"C’est une population traumatisée et punie à la fois par le régime qui l’oppressait, et par l’oubli et l’abandon de l’opinion publique internationale" | ©  JM Gauthier/CIRIC
Suisse

Vincent Gelot: «La population syrienne a été complètement oubliée»

Installé au Liban depuis dix ans, Vincent Gelot dirige des programmes de l’Œuvre d’Orient qui irriguent toute la région. Avec le dessinateur Edmond Baudoin, il signe une BD sur la Syrie pour donner un visage et une voix à une population décimée par des années de guerre.

Entre 2011 et 2024, le conflit syrien a fait plus de 500’000 morts, des millions de réfugiés internes et provoqué l’exil de cinq à six millions de Syriens. «Le rêve, pour moi et mon pays: vivre en paix et que les choses s’arrangent». Telle est la réponse du chauffeur qui emmène au printemps 2023 Vincent Gelot et son ami Baudoin sur les routes, de Damas à Alep, en passant par Palmyre.
Le but du voyage: rencontrer les communautés chrétiennes de Syrie et recueillir le témoignage d’une population qui survit tant bien que mal. Mais imaginaient-ils alors que les questions posées à leurs témoins et leurs réponses auraient une telle résonance, depuis que le régime de Bachar el-Assad est tombé, le 8 décembre 2024? Non, sans aucun doute.

Quels mots vous viennent à l’esprit quand vous pensez aux Syriens?
Vincent Gelot: Résilience, parce qu’ils ont enduré des épreuves sans nom depuis treize ans et ils l’ont fait seuls. Courage, parce qu’ils ont eu celui de faire entendre la voix des libertés qui ont été réprimées et qu’ils ont à cœur, aujourd’hui, de redonner un avenir pour leur pays. Enfin, amitié, parce qu’il existe chez eux, malgré leurs différences, une volonté de vivre en amitié les uns avec les autres. Dans le cadre de ma mission de soutien auprès des communautés chrétiennes du pays, j’ai tissé des liens de confiance, de respect et même d’amitié. J’ai une grande affection pour les Syriens. Cette BD leur rend hommage.

Vous souhaitiez, dans cette BD, qu’Edmond Baudoin rende compte au monde des hurlements que vous entendez en Syrie. Quels sont ces hurlements?
C’est la souffrance des Syriens. Ils n’ont rien à manger, pas d’eau potable ni d’électricité. 95% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté. Ils ont vécu notamment sous les bombardements, sous la dictature et les enlèvements. C’est une population traumatisée et punie à la fois par le régime qui l’oppressait, et par l’oubli et l’abandon de l’opinion publique internationale. Pendant toutes ces années de guerre, elle a été complètement oubliée au milieu d’un champ de ruines qui est la Syrie d’aujourd’hui, sans aucune aide, avec en plus les sanctions internationales. L’objet de cette BD était de pouvoir donner une voix et un visage aux Syriens que je rencontre depuis dix ans.

| Gallimard Bande dessinée

Vous traversez avec Baudoin un pays détruit et vous vous demandez, en pensant aux enfants, comment se construire. Avez-vous la réponse?
Non, mais quand vous traversez la Syrie, ce sont des ruines durant des kilomètres. C’est sidérant. Quand vous parcourez les ruines de Homs, les murs effondrés, les immeubles par terre, ce sont les images que vous voyez à Gaza, mais à l’échelle presque d’un pays!

Est-ce que la vie quotidienne a changé depuis la chute du régime de Bachar el-Assad?
Le pays vit toujours une grave crise humanitaire. Et la communauté chrétienne de Syrie, qui vivait ici depuis 2000 ans, a perdu presque les deux tiers de sa population en treize ans. C’est une tragédie, car c’est une partie de notre civilisation et de notre histoire. Les Syriens ont aussi découvert les horreurs que le régime a commises durant toutes ces années. Je pense notamment à l’enfer des prisons de Saydnaya. Avec la chute du régime, les Syriens respirent, mais il y a encore des inquiétudes et de nombreux défis qui les attendent.

«La communauté chrétienne de Syrie, qui vivait ici depuis 2000 ans, a perdu presque les deux tiers de sa population en treize ans.»

Dans les pages de votre bande dessinée, les jeunes veulent quitter la Syrie. Est-ce toujours le cas aujourd’hui?
Les jeunes continuent de partir, parce que leur vie quotidienne reste un enfer. Malgré la chute du régime, il y a encore trop d’incertitudes pour permettre le retour des réfugiés syriens.

Jacques Mourad, l’évêque syriaque catholique de Homs, que vous avez rencontré sur place, parle des Syriens comme de personnes «enterrées vivantes». Les mots sont forts.
Ils étaient effectivement comme «enterrés vivants» car leurs cris n’étaient pas entendus et leur seule option était soit de mourir en silence, soit de s’exiler. Il faut rappeler que plus personne ne parlait de la Syrie d’avant le 8 décembre 2024. Le pays était fermé, l’accès aux journalistes était quasiment impossible. C’était un pays presque rayé de la carte. J’en suis témoin parce que je vis entre le Liban et la Syrie. Avec l’Œuvre d’Orient, où je travaille depuis dix ans, nous avons crié dans le désert pendant des années pour les Syriens.

| DR

Une jeune femme rencontrée par Baudouin dit d’ailleurs «Je rêve de liberté parce qu’ici nous sommes comme en prison».
Oui, parce qu’obtenir un visa pour sortir du pays était très compliqué. Les Syriens étaient enfermés dans cette prison qu’était devenue la Syrie. Le pays était en guerre et tous les jeunes hommes étaient envoyés combattre. Les jeunes militaires que l’on interrogeait disaient. «Cela fait huit ans que je suis dans l’armée, je n’ai plus de rêve, je suis comme détruit de l’intérieur.» C’était la réalité syrienne. Cette BD, écrite à rebours de ce qui se passe aujourd’hui, permet de comprendre pourquoi le régime s’est effondré comme un château de cartes.

