'La Famille de Marie’, une communauté «sulfureuse» sous tutelle (1/2)
A l’instar de plusieurs autres communautés nouvelles, ‘La Famille de Marie’ a été mise sous tutelle par le Vatican en juin 2022, pour des suspicions d’abus psychologiques et spirituels. Une démarche restée étonnamment discrète visant une communauté aux émanations «sulfureuses», dont les ramifications s’étendent jusqu’en Suisse et au sein-même du Vatican.
Gebhard Paul Maria Sigl posséderait les mitaines de Padre Pio, qu’il aurait l’habitude d’imposer sur les fidèles. Il prétendrait également souffrir de stigmates invisibles et être capable de lire dans le cœur des personnes. Telles sont quelques unes des révélations d’anciens membres de La Famille de Marie sur l’ex-directeur spirituel de la communauté catholique. Les qualificatifs de ‘mégalomane’, ‘tyrannique’, ‘narcissique’, ou encore ‘assoiffé de pouvoir’ sont également utilisés par ces témoins pour décrire la personnalité de l’Autrichien.
Ce dernier n’est officiellement plus à la tête de La Famille de Marie depuis un décret pris par le Vatican le 1er juin 2022, ordonnant sa destitution et la mise sous tutelle de la communauté, ainsi que de son bras sacerdotal, «l’Oeuvre de Jésus Souverain Prêtre». Rome a officiellement justifié son geste par la constatation d’une «confusion entre le for interne et le for externe», d’un «culte aveugle et inconditionnel du fondateur», de «manipulation mentale», ou encore de «mystification du récit spirituel».
«Le fait est que La Famille de Marie ne s’est pas établie sur des bases saines, loin s’en faut»
La mise sous tutelle de la communauté qui compte aujourd’hui plus de 60 prêtres, 30 séminaristes et «frères laïcs», 200 laïques consacrées, présente dans onze pays, dont la France et et la Suisse, a été décidée suite à une visite apostolique menée en 2021 par Mgr Francesco Cacucci, évêque émérite de Bari. La Famille de Marie a été confiée, en attendant que le Vatican statue sur son sort, à un ‘commissaire’, en la personne de Mgr Daniele Libanori, évêque auxiliaire de Rome. La branche féminine a été mise sous la responsabilité de Sœur Katarina Kristofova, ancienne supérieure générale des Sœurs du Divin Rédempteur.
Prise en main tardive de Rome
L’affaire a reçu jusqu’à maintenant peu d’attention des médias et a été traitée dans la discrétion par les instances ecclésiastiques. La situation de La Famille de Marie renvoie à celle d’autres communautés catholiques «remises à l’ordre» par le Vatican ces dernières années, après la mise en évidence de sérieuses dérives en leur sein.
La Famille de Marie est une communauté certes plutôt petite et méconnue comparée à d’autres. Mais son cas pose un certain nombre de questions. L’une d’elles est l’aspect particulièrement tardif de la mise en alerte du Vatican, alors que des signaux inquiétants avaient déjà émergé depuis de nombreuses années sur la communauté, qui a pris sa forme actuelle au début des années 1990. La gravité des dérives qui remontent à la surface rend cette interrogation encore plus prégnante.
Une communauté «sectarisée»
Le fait est que La Famille de Marie ne s’est pas établie sur des bases saines, loin s’en faut. Ses principales figures fondatrices traînent de lourdes casseroles. A maintes reprises dans le collimateur du Vatican, la communauté a réussi à survivre par divers «stratagèmes», notamment en changeant de lieux, de forme et de nom.
«Aucune indication d’abus d’ordre sexuel n’a pour l’instant émergé dans le contexte de La Famille de Marie»
Les circonstances entourant La Famille de Marie n’auraient peut-être pas été révélées sans la perspicacité de journalistes qui ont repéré de suspectes zones d’ombre. L’affaire a été largement investiguée par le média catholique italien Adista et la journaliste Ludovica Eugenio. Cette dernière a recueilli un grand nombre de témoignages et de documents sur la communauté et ses fondateurs. Une enquête au long cours qui a donné lieu à toute une série d’articles scrupuleusement documentés. L’image qui en ressort est celle d’une communauté profondément «sectarisée», enfermée dans le culte de la personnalité, la soumission et l’instrumentalisation des personnes, ainsi que les délires mégalo-mystiques. Contactée par cath.ch, Ludovica Eugenio précise que si les abus spirituels et psychologiques semblent caractérisés, aucune indication d’abus d’ordre sexuel n’a pour l’instant émergé dans le contexte de La Famille de Marie.
Apparitions mariales, anticommunisme et Loge P2
Les abus sexuels apparaissent cependant en toile de fond dans l’histoire de la communauté, pour ce qui concerne l’un de ses fondateurs: Joseph Seidnitzer. Le prêtre autrichien est l’une des trois figures tutélaires de la Famille de Marie, avec l’évêque slovaque Pavol Hnilica et l’Autrichien Gebhard Paul Maria Sigl.
