Kaarina Lorenzini, première archiviste de Florimont
Quel est le lien entre la Grande Guerre, la cryobiologie, un manuscrit hébreu du Livre d’Esther, une bulle pontificale et l’Institut Florimont? Kaarina Lorenzini, première archiviste de cette école, fondée en 1905 par la Congrégation des Missionnaires de Saint François de Sales répond, sources à l’appui.
«Par où commencer? Il y a tant de choses à raconter!», lance Kaarina Lorenzini quand l’interrupteur de son petit local dévoile subitement un combo de papiers du temps passé. Ici, des cartons d’archivage soigneusement alignés, là des livres anciens, des manuels scolaires, des ouvrages de littérature enfantine, une bibliothèque de La Pléiade et quelques objets. Elle s’assoit sur une table et, enlaçant des bras ses genoux, elle commence un récit vivant et imagé de l’histoire de l’Institut Florimont, dirigé par des laïcs depuis 1995.
Lancy, un lieu stratégique pour les Pères
En 1903, alors que la France procède à l’expulsion des congrégations religieuses de son territoire initiée deux ans plus tôt, les Missionnaires de Saint François de Sales ne peuvent plus exercer dans leurs collèges savoyards et s’établissent à Lancy. Ils choisissent la villa «Les Désertes» (le bâtiment qui abrite la Réception actuelle, ndlr) pour fonder leur établissement, à quelques foulées du cimetière de Saint-Georges, juste en face de l’église du même nom, inaugurée quelques mois plus tôt. «Au début du XXème siècle, la situation s’était calmée à Genève après le Kulturkampf. C’était le moment idéal pour que les congrégations religieuses fondent des écoles privées», explique Kaarina Lorenzini. La carte à jouer est double, le plateau de Lancy offrant une qualité de vie propice aux principes hygiénistes de plus en plus en vogue.
Une destinée franco-suisse
Au seuil du XXème siècle, Genève et la France s’apprêtent à croiser à nouveau leur histoire. Fondé par le Père François Jeantet, qui s’entoure d’autres missionnaires expulsés principalement de Mélan et d’Evian, l’Institut Florimont propose un programme d’étude calqué sur le modèle français; mais pour la bonne forme, la direction est confiée à un prêtre genevois, l’abbé Joseph Rivollet.
L’histoire des élèves et des professeurs de l’Institut se conjuguera dès lors au rythme des grandes guerres (1914-18 et 1939-45), avec de lourdes pertes humaines sur le front. «14-18, c’est un cataclysme pour Florimont», souligne l’historienne, spécialisée dans l’histoire nationale. «En 1914, le corps professoral n’est constitué que de vingt-et-un enseignants. On imagine donc aisément la saignée que le départ de dix-sept enseignants entre 1914 et 1916 a pu constituer pour l’école.»
Dans le bâtiment principal de l’Institut Florimont, une plaque commémorative mentionnant les noms des dix-huit élèves et des deux enseignants morts «pour la France» rappelle son identité franco-suisse. Différentes personnalités florimontaines illustrent ainsi la frise de la petite histoire qui raconte la grande. A l’instar de ses enseignants, le Père Louis Favre, résistant fusillé par les nazis en 1944, qui est depuis un «Juste parmi les Nations», le Père Luyet, pionnier de la cryobiologie, André Chavanne, futur Conseiller d’Etat, ainsi que le peintre savoyard Constant Rey-Millet. «Florimont était un laboratoire de pensées», résume Kaarina Lorenzini.
Un local pour les Archives
Des manuels scolaires aux archives personnelles des missionnaires, si la mémoire de l’Institut Florimont s’enrichit au fil des années, elle se disperse aussi. Il faut attendre l’année 2015 pour que les Archives de Florimont voient le jour, à l’instigation de l’ancienne responsable de la communication et de Kaarina. Cette dernière avait été alertée par une enseignante de l’établissement inquiète d’observer que cartons et objets s’égaraient au gré des grands chantiers de l’établissement. «Un jour, cette enseignante est venue me dire qu’ils venaient de trouver un manuscrit du Beatus de Liébana (célèbre commentaire de l’Apocalypse écrit au XIème siècle par le moine du même nom, ndlr) dans un carton à chaussures qui avait failli passer à la poubelle!»
