«La Crucifixion blanche», Marc Chagall, 1938, détail. Souffrance humaine et espérance spirituelle | © Art Institute de Chicago
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«La Crucifixion blanche» de Marc Chagall est exposée à Rome

Si vous avez l’intention de vous rendre à Rome en janvier dans le cadre du Jubilé 2025, vous pourriez admirer, exceptionnellement, «La Crucifixion blanche» (1938) de Marc Chagall. Habituellement conservée à l’Art Institute de Chicago, cette œuvre spirituelle appelant à l’unité religieuse a momentanément rejoint la Ville éternelle.

Les itinéraires de foi proposés à Rome durant l’Année sainte font une large place à l’art, porte d’entrée vers le beau et le haut. Le Dicastère pour l’Évangélisation a organisé, en effet, une série d’expositions gratuites dans le cadre du festival «Le Jubilé est culture», indique Vatican News. Le tableau de Marc Chagall La Crucifixion blanche pourra ainsi être admiré jusqu’au 27 janvier 2025 au Palazzo Cipolla. Le pape lui-même est venu le contempler le 8 décembre dernier.

Cette œuvre est considérée comme emblématique du dialogue entre le judaïsme et le christianisme. Métaphore des persécutions religieuses, elle porte aussi en elle l’espérance, le thème de l’Année sainte.

Le texte sacré, source d’inspiration pour Chagall

L’œuvre artistique de Marc Chagall est fortement marquée par ses origines juives hassidiques et russes: par la tradition biblique et le folklore russe donc, mais aussi par l’antisémitisme des années 30 et la Schoa.

Marc Chagall, «Le frappement du rocher» (1960-1966), musée national Marc Chagall, Nice. La foule des Hébreux en liesse voit l’eau s’écouler en abondance | © Lucienne Bittar

La France, où il s’est fait naturalisé en 1937, et les États-Unis, où il s’est réfugié un temps, abritent certains de ses tableaux les plus révélateurs de cette inspiration spirituelle et religieuse. Ainsi du musée national du message biblique Marc-Chagall, à Nice, où on peut admirer dix-sept grandes toiles de l’artiste illustrant la Genèse, l’Exode et le cantique des cantique, et que Chagall a offert de son vivant à l’État français, en 1966.

Pour le peintre franco-russe, le texte sacré était en effet une source d’images et de poésie majeure. Sur commande de son ami Ambroise Vollard, un grand marchand d’art français, il a exécuté toute une série de gouaches et d’eaux fortes illustrant la Bible. Celle des prophètes, des patriarches et des rois, mais aussi de Jésus, persécuté et crucifié.

Le Christ, archétype de l’homme persécuté

Comment comprendre ce dernier choix de la part d’un peintre juif? Interrogé à ce propos par Vatican News, l’historienne de l’art Mélina de Courcy, enseignante au Collège des Bernardins à Paris, rappelle que le Christ de Chagall n’est pas le Christ des chrétiens. C’est un homme au destin exemplaire, et une figure universelle de la souffrance humaine.

L’idée chrétienne de la rédemption, «c’est-à-dire d’un seul homme qui souffre pour la multitude», qui «porte nos obscurités et par cela nous unit à lui et nous unit les uns aux autres», est totalement absente de la conception du Christ par Chagall, explique cette spécialiste des œuvres d’art spirituelles. «Pour lui, le Christ est infiniment saint mais il n’est pas divin.»

Le cri de souffrance d’un peuple

La Crucifixion blanche est de fait un cri de souffrance pour les juifs pourchassés, exterminés et contraints à la fuite. Chagall le peint l’année de la sinistre ‘Nuit de cristal’ du 3 novembre 1938 en Allemagne (le cristal étant une allusion aux vitrines brisées des magasins et institutions juives: n.d.l.r.). C’est ce dont témoigne l’horizon très noir de ce tableau, décrypte l’historienne d’art. «Il s’appelle la Crucifixion blanche, mais il offre un horizon bouché, cerné de noir, rempli de fumée de la destruction, de la désolation et de la mort.»

«La Crucifixion blanche», Marc Chagall, 1938. L’artiste y dépeint le renversement du monde juif | © Art Institute de Chicago

Chagall y met en scène un tourbillon de signes, relève encore Mélina de Courcy pour Vatican News. «Un tumulte mortifère entoure un homme juif, Jésus crucifié, les bras en croix, les yeux fermés, au milieu d’un déchaînement de violence et de mort. À gauche, des troupes révolutionnaires brandissent des drapeaux rouges, brûlent un village aux maisons renversées, tandis que le mobilier de ces maisons voltige en l’air. C’est bien le renversement du monde juif qui est représenté. (…) Le lion de Juda, les rouleaux de la Torah sont en flammes.»

Les quelques touches de couleurs furtives, comme l’orangé des flammes, le bleu, le vert des tuniques, mettent encore plus en valeur ce fond de neige sali par la destruction et la mort.

La lumière blanche, primordiale

Mais si le noir joue un rôle majeur dans ce tableau, la lumière blanche le fait tout autant. Dans La Crucifixion blanche, la tête du Christ, recouverte habituellement d’épines, est coiffée d’un turban oriental et nimbée de blanc. Autour des reins, il a un talith juif, châle de prière et coutume ashkénaze des juifs d’Europe orientale. «Le grand talith exprime l’humanité devant la divinité, analyse l’enseignante au Collège des Bernardins. Au pied de la Croix, on voit la Menorah, ce chandelier qui représente la lumière spirituelle qui ne s’éteint jamais. En fait, la matérialisation de la présence de Dieu dans ce tableau, ce n’est pas le Christ, c’est le chandelier.»

Mais «ce que l’on peut comprendre à travers cette lumière blanche, qui est dans la légende hassidique associée à la lumière primordiale, c’est que ce mystère du Christ couvre d’avance d’une nappe de lumière toute l’histoire à venir», interprète-t-elle encore.

L’artiste, messager entre l’homme et Dieu

Chagall peindra d’autres crucifixions à partir de celles-ci, telle La Crucifixion jaune. Il insèrera aussi dans ses peintures des représentations du Christ en croix, comme dans La Résurrection au bord du fleuve (1947)«où le Christ, allongé au-dessus de Vitebsk en flammes, a des entrailles qui ressemblent à une palette de peintre», précise Mélina de Courcy. «Autant d’indications pour nous dire ce que Chagall dit lui-même à sa femme Bella: ›Avec le Christ, je suis crucifié sur le chevalet’.»

Si Chagall ne nie pas nos obscurités, il reste habité par l’espérance. Dans La Crucifixion blanche, «le Crucifié est traversé par une diagonale de lumière primordiale qui vient du ciel pourtant tout noir et qui rejoint la neige où se passe le massacre. Le Christ est au milieu de tout cela, mais il y a une espérance qui nous fait lever les yeux vers le haut du tableau, avec ce grand rai de lumière blanc qui traverse la nuit.» Pour l’historienne d’art, l’œuvre de Chagall témoigne de la transcendance, comme le font les prophètes. (cath.ch/vn/lb)

«La Crucifixion blanche», Marc Chagall, 1938, détail. Souffrance humaine et espérance spirituelle | © Art Institute de Chicago
3 janvier 2025 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 4  min.
Art (135), Art sacré (48), Dialogue interreligieux (284), Italie (256), Judaïsme (28), Rome (350)
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