Quel est l’apport particulier des chrétiens en Syrie?
En Syrie, les chrétiens forment une mosaïque de communautés minoritaires souvent discriminées, parfois persécutées. Or ils offrent une ouverture vers le monde et font office de pont entre l’Occident et la Syrie, mais aussi entre les différentes communautés du pays. Actuellement, il y a des tensions entre les alaouites et les milices nouvellement au pouvoir*. Les chrétiens jouent également ce rôle de pont dans le dialogue interreligieux, pour faire se rencontrer les différentes communautés. Mais ils souhaitent à l’avenir ne plus être considérés comme des citoyens de seconde zone. Ils pourraient jouer un rôle dans l’avenir politique de ce pays, si on leur en laisse la possibilité.

Et aujourd’hui, est ce qu’il y a un peu de joie parmi les chrétiens de Syrie?
Oui, car dans les rues de Damas ou de Homs, ils voient des Occidentaux, des journalistes, des diplomates et même quelques touristes. Tout cela était interdit il y a encore quelques semaines. Donc oui, ça leur donne du courage. Le nouveau pouvoir en place leur a aussi donné en paroles des signaux positifs. Donc ils veulent garder espoir. Cela dit, ils restent prudents et attendent de voir ce qui va se passer dans les semaines et les mois à venir.

> Ecoutez l’entretien complet mené par Gabrielle Desarzens dans l’émission radio «Babel», le 16 février 2025 à 11h sur RTS Espace 2 ou en podcast sur rts.ch/religion/babel, ou via l’App Play RTS, sur smartphone <

Vous avez de l’espoir pour cette région du monde?
Oui, sinon je ne pourrais pas poursuivre le métier que je fais. Durant cette guerre en Syrie, il y a eu le régime d’Assad, l’État islamique, Al-Qaïda… il y a tout eu, et je crois qu’aujourd’hui, les Syriens ont un désir de paix et de stabilité. On vit une période dure et sombre, mais je crois en un avenir pour les Syriens et pour les minorités chrétiennes de Syrie.

Est-ce que vous craignez un régime islamiste en Syrie?
Oui, et c’est ce que craignent les Syriens, ils me le disent. Néanmoins, je veux croire en la possibilité pour les personnes d’évoluer. On l’a vu avec Abou Mohammed Al-Joulani, qui a pris le pouvoir à Damas. Il est capable de changer. Il faut que la société civile syrienne, les minorités, et tous ceux qui ne veulent pas d’une charia et d’une République islamique, travaillent ensemble et fassent entendre leur voix.
Même une grande partie des musulmans sunnites ne veut pas d’une charia et d’une société islamique. C’est une chance. Mais il faut que le pouvoir en place donne aux Syriens la possibilité de s’exprimer sur le régime qu’ils souhaitent. Donc je garde espoir, tant que les personnes que je connais et qui apparaissent dans la BD, continuent d’œuvrer pour le bien de la société. (cath.ch/cp)

*Hayat Tahrir al-Cham ou HTC, un groupe rebelle islamiste de la guerre civile syrienne, dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, le nouvel homme fort de Damas. Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad, l’Observatoire syrien des droits de l’homme a recensé plus de 240 assassinats et «actes de vengeance» visant en priorité la minorité alaouite, dont est issue le clan Assad.

Syrie: des pierres et de la vie, Vincent Gelot et Edmond Baudoin, Gallimard bande dessinée, janvier 2025, 117 p

Vincent Gelot
Originaire de Nantes, Vincent Gelot est diplômé de Science Po et titulaire d’un master de droit humanitaire. En 2012, à 23 ans, il quitte la France en Renault 4L, pour rencontrer les Chrétiens d’Orient, avec à la clé un livre qu’il leur consacre* Durant deux ans, il traverse 22 pays, de la Turquie à l’Afghanistan en passant par l’Irak, la Géorgie, l’Arménie, l’Iran, le Turkménistan, et enfin Jérusalem. En tout une centaine de communautés rencontrées, comme un pacte scellé entre lui, le petit Nantais catho «mais sans plus» et ses «frères d’Orient». Après son périple, il participe en 2015 à la création de Radio Al Salam, qui porte la voix des réfugiés qui ont fui Daech. Installé depuis dix ans à Beyrouth au Liban, où il vit avec sa femme et ses enfants, il supervise les missions de L’Œuvre d’Orient notamment en Syrie et au Liban. L’ONG soutient depuis 160 ans les chrétiens d’Orient sur le plan éducatif, social, humanitaire et médical. CP
*Chrétiens d’Orient: périple au cœur d’un monde menacé, Vincent Gelot, Albin Michel, 2017, 272 p

«C’est une population traumatisée et punie à la fois par le régime qui l’oppressait, et par l’oubli et l’abandon de l’opinion publique internationale» | © JM Gauthier/CIRIC
12 février 2025 | 17:00
par Carole Pirker
Temps de lecture : env. 7  min.
Bachar al-Assad (6), chrétiens (92), Chrétiens persécutés (264), guerre (489), Islam (400), Mourad (2), Syrie (455)
Partagez!