L’absence des parents, «une vraie bombe à retardement» Reportage

Bolivie: L’émigration massive provoque la désintégration des familles

Santa Cruz/La Paz, 14 décembre 2010 (Apic) La Bolivie, le pays le plus pauvre et le plus inégalitaire d’Amérique latine (*), voit sa population en âge de travailler partir gagner sa vie à l’étranger. Face au sous-emploi local et aux faibles rémunérations, nombre de Boliviens cherchent leur salut dans un exil temporaire qui devient souvent définitif. Victimes de la désintégration de la famille, les enfants restés au pays avec leurs grands-parents ou avec un oncle ou une tante font face à de grandes difficultés au plan émotionnel et éducatif. Certains sombrent dans la délinquance.

Selon diverses études (**), on estime que plus de trois millions de Boliviens vivent à l’extérieur: en Argentine, au Brésil, aux Etats-Unis et en Europe, notamment en Espagne et en Italie. Plus du tiers de ces immigrants proviennent de Cochabamba, près d’un quart de La Paz, et un cinquième de Santa Cruz de la Sierra. En Espagne, selon les estimations, les immigrants boliviens sont quelque 350’000, dont plus de la moitié sont des sans papiers. Pour pouvoir payer le voyage vers l’Europe, ils ont emprunté auprès de leur famille, vendu ou hypothéqué leur maison, et sont donc souvent très endettés.

Selon la Banque Centrale de Bolivie (BCB), les envois d’argent provenant de la main d’œuvre immigrée en Europe et sur le continent américain approchaient, en 2008, 1,1 milliard de dollars, soit l’équivalent de 8% du Produit Intérieur Brut (PIB) du pays. Près des trois quarts de cette somme sont envoyés par les femmes. A l’heure actuelle, la Bolivie ne pourrait plus se passer de cet afflux d’argent extérieur, qui représente quasiment la moitié de l’apport de devises étrangères, après l’exportation de gaz naturel.

Mais la récession en Espagne et aux Etats-Unis (taux de chômage respectivement de quelque 20% et 10%) a fait reculer de 9,9% cette manne envoyée par les immigrés boliviens durant les 8 premiers mois de cette année, met en garde la BCB.

Avec la crise économique en Espagne, les parents envoient moins d’argent

«Dans certaines zones urbaine de Cochabamba, plus de la moitié des parents sont partis gagner leur vie à l’étranger, confiant leur progéniture à de la famille plus ou moins proche. C’est un grave problème social, une vraie bombe à retardement», nous confie le Père Federico Torrico Fernandez, vicaire général de l’archidiocèse de Cochabamba, dans une vallée fertile et tempérée à plus de 2’500 m d’altitude. Ceux qui sont partis sont les gens économiquement actifs, de surcroît jeunes. Ce ne sont certes pas les plus pauvres, qui n’ont même pas de quoi manger à leur faim, lance-t-il.

Cette émigration de masse, provoquée par le manque d’emplois et la pauvreté ambiante, concerne avant tout des parents jeunes, menaçant l’équilibre des familles, provoquant maintes fois son éclatement. Les enfants séparés de leurs parents souffrent souvent de problèmes émotionnels et affectifs, voire d’abus de la part de membres de l’entourage restés au pays. Leur parcours scolaire est perturbé, et un certain nombre d’entre eux sombrent dans la délinquance. L’absence des parents est clairement une cause d’échec scolaire et de comportements négatifs, souligne également Victor Hugo Anez, directeur exécutif de la Fondation «Universidad de la Familia».

«Ici, le phénomène de l’immigration est devenu un problème aigu depuis 5 ans, et les enfants en portent souvent les conséquences. De plus, avec la grave crise économique en Espagne, les parents émigrés n’envoient plus d’argent», se désole Père Torrico Fernandez.

A Viru Viru, avant la crise, ils étaient des centaines à partir quotidiennement

«Avant de partir, ils avaient vendu le peu de biens qu’ils avaient, et maintenant, ils n’ont plus rien. Certains sont tombés dans le filet de mafias, et ont dû payer des milliers d’euros pour passer clandestinement les frontières», relève à son tour le Père Marcial Sanchez, curé de la paroisse de Saint-Jean-Baptiste à Punata, à une cinquantaine de kilomètres de Cochabamba, au centre du pays. Partout, les religieux, qui tiennent des écoles dans les banlieues des grandes agglomérations, témoignent du traumatisme que représente l’absence des parents pour ces enfants et adolescents.

A l’aéroport international de Viru Viru, à Santa Cruz de la Sierra, le visiteur rencontre encore des Boliviens chargés de bagages qui s’apprêtent à s’envoler pour un eldorado souvent imaginaire. Mais avec la récession économique, qui frappe les Etats-Unis et l’Europe, le flot s’est quelque peu tari. A l’époque des beaux jours, plusieurs centaines de personnes quittaient le pays quotidiennement depuis cet endroit, au cœur de la «Media Luna» (la «Demi-Lune») (***), dans la région la plus riche de la Bolivie. Située dans les plaines orientales à quelque 400 m d’altitude, Santa Cruz, la plus grande ville du pays avec 1,6 million d’habitants, concentre en effet l’essentiel des réserves d’hydrocarbures et les grands domaines latifundiaires.

