«Un jour, j'ai décidé que je ne serais pas comme ma mère»
«L’éducation d’une femme c’est l’éducation de toute la nation», assure Alice Achan. La lauréate du Prix Caritas 2016 explique à cath.ch comment, à travers ses écoles qui offrent une éducation aux filles-mères d’Ouganda, elle contribue de façon essentielle au développement de son pays.
Alice Achan dirige un projet soutenu par l’œuvre d’entraide catholique Caritas Suisse dans le nord de l’Ouganda. L’activiste, de confession protestante mais qui se dit avant tout chrétienne, a fondé deux académies qui donnent une formation scolaire et professionnelle aux jeunes mères et aux filles enceintes. Après une guerre civile qui a détruit le tissu socio-culturel du pays et les structures communautaires, beaucoup de jeunes filles se retrouvent enceintes très jeunes, et sont exclues de l’école. Certaines ont été exploitées comme esclaves sexuelles dans la milice d’origine ougandaise dénommée «Armée de résistance du Seigneur» (Lord’s Resistance Army-LRA), qui sévissait durant la guerre.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous engager pour cette cause?
Je suis né et j’ai grandi, à Agogo, dans le nord de l’Ouganda. Autour de moi, je voyais beaucoup de femmes souffrir de leurs conditions de vie, surtout à cause de leur manque d’éducation. C’était aussi le cas de ma mère, qui devait travailler très dur dans les champs pour nourrir la famille. Elle n’avait pas les moyens de m’envoyer à l’école. Mon père, qui était plutôt riche, ne trouvait pas important que les filles soient éduquées. Un jour, j’ai décidé que je ne serais pas comme ma mère.
«En Ouganda, la culture est très négative vis-à-vis des femmes»
Avec le soutien, notamment financier, d’un prêtre catholique italien, j’ai pu entrer à l’école lorsque la guerre a éclaté, avec la ferme détermination de terminer mes études. Dans ma ville natale, pendant le conflit, les écoles ont été fermées pendant quatre ans. A ce moment-là les militants de la LRA enlevaient les enfants pour en faire des soldats et les jeunes filles pour les utiliser comme esclaves sexuelles. Je suis donc partie dans une autre ville, Gulu, pour faire mes études. Ensuite, j’ai trouvé un emploi d’assistante sociale dans cette ville.
C’est ainsi que vous avez été amenée à aider les filles-mères?
Oui, et notamment les anciennes esclaves sexuelles libérées de la LRA. Elles étaient enceintes ou avaient des enfants. Une fille en particulier m’a convaincu que je devais m’engager pour cette cause. Elle était sortie depuis peu de temps des griffes de la milice. Elle était enceinte, avait déjà un enfant et n’avait nulle part où habiter, ses parents avaient été tués par la LRA. Alors je l’ai logée dans mon appartement. Elle était très déterminée à s’en sortir, et elle a commencé un apprentissage de couturière. Elle a rapidement pu devenir indépendante.
Son exemple m’a motivée à m’engager davantage pour l’éducation de ces filles, afin qu’elles puissent devenir économiquement autonomes et se réinsérer dans la société. Mon premier projet a été de créer le Christian Counseling Fellowship (Fraternité chrétienne de conseil-CCF), pour conseiller et aider les anciennes captives de la LRA, notamment à retrouver leur famille. Puis en 2007, j’ai fondé, à partir du CCF, la Pader Girls Academy, près d’Agago.
Le souvenir de ce qu’a enduré ma mère m’a toujours inspiré, incité à faire en sorte que ces filles ne finissent pas comme elle. Elle a été très heureuse que j’aie pu faire des études et trouver un travail. Mon père, lui, est mort pendant la guerre.
Que seraient devenues vos jeunes élèves, si elles n’avaient pas intégré l’école?
La plupart d’entre elles seraient à la maison, sans possibilité d’éducation. Car en Ouganda, les filles enceintes et celles qui ont des enfants ne peuvent pas aller à l’école. C’est très dur pour elles, car en même temps que de s’occuper de leurs enfants elles doivent trouver de quoi se nourrir, d’habitude en allant travailler dans des exploitations agricoles. Sans éducation, elles n’ont pratiquement aucune chance de trouver un bon emploi. Le taux de chômage des jeunes filles en Ouganda est de 80%.
Comment faites-vous pour tenter de redonner confiance en la vie aux filles qui ont été des esclaves sexuelles?
Nous avons un programme très complet, qui comprend des services de conseils et de réhabilitation sociale. Nous assurons également les besoins de base pour les filles et leurs enfants, notamment des soins médicaux et psychologiques. Il est important pour elles de comprendre la situation dans laquelle elles se trouvent, afin qu’elles puissent être orientées dans un processus de réintégration sociale. Le fait de se retrouver avec d’autres filles qui ont vécu la même histoire est aussi très bénéfique. Nous formons ainsi des groupes de soutien mutuel.
