Silvia Meier, dans la chapelle St-Boniface de Genève | © Lucienne Bittar
Dossier

La Kirchgemeinde, «un petit chez-soi» pour les germanophones de Genève

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Domestiques alémaniques, compagnons, jeunes filles au pair… L’histoire de la «Boni», comme l’appelle ses familiers, fut sans conteste la leur. Portée pendant plus de 140 ans par des jésuites et des sœurs, la communauté catholique germanophone de Saint-Boniface (Genève) est aujourd’hui gérée par des laïcs et se concentre sur des activités pastorales.

Pour sa vice-coordinatrice Silvia Meier,* «St-Boniface reste cette petite ville dans une grande ville». A 77 ans, cette ancienne assistante sociale est une des précieuses mémoires de la communauté germanophone de Genève. Elle la fréquente à divers titres depuis une cinquantaine d’années et la considère comme une deuxième famille, très élargie…

«Je suis arrivée à Genève dans les années 1970 pour apprendre le français. Une de mes amies, qui avait participé à la fondation de la Team 68 de Saint-Boniface, m’a invitée à les rejoindre. On organisait des voyages, on se retrouvait pour des messes, les jeunes, la vie culturelle à Genève…»

Vue sur le clocher de la chapelle St-Boniface, construit en 1963 | © Lucienne Bittar

Une œuvre tournée vers le personnel domestique

Trois axes majeurs d’actions ont occupé les générations successives de cette paroisse: un social, un éducatif et un paroissial, avec des célébrations et la création de plusieurs groupes associatifs reliés à la paroisse et au curé.

Issue de la congrégation mariale allemande Maria Verein, créée au 19e siècle pour œuvrer auprès des «servantes», cette organisation de femmes germanophones a vite été plus qu’un lieu de rencontre. Elle reflète les préoccupations et les valeurs de sa paroisse qui a pris racine à Genève en 1881.

«Bien des familles de la bourgeoisie genevoise avaient à leur service des Suisses alémaniques ou d’autres germanophones à la fin du 19e siècle et au 20e siècle», raconte Silvia Meier. Une communauté catholique germanophone, initiée par quelques Alémaniques engagés dans des mouvements sociaux et d’éducation de la jeunesse, se construit alors autour d’eux et pour eux.

«Les jésuites sont très vite venus les soutenir, mais discrètement, bien entendu», souligne Silvia Meier. La Constitution fédérale de 1848, puis celle de 1874, avaient interdit en effet l’établissement en Suisse des communautés jésuites et toute activité de leur part dans l’Église et les écoles; ces articles d’exception ne seront abrogés qu’en 1973.

Le soutien constant des jésuites

La présence des jésuites est ainsi tenue quasi secrète durant 60 ans. «Mais en 1916, le Père Wilhelm Geser sj a pris la direction de Saint-Boniface. Il a fondé le Marien Verein et créé les premiers foyers pour les jeunes, un pour les hommes et un pour les filles.» Dix ans plus tard, les foyers et la communauté s’installent à l’avenue du Mail, et c’est là, aujourd’hui encore, que se retrouvent pour les messes ou pour d’autres activités les membres de la communauté germanophone de Genève.

«Beaucoup de jeunes femmes alémaniques du Valais, de la Suisse centrale ou d’Allemagne travaillaient et logeaient dans des ménages «très bien» à Genève dans les années 1950, comme cuisinières ou femmes de ménage. Leur curé, le Père jésuite Ebneter, s’est préoccupé de leur avenir. Qu’allaient-elles devenir à la retraite? Il s’est lancé avec elles dans la construction d’un home. Elles y ont contribué par des petites sommes, dans la mesure de leurs moyens. C’est comme ça que les jésuites ont construit le 14 B avenue du Mail, qui ne sera occupé au début que par des dames retraitées, jusqu’à la fin de leur vie.» Intergénérationnel aujourd’hui, cet immeuble est toujours géré par l’Association de Saint-Boniface.

Un temps où bruissait la jeunesse

L’autre préoccupation majeure et constante de la mission linguistique allemande est l’éducation des jeunes. Un Foyer St-Boniface pour étudiants existe d’ailleurs toujours à côté de la chapelle, mais il fonctionne de manière autonome.