Plaques de verre, livres de grande valeur, objets de culte, registres ou encore photos de classes: le patrimoine florimontain était en péril. De tempérament proactif, l’historienne propose alors à la direction de l’Institut et à la congrégation de réunir l’ensemble de ces documents et objets en un seul lieu, afin de procéder à leur catalogage et à leur préservation. Une fois le feu vert donné, c’est un bal de cartons et d’objets qui s’ouvre dans le local de 40m2, désormais dédié aux archives historiques de Florimont. Classer, répertorier: tout est à faire. Bien que les livres de grande valeur ou fragiles, comme le codex genevois du Beatus, aient été confiés à la Bibliothèque de Genève, Kaarina veille sur d’autres petits trésors. Élèves, passionnés et historiens peuvent ainsi consulter une bulle du pape Innocent X, une lettre de la Grande Guerre rédigée sur une fragile écorce de bois, ou encore dérouler un volumen (rouleau se déployant à l’horizontale, ndlr) en hébreu.
Mission pédagogique
Kaarina Lorenzini transmet sa passion pour la petite histoire avec simplicité et vivacité. Fondatrice et co-présidente de l’association Lancy d’Autrefois, dont le but est de préserver et valoriser la mémoire lancéenne, faire parler les sources à travers expositions, conférences et monographies, elle connaît. Aussi, à l’occasion des 100 ans de l’Armistice du 11 novembre 1918, elle entreprend la retranscription du fonds de lettres du Père Marc Garin, un missionnaire de Saint François de Sales tué en 1917 à la bataille du Chemin des Dames.
«Les professeurs de l’époque ont beaucoup documenté la Première guerre mondiale; on a donc des témoignages de première main de tous ces Poilus qui étaient des enseignants ou des élèves», explique l’auteure. Ce travail a donné lieu à un livre pédagogique composé de quarante-huit lettres commentées, pour aborder la Grande Guerre avec les élèves d’aujourd’hui, à travers le témoignage de cet ancien surveillant et enseignant de leur propre école. Un apprentissage de proximité qu’a permis la découverte de ce fonds par les Archives florimontaines. Car la mission confiée à la première archiviste de Florimont est avant tout pédagogique. «Il y a trois manières pour apprendre une chose la meilleure manière est de la professer…», parole de Saint François de Sales. Désormais, la mémoire florimontaine a un lieu où se rassembler; aux contemporains, d’en professer la transmission. (cath.ch/jds)
Extrait de la correspondance du Père Marc Garin, in Lettres du front – Août 1914 – mai 1917, Editions Florimontaines, 2018.
Chambéry, 9 nov. 1915
Carissime,
Je vous renvoie ce volumineux courrier; vous en ferez vos délices! En même temps, je vous adresse mes meilleures salutations. Comment allez-vous? J’espère très bien! Vous devez vivre heureux et paisible dans votre solitude! Avez-vous beaucoup de blessés et de malades? Vous savez peut -être que j’ai quitté l’hôpital de Pézenas, il y a quelques semaines. Après 8 jours de congé dans ma famille j’ai rejoint mon dépôt à Chambéry. La vie y est monotone; on y perd les bonnes traditions du front! Je suis inapte pour un mois; je vais en profiter pour revenir chez mes parents. Je n’ai pas pu «percer» jusqu’à Florimont. Pas de nouvelles fraîches de ce côté-là. Le jour de Toussaint, j’ai rencontré Paccard en gare d’Aix. Deux heures plus tôt, j’aurais vu à Annecy le P. Berthet de retour du front pour six jours.
Mes plus fraternelles amitiés NS.
Marc Garin
97e Régt. 29e Cie
Chambéry (Savoie)