Emmanuel Kant (1724-1804) est l'un des plus grands philosophes des Lumières | domaine public
Suisse

Kant croyait en Dieu, mais pas à «sa preuve»

Il y a 300 ans naissait Emmanuel Kant, l’un des plus grands philosophes des Lumières. Michael Hampe, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), scrute les réflexions du penseur allemand sur la transcendance.

Annalena Müller, kath.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden

Cette année, nous fêtons le 300e anniversaire de la naissance d’Emmanuel Kant [22 avril 1724-12 février 1804]. Qu’a-t-il encore à nous dire aujourd’hui?
Michael Hampe: Je pense qu’il a encore beaucoup à nous dire. Notamment que celui ou celle qui veut comprendre quelque chose à la vie, c’est-à-dire prétendre à la connaissance, doit aujourd’hui encore être assidu et courageux. Être paresseux et peureux représente aujourd’hui, comme à l’époque, un grand danger, car cela peut vous amener à vous faire manipuler par d’autres. Son injonction «Sapere aude!» (Ose penser par toi-même!) est donc toujours juste et importante, et peut-être encore plus à l’époque des fake news.

La Critique de la raison pure est considérée comme l’un de ses textes les plus importants. En gros, de quoi cela parle-t-il?
(Rires) Très brièvement, cela parle de l’impossibilité d’appliquer des figures de raisonnement qui fonctionnent en mathématiques à des objets non-mathématiques…

Et en développant tout de même un petit peu…
La soi-disant «métaphysique» estimait que les preuves qui conduisent à des intuitions en mathématiques devaient également être possibles dans l’étude de sujets comme «Dieu», «l’âme humaine», «le monde dans son ensemble».

Les mathématiques traitent d’objets tels que les chiffres. Mais en tant qu’objets abstraits, ils ne peuvent pas être expérimentés par les sens. Nous ne trébuchons pas sur le chiffre trois ou sur π dans notre salon. Nous partons du principe que π existe d’une manière ou d’une autre, car nous pouvons déduire ce nombre mathématiquement et l’utiliser avec succès dans toutes sortes de calculs, notamment en relation avec les cercles.

Michael Hampe est professeur de philosophie à l’EPFZ | © Annalena Müller

En théologie et en philosophie, l’idée a longtemps eu cours que de telles déductions et preuves sur les propriétés de ce qui n’est pas perceptible par les sens devaient également être possibles pour des objets non mathématiques.

Dieu par exemple?
Exactement. Si Dieu est quelqu’un dont on ne peut pas avoir d’expériences sensorielles, la question se pose alors de savoir si les preuves produites pour les mathématiques peuvent également lui être appliquées. Peut-on ainsi prouver l’existence de Dieu ou sa toute-puissance? Kant a répondu par la négative.

Kant a ainsi contredit plus de 500 ans de théologie rationnelle. L’Eglise catholique, au plus tard depuis le «sic et non» de Pierre Abélard (1122), a voulu prouver Dieu par la logique…
Le Kant «tardif» ne croyait plus, il est vrai, en la théologie rationnelle. Dans la Critique de la raison pure, il montre qu’un tel projet est impossible. La production d’énoncés sur Dieu, l’âme et le monde dans son ensemble qui, d’une part, seraient universellement valables et, d’autre part, non limités à une expérience sensible particulière, ne peut pas fonctionner.

Si l’on ne peut pas prouver Dieu mathématiquement, ne peut-on rien en savoir?
Kant lui-même était quelqu’un de religieux. Il estimait qu’il avait limité son propre savoir pour faire place à la foi. Il aurait probablement simplement affirmé que nous ne pouvons pas faire de déclarations intersubjectivement justifiables sur Dieu, qu’il n’existe pas de science à son sujet. Quant à savoir si l’on peut avoir en privé des expériences religieuses que l’on associe au mot «Dieu», et même si l’on doit le «postuler», lui et l’immortalité, dans le cadre d’une philosophie pratique, c’est une autre histoire.

«Le lien entre la morale et la religion est très étroit chez Kant»

C’est-à-dire?
Kant n’exclut pas qu’il existe des expériences religieuses et des besoins moraux en rapport avec la religion. Il dit seulement qu’une telle expérience n’est pas contrôlable conceptuellement. Par exemple, (Michael Hampe montre des images encadrées au-dessus de son bureau) Nous pouvons tous deux nous mettre d’accord sur le fait que ces cadres sont rouges.

Mais si je vous dis que j’ai eu une illumination hier soir, vous pouvez le croire ou non. Il n’y a rien dans cette pièce à quoi vous ou moi puissions faire référence physiquement pour justifier que j’ai eu une illumination.

Mais cela ne signifie pas que Dieu n’existe pas…
Non. Cela signifie seulement qu’on ne peut pas apporter de preuve de l’existence de Dieu. Mais Kant ne voulait pas du tout éliminer l’idée de Dieu, comme le fera plus tard Nietzsche.

Emmanuel Kant a reçu une éducation profondément religieuse, voire piétiste. Dans quelle mesure cela a-t-il influencé sa conception de la morale?
La morale joue un grand rôle chez Kant. Le lien entre la morale et la religion est très étroit chez lui. Il est d’ailleurs à l’origine du fameux impératif catégorique. Le langage populaire en connaissait une «version préliminaire», si l’on peut dire, dans la «règle d’or»: «Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse».

Derrière l’impératif catégorique, Kant réfléchit également à ce qui motive réellement l’action morale. Agissons-nous de façon morale parce que nous aspirons à la réussite sociale? Ou parce que nous suivons une loi morale que nous trouvons en nous en tant «qu’être de raison»?

Kant pense que la morale est le processus par lequel on devient raisonnable dans la pratique, dans lequel on fait coïncider dans une certaine mesure sa propre émotivité avec ce qui est exigé par des motifs rationnels. Selon Kant, nous agissons de manière morale lorsque nous agissons par respect pour la loi morale, l’impératif catégorique. Ce respect est un sentiment motivant. En revanche, la connaissance de la structure de l’impératif catégorique est le résultat d’un discernement raisonnable. (cath.ch/kath/am/rz)

Emmanuel Kant (1724-1804) est l'un des plus grands philosophes des Lumières | domaine public
28 avril 2024 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture : env. 4  min.
Dieu (13), Emmanuel Kant (1), Philosophie (29), Théologie (100)
Partagez!