Outre les foyers, les activités autour des jeunes filles se révèleront fondamentales pour la vie de la paroisse dans les années 1970-80. «Des personnes qui fréquentaient la paroisse accompagnaient bénévolement les jeunes filles au pair durant leur temps de loisirs. Le dimanche et le jeudi, la salle de la paroisse était pleine. Elles se retrouvaient là pour discuter, pour se promener. Elles disaient: ›On va au Boni.’ Et l’expression est restée.»

Ce point de rencontre pour les jeunes filles au pair restera important jusqu’à ce que les CFF abaissent le prix de leur abonnement demi-tarif, en 1987. «Elles avaient peu d’argent. Avec ça, elles pouvaient plus facilement rentrer le week-end dans leur famille ou aller chez leur copain. Du coup, Genève est devenu pour elles un lieu de travail plutôt que de vie», remarque l’assistante sociale.

À suivre les souvenirs de Silvia Meier, l’image d’une ruche s’impose. «St-Boniface, c’était une petite ville dans une grande ville et ça l’est encore pour moi», un lieu de rencontre avec la jeunesse, avec les personnes âgées et les paroissiens. Il y a même eu des mariages entre des jeunes filles au pair et des garçons qui fréquentaient les foyers.

En faire un foyer, même temporaire

Mais comme dans bien des paroisses de Suisse, cette vitalité semble s’étioler. Le groupe des seniors existe toujours, mais il est passé de 70 membres à une douzaine. Les enfants sont toujours là, et des premières communions et des confirmations se préparent, «mais les adolescents… on les perd», souligne la vice-coordinatrice de l’association Église Saint-Boniface.

Tabernacle de la chapelle St-Boniface, à Genève, de l’artiste lucernois Rolf Brem | © Lucienne Bittar

Si la communauté a été principalement fréquentée par le passé par les Suisses alémaniques, beaucoup d’Allemands la composent aujourd’hui. Certains travaillent quelques années en Suisse, avant de repartir. «La difficulté pour les paroisses de groupes linguistiques, c’est qu’elles rassemblent des gens de passage et d’autres qui restent. Il est d’autant plus important de créer du lien, pour que la paroisse devienne pour tous une sorte de foyer provisoire, et un lieu d’enracinement pour d’autres. Je me suis d’ailleurs rendue compte, à l’occasion de funérailles, à quel point St-Boniface revêt une importance particulière pour certaines familles. Il est rattaché à la vie de leurs parents.»

Du neuf surgit toujours

Heureusement, il n’y a pas que les enterrements pour faire vivre la paroisse! Certes St-Boniface est une petite communauté, mais elle reste animée et Silvia Meier veut croire en son avenir. «De nombreux membres ont grandi avec elle; ensemble, ils ont célébré la catéchèse pour enfants, la première communion et la confirmation, formant ainsi des amitiés durables.» Les activités restent diversifiées, avec des événements organisés par la famille Kolping, le Bonigym ou le groupe pour les personnes âgées.

La vice-coordinatrice de l’association Église Saint-Boniface relève aussi l’ouverture œcuménique de sa paroisse depuis les années 1970, avec la paroisse luthérienne et la paroisse réformée de la Madeleine. «Cette collaboration entre les trois communautés s’est renforcée ces dernières années.»

Comment les choses évolueront? Difficile de le prévoir, mais des nouveautés se présenteront toujours. «Pendant des décennies, les Sœurs de Menzingen et de Sainte Dorothée ont tenu les foyers, et quand elles sont parties, à la fin des années 1980, une équipe de laïcs a pris la relève. Et quand en 2006 les jésuites ont annoncé qu’ils ne pourraient plus assumer la cure de la paroisse faute de personnes, un autre grand tournant a été pris. On a perdu le statut de paroisse, mais un accord a été trouvé entre le Comité, soutenu par le jésuite Pierre Emonet, et Mgr Farine, l’évêque auxiliaire du diocèse Lausanne, Genève et Fribourg. Le conseil de paroisse, qui cherchait une personne qui connaissait bien St-Boniface, m’a proposé de prendre la responsabilité de la communauté et j’ai dis ›oui’. Ulrike Teigeler a pris la relève il y a deux ans.»