Y’a-t-il parfois des échecs?
Bien sûr, parfois les traumatismes sont trop profonds et les filles ne parviennent pas à mener une scolarité normale. Quand elles ne peuvent pas surmonter leurs problèmes, il arrive qu’elles quittent l’école.
Les femmes sont l’avenir
Mais les succès sont bien plus importants que les échecs, une grande partie des filles qui terminent leur formation trouvent des emplois ou des apprentissages, notamment dans les métiers de l’hôtellerie, de la santé, en tant que sages-femmes ou encore enseignantes. 1’200 diplômées sont déjà sorties de la Pader Academy, qui héberge actuellement 360 internes. Une nouvelle volée des 135 pensionnaires de l’académie de Nwoya, fondée en 2014, devrait bientôt passer ses examens finaux. Un signe très encourageant est que beaucoup de ces diplômées retournent dans leurs communautés d’origine pour transmettre aux enfants l’éducation qu’elles ont reçue. Elles promeuvent ainsi l’éducation des filles à travers le pays.
A Nwoya, nous sommes en outre en train de construire un ensemble de bungalows destiné aux touristes qui visitent le parc national tout proche de Murchison Falls. Ce projet, outre les revenus qu’il pourra générer, fournira aux élèves des opportunités d’apprentissage, voire d’emplois.
Il y a un facteur culturel à la base du faible taux d’éducation des femmes…
En Ouganda, la culture est très négative vis-à-vis des femmes. Elles sont considérées principalement comme des propriétés de leurs maris et comme des «avantages sociaux», notamment du fait qu’une fois mariées, elles peuvent être une source de revenus. L’éducation des filles n’est donc pas du tout valorisée.
Notre école est en général perçue comme un mauvais modèle pour les filles. Certains disent même qu’elle les encourage à tomber enceinte hors mariage. Ce qui est ridicule, car aucune d’entre elles n’a choisi d’être dans cette situation. On dit aussi que les filles qui font des études ne peuvent pas se marier et qu’elles ne vont donc pas apporter de l’argent à la famille. Nos pensionnaires sont dénigrées dans la société, et on considère que notre école est «de seconde classe».
Il n’a ainsi pas été facile pour moi de simplement obtenir l’autorisation de fonder les établissements. J’ai eu besoin de beaucoup de temps et d’exercer une forte pression, avec l’aide de la communauté internationale, d’associations et de politiciens «éclairés», pour convaincre le ministère de l’Education de l’importance de ma démarche. Le soutien apporté lors de la construction de l’école de Nwoya, il y a trois ans, par Caritas Suisse a permis d’achever les travaux et d’assurer son développement.
La vidéo réalisée par Caritas Suisse [disponible uniquement en allemand], qui présente votre travail, est intitulée «Les femmes sont l’avenir» (Die Zukunft ist weiblich). Etes-vous d’accord avec cette affirmation?
Certainement. J’ai toujours pensé que l’éducation d’une femme c’était l’éducation de toute la nation. La culture ougandaise, en ce qu’elle empêche les femmes d’accéder à l’éducation, constitue un frein au développement du pays. Tout d’abord, le fait que les femmes ne sont pas éduquées cause leur pauvreté. Si elles ne peuvent pas se nourrir correctement et nourrir correctement leurs enfants, tout le monde tombe malade. L’Etat paie ainsi des sommes énormes dans le secteur de la santé. De l’argent qui pourrait être utilisé au développement du pays.
«La venue du pape François a été un signe d’espoir»
Des femmes instruites participeraient également davantage au processus politique. Actuellement, elles ne participent que très peu, parce qu’elles sont préoccupées par leur survie quotidienne et qu’elles ne sont pas incitées à s’intéresser à ces choses-là. Si elles votaient en masse, elles pourraient prendre des décisions radicales pour mettre le pays sur une autre voie. De plus, les femmes sont de bien meilleures gestionnaires que les hommes, en tout cas en Ouganda: si vous donnez 10 dollars à un homme, il les gaspillera, si vous les donnez à une femme, elle les utilisera de manière essentielle.
Le pape François est récemment venu en Ouganda. Quelles ont été les réactions à sa visite?
Sa venue a été un signe d’espoir pour tout le peuple ougandais, spécialement les femmes. Son engagement pour la protection des plus faibles et des femmes a été une inspiration. Toute l’Eglise du Christ s’est senti une responsabilité particulière à lutter contre la violence et la discrimination envers les femmes. Le pape a en particulier rencontré les religieuses du pays, qui sont très présentes et influentes dans la société ougandaise, notamment à travers leur travail social. Les sœurs sont très actives dans le même secteur que le nôtre d’aide aux femmes et aux jeunes filles. Le pontife les a ainsi clairement encouragées et motivées dans leur mission d’aide aux plus démunis. Ce nouvel élan nous touche directement, étant donné que le CCF travaille étroitement avec les congrégations