer actuellement à 45-50’000. Les chiffres changent constamment, certains se sont installés à Lattaquié, d’autres à Tartous, la seule ville qui n’a pas été touchée par les combats, et qui est passée de 25’000 habitants à près de 700’000. Des industriels d’Alep et de Damas y ont transféré leurs usines, des commerçants leurs affaires. La Vallée des Chrétiens, une région rurale, est restée en arrière. Elle compte le plus haut taux de pauvreté de mon archidiocèse».

Et l’archevêque de relever que la zone sous contrôle gouvernemental manque de blé, car les champs sont à l’est de l’Euphrate, région contrôlée par les Kurdes, qui le vendent à la Turquie et à l’Irak. Il mentionne aussi le sort de la bourgade de Hâret es-Sarâya, près du fameux krak des Chevaliers. 

Seules 5 familles chrétiennes sont restées

Les Turkmènes, arrivés comme ouvriers agricoles dans les années soixante jusqu’à former aujourd’hui la majorité de la population, ont accueilli les djihadistes. Ces derniers ont imposé des règles très sévères et enlevé les deux prêtres melkites échangés plus tard contre des prisonniers turkmènes. Les chrétiens ont fui, et après la libération du village par l’armée syrienne, ils hésitent à revenir. 

«Seules 5 familles chrétiennes sont restées. Les gens sont traumatisés par ce qu’ils ont vécu. Les djihadistes avaient installé un émir, un Libanais de 25 ans, qui régentait tant les aspects civils que religieux de la population. Les chrétiens ont peur, ils ont perdu confiance, car ils ont été trahis par leurs voisins avec lesquels ils étaient auparavant très proches. ACN a financé la restauration de l’église… L’Association de Terre Sainte a également aidé».  

L’aide humanitaire de l’Eglise

Grâce au soutien qu’il reçoit à travers Catholica Unio, Aide à l’Eglise en Détresse ACN et l’Association suisse de Terre Sainte, Mgr Khawam organise la distribution de vêtements, mais également de sommes d’argent pour payer la scolarité et le loyer des personnes inscrites sur les listes des personnes dans le besoin établies par les paroisses. Chaque don d’argent est soigneusement documenté. «J’ai reçu d’ACN 40’000 dollars à distribuer tant aux catholiques qu’aux orthodoxes». Mais une grande partie de la population aimerait émigrer. Il rencontre des gens désespérés quand il visite les villages de montagne de la Vallée des Chrétiens.

Les paroisses préparent les aides aux populations appauvries | DR

«Ceux qui sont déjà partis, ces sont les jeunes, les gens formés…»

«Ceux qui sont déjà partis, ces sont les jeunes, les gens formés, les universitaires, les professeurs, les médecins, les infirmières, les commerçants. Ne sont restés que ceux qui n’avaient pas les moyens de partir, les plus âgés qui, souvent, ont tout vendu – terrains, maisons, voitures, bijoux – pour que leurs enfants puissent partir à l’étranger…»

L’archevêque melkite de Lattaquié accompagne la distribution aux chrétiens de son diocèse de sommes d’argent mis à disposition par l’Eglise, grâce aux donations venant de l’étranger. Ces sommes doivent être acheminées physiquement via le Liban, car il est interdit, en raison des sanctions, de faire transiter de l’argent par le système bancaire syrien, qui est paralysé. Mgr Khawam va d’un village à l’autre dans les montagnes de la Vallée des Chrétiens, mais c’est compliqué, car il ne possède pas de voiture et ne peut pas en importer une de l’étranger. 

«Un visa à tout prix, pour partir !»

«En raison de la pénurie d’essence, je dois réserver un taxi plusieurs jours à l’avance. Il m’est arrivé que des habitants chrétiens me lancent : ›Nous ne voulons pas de votre argent, donnez-nous un visa à tout prix, pour partir !’ Des malades, qui reçoivent des médicaments par le biais de l’Eglise, les revendent en cachette, simplement pour pouvoir manger. «Dans certaines familles, on me dit que c’est un seul des enfants qui peut manger aujourd’hui, son frère ou sa sœur mangeront le lendemain. Ils mangent à tour de rôle, c’est inhumain !»

Mgr Khawam relève encore que dans la Vallée des Chrétiens, la drogue se vend en plein jour:   la guerre a détruit le tissu social, la tradition et la morale communautaire se sont délitées, la prostitution pour survivre s’est répandue dans tout le pays. «Il faut que le monde se rende compte de ce que nous subissons !» JB

La Suisse s’est ralliée aux sanctions prononcées à partir de 2011 contre le gouvernement de Damas par l’Union européenne, rejointe par les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Ligue arabe.

Les enfants sont les premières victimes
En Syrie, selon l’UNICEF, 2,4 millions d’enfants ne vont pas à l’école, et 1,6 million d’autres risquent l’abandon scolaire. 90% des familles en Syrie vivent dans la pauvreté, ce qui a entraîné en particulier une hausse nette des mariages précoces. En outre, les écoles endommagées ou détruites ainsi que les salles de classe surchargées sont d’autres raisons qui expliquent l’abandon scolaire, tout comme la pénurie de manuels scolaires, de matériel pour écrire, d’outils d’enseignement ou encore la formation insuffisante du personnel enseignant. Des enseignants se trouvent en outre contraints de quitter leur profession car leurs salaires ne suffisent plus à couvrir les besoins essentiels de leurs familles. JB