La «Boni Sonntag»

La messe la plus importante, celle du 1er dimanche du mois, reste encore bien fréquentée. Instaurée il y a plus de 40 ans, la «Boni Sonntag» réuni 80 personnes environ. «Les enfants ont leur célébration en bas, dans la salle, puis rejoignent les adultes dans la chapelle pour le ››Notre Père’. Il y a aussi une messe le troisième dimanche du mois, et dix fois l’année une messe pour les ainés», détaille Silvia Meier.

Catéchèse des enfants de la communauté germanophone de Genève | © Association Église St-Boniface

«Nous avons la chance d’avoir comme prêtre accompagnant l’abbé Lingg, poursuit-elle. Il a 90 ans mais il prêche comme un jeune! Et il a assumé toutes les messes des dimanches de l’Avent et celle de Noël, et tous les dimanches du Carême, jusqu’à Pâques. L’abbé Lingg venait déjà ici enfant avec ses parents. Il a même été servant de messe et a fait une de ses premières messes dans notre chapelle.»

Quand il ne peut pas venir, le Père Joseph Hug sj le remplace volontiers, souligne encore Silvia Meier, et les dimanches, quand il n’y a pas de messe ou de prêtres disponible, c’est elle-même qui assume une célébration de la parole. Tout est et reste mouvement. (cath.ch/lb)

* Silvia Meier est membre de plusieurs groupes de femmes gravitant autour de la paroisse, auteure d’une étude sur le travail de la communauté auprès des jeunes commandée en 1980 par le Père Hubert Holzer, alors curé de la paroisse, célébrante laïque, responsable de 2007 à 2022 de l’association Église Saint-Boniface, puis vice-coordinatrice aux côtés de l’allemande Ulrike Teigeler, l’actuelle responsable.

| © Association Église St-Boniface

Saint-Boniface de Genève en quelques dates
1881-1984: 1ère célébration de la communauté germanophone Saint-Boniface avec l’abbé Gaspard Blanchard à la rue de l’Arquebuse. Puis déménagement dans la Vieille-Ville à la rue… Jean Calvin.
1885: fondation du «Gesellenverein», association d’ouvriers et de compagnons du travail.
1916-1925: le Père jésuite Wilhelm Geser, de Gossau (SG), prend la direction de la communauté St-Boniface. Plusieurs jésuites lui succèderont au fil du temps. Fondation de deux associations féminines et de la pension pour jeunes filles, et du «Jungmännerverein», qui deviendra par la suite le Kolping, une association catholique visant à aider les jeunes compagnons.
1927-1929: achat des parcelles de l’avenue du Mail et construction de la chapelle. Les religieuses de Menzingen prennent la direction de la Pension.
1930- 1974: différents collectifs liés à la communauté se créent: pour les mères de familles et pour les pères, de gymnastique, ainsi que le Team 68. Le home pour personnes âgées est inauguré en 1961.
1972: les religieuses de Sainte Dorothée reprennent la direction de la Pension.
1975: le Team 68 et le Kolping fusionnent et une 1ère messe «Boni Sonntag» est dite. L’évêque Pierre Mamie érige St-Boniface en paroisse pour les germanophones de Genève.
1988-1992: Départ des religieuses. La direction des foyers est confiée à des laïcs.
2007:  Mgr Pierre Farine dissout la Paroisse St-Boniface, qui devient une communauté pastorale (Kirchgemeinde) distincte du foyer pour étudiants St-Boniface. L’association Église Saint-Boniface est créée. LB

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Silvia Meier, dans la chapelle St-Boniface de Genève | © Lucienne Bittar
23 avril 2024 | 17:00
par Lucienne Bittar

Les missions linguistiques composent une partie importante du paysage de l’Eglise en Suisse romande. Afin de mieux les connaître, cath.ch propose, dans la série «Missions linguistiques en lumière» de partir à leur rencontre.

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