Le noyau familial se désintègre

C’est là, dans les bureaux de la Caritas diocésaine, à la Calle Seminario N° 2005, que nous reçoit Ernesto Morales Garcia. Responsable du projet de «participation citoyenne» auprès de la Commission archidiocésaine de pastorale sociale (PASOC) de Santa Cruz, il relève que dans sa ville, les effets de cette forte émigration se font douloureusement sentir: «le noyau familial se désintègre. Dans les écoles catholiques de la ville, quand on convoque les parents pour une réunion, nombre d’entre eux manquent à l’appel. Dans certains quartiers, cela concerne 70% des parents. Des mères de famille âgées de 25 ans sont parties à l’étranger, confiant leurs trois enfants aux grands-parents. Les enfants sont laissés à l’abandon, ne voient plus leurs parents… Certains souffrent de la faim!»

Les classes moyennes ne sont pas épargnées par ce phénomène migratoire. Le taux de criminalité des jeunes de certains quartiers, pas toujours les plus pauvres et les plus marginalisés, prend l’ascenseur, souligne le responsable de la PASOC. Ces adolescents ou jeunes adultes rejoignent alors des bandes de jeunes délinquants, les «pandillas juveniles» ou les «camarillas», où ils retrouvent la chaleur et la protection du groupe. Ces bandes de quartier s’adonnent au vol, au trafic de drogue et à diverses agressions.

L’absence à la maison de figures maternelle ou paternelle a de graves conséquences sur le développement psycho-émotionnel de deux tiers des enfants concernés, selon l’étude de l’Association des migrants boliviens en Espagne AMIBE (**). AMIBE note que 10% des enfants dont les parents sont partis à l’étranger abandonnent leur cursus scolaire, 4% rejoignent les «pandillas» et 2% tombent dans l’alcoolisme ou la consommation de drogue.

La PASOC relève que l’attraction qui attire les populations rurales vers les villes s’est fortement accélérée depuis l’imposition en août 1985 du modèle ultralibéral appelé «nouvelle politique économique», avec la privatisation ou le démantèlement des entreprises publiques (mines, télécommunications, transports, eau, électricité, pétrole et gaz).

L’adoption de cette politique néolibérale a provoqué également une vague d’exode hors du pays. C’est ainsi que les Etats-Unis sont devenus pour beaucoup une sorte de «société parfaite», où les opportunités sont toujours présentes pour celui qui veut les saisir. Quand ils reviennent au pays pour les vacances, les émigrants ne racontent jamais à leurs parents la situation difficile qu’ils vivent dans le pays d’accueil, comme la double journée de travail pour pouvoir envoyer de l’argent à la famille, les conditions de logement rudimentaires et les réalités encore plus douloureuses que sont la prostitution ou la vie de sans papiers.

Malgré cela, selon une enquête d’opinion de l’entreprise «Ipsos Apoyo, Opinion y Mercado», s’ils en avaient la possibilité, 6 Boliviens sur 10 vivant dans les plus grandes villes du pays s’en iraient s’établir à l’étranger. 61% des Boliviens – avant tout les jeunes de 18 à 24 ans – voudraient s’installer de préférence en Espagne, puis aux Etats-Unis, en Argentine et au Brésil, tandis que seuls 38% d’entre eux ont déclaré qu’ils ne voudraient en aucun cas émigrer.

(*) La Bolivie compte quelque 10 millions d’habitants et la densité de sa population est de moins de 10 habitants au km2. Entouré par le Brésil, le Paraguay, l’Argentine, le Chili et le Pérou, ce pays de près de 1,1 million de km2, sans accès à la mer, connaît une très grande inégalité dans la répartition des terres. Une petite centaine de familles sont propriétaires de 25% de la surface du pays, soit près de six fois la Suisse! La pauvreté touche près des deux tiers de la population, soit quelque six millions de personnes. Un tiers des Boliviens vivent même dans une situation que l’on peut qualifier de pauvreté extrême et d’indigence. Cf. Guillermo Davalos Vela – Inequidad y exclusion: Pandillas juveniles, Fundacion SEPA, Santa Cruz de la Sierra, septiembre 2009

(**) Voir notamment l’étude «Situacion de familias de migrantes a Espana en Bolivia», AMIBE, Asociacion de Migrantes Bolivia Espana, et ACOBE, Asociacion de Cooperacion Bolivia Espana www.acobe.org/doc

(***) La Bolivie est divisée entre la partie occidentale, l’Altiplano, où vit la majorité des populations indiennes Aymaras et Quechuas, bordé par deux chaînes de montagnes andines: la Cordillère occidentale et la Cordillère orientale. Cette dernière sépare l’Altiplano des basses terres et des hautes vallées. C’est la partie la plus pauvre du pays. Les départements orientaux – ceux de Santa Cruz, Beni, Pando et Tarija – dans les basses terres, que l’on appelle la «Media Luna» (la «Demi-Lune»), en raison de leur configuration géographique, sont les plus riches. Ils sont peuplés en majorité de populations d’ascendance européenne, notamment espagnole. Il s’y ajoute une population indigène composée d’une trentaine de groupes ethniques de faible dimension. C’est la région où l’on trouve les industries modernes, la production de gaz et de pétrole, de grandes propriétés (haciendas) et des entreprises où l’on produit du sucre, de l’huile, du soja. Ensemble, les départements orientaux représentent 36% de la population bolivienne, mais c’est là que se concentre la plus grande partie de la richesse du pays.

L’œuvre d’entraide catholique Aide à l’Eglise en Détresse AED (Antenne pour la Suisse romande et italienne Ch. Cardinal-Journet 3 CH-1752 Villars-sur-Glâne) soutient de nombreux projets de l’Eglise en Bolivie: Compte chèque postal n° 60-17700-3 UBS, Genève, Cpte n° 0240-454927.01W

Des photos peuvent être obtenues à l’apic: jberset@kipa-apic tél. 026 426 48 01 (apic/be)

14 décembre 2010 | 16:42
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 7  min.
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