Mgr Hnilica est un véritable personnage de roman. Ordonné évêque dans la clandestinité dans la Tchécoslovaquie communiste, il fonde en 1968 la communauté ‘Pro Deo et Fratribus’, qui sera «l’ancêtre» de La Famille de Marie. L’organisation est en grande partie destinée à soutenir l’opposition anticommuniste. ‘Pro Deo et Fratribus’ aurait servi d’intermédiaire au transfert d’énormes sommes d’argent à destination de la Pologne et de pays d’Amérique latine provenant notamment de la banque du Vatican (IOR). Mgr Hnilica paraît «tremper» pendant des années dans toutes sortes de «combines» plus que douteuses. Il est en particulier mis en cause dans l’affaire de la mallette du banquier Roberto Calvi, appartenant à la loge maçonnique P2 et retrouvé assassiné à Londres en 1982. Dans ce cadre, il est condamné en 1993 à trois ans et six mois de prison avec sursis par un tribunal romain de première instance pour recel.
«Suite à l’éloignement de Joseph Seidnitzer, Gebhard Sigl prend les commandes de La Famille de Marie»
Son nom est également cité dans divers mouvement ecclésiaux controversés tels que l’Opus Angelorum ou l’Armata Bianca, qui font la part belle à un mysticisme exalté. Dans le même ordre d’idée, le fondateur de ‘Pro Deo et Fratribus’ a accompagné la voyante du Colorado Theresa Lopez dans ses tournées, au début des années 1990. Les prétendues apparitions mariales de la mystique avaient permis de lever des dizaines de millions de dollars. Une démarche condamnée par Mgr James Stafford, évêque de Denver à l’époque.
Racines douteuses
Après l’effondrement des régimes communistes, au début des années 1990, ‘Pro Deo et Fratribus’ perd sa raison d’être. Mgr Hnilica est alors à la recherche d’une nouvelle communauté. Par le biais de connaissances communes, il rencontre Joseph Seidnitzer et son fils spirituel Gebhard Sigl, qui ont fondé en 1972 l’Oeuvre du Saint-Esprit (OSS). Les trois hommes se reconnaissent dans un même type de spiritualité, centrée sur une profonde dévotion mariale.
Mais Joseph Seidnitzer est un personnage des plus sulfureux. Il a été condamné à trois reprises à des peines de prison entre les années 1950 et 1960 pour de multiples abus sexuels sur des adolescents qu’il violait après les avoir saoulés. Dans le détail, il a été condamné en 1954 à huit mois de prison ferme en Styrie (sud de l’Autriche), en 1958 à un an ferme à Innsbruck, et à 14 mois supplémentaires dans la même ville en 1960, après avoir été déclaré coupable de deux agressions sexuelles commises à Interlaken, dans le canton de Berne.
«Joseph Seidnitzer est décrit comme ayant été au centre d’un système communautaire fondé sur la tyrannie psychologique»
Au moment où le Slovaque rencontre les deux Autrichiens, l’OSS est en totale perdition. Le Vatican, sans doute mis au courant des condamnations du Père Seidnitzer, a écarté ce dernier de l’OSS, qui sera dissoute en 1990. Les 21 «survivants» de l’Oeuvre trouvent en l’évêque Hnilica une caution ecclésiale pour recréer une communauté «nettoyée» de l’héritage de Joseph Seidnitzer. Pavol Hnilica refonde donc sous sa houlette, à partir des cendres de l’OSS, la Famille de Marie. L’Institut se compose aujourd’hui de deux branches: l’Association ‘Pro Deo et Fratribus’ – Famille de Marie et L’Œuvre de Jésus Souverain Prêtre (Opus J.S.S.), qui fonctionnent d’une manière organique dans les Œuvres apostoliques qui leur sont confiées, explique le site internet de la communauté.
Suite à l’éloignement de Joseph Seidnitzer, Gebhard Sigl prend les commandes de la nouvelle communauté, qui parvient à se forger une légitimité et à se faire reconnaître par Rome en 1995. Joseph Seidnitzer décède en 1993. Pavol Hnilica gravitera autour de la nouvelle communauté jusqu’à sa mort en 2006.
Une «nouvelle communauté»?
Selon Adista, Paul Maria Sigl était parfaitement au courant du passé criminel de Joseph Seidnitzer. Il lui est néanmoins resté fidèle jusqu’au bout, reprenant en tous points ses méthodes «d’évangélisation» et sa «spiritualité». L’agence de presse italienne révèle que le duo était engagé dans nombre de divagations mystico-millénaristes. D’après certains témoins, Joseph Seidnitzer se considérait comme le pape des temps nouveaux, qui allait restaurer l’Eglise. Il aurait notamment prophétisé que la fin des temps allait survenir le 1er janvier 1975, et qu’à cette occasion, le pape Paul VI devrait lui laisser sa place.
De manière générale, Joseph Seidnitzer est décrit par d’anciens adeptes comme ayant été au centre d’un système communautaire fondé sur la tyrannie psychologique. Comment penser, dès lors, que la «nouvelle» communauté sous l’égide de Gebhard Sigl allait changer radicalement de visage? Les témoignages recueillis par Adista et les constatations de la visite apostolique suggèrent au contraire que l’héritage «spirituel» de Joseph Seidnitzer et de Pavol Hnilica a été pleinement reconduit dans la Famille de Marie. (cath.ch/adista/arch/rz)
La seconde partie de ce dossier sera diffusée le 4 juillet 2023
A l’instar de plusieurs autres communautés nouvelles, 'La Famille de Marie’ a été mise sous tutelle par le Vatican en juin 2022, pour des suspicions d’abus psychologiques et spirituels. Une démarche restée étonnamment discrète visant une communauté aux émanations “sulfureuses”, dont les ramifications s’étendent jusqu’en Suisse et au sein-même du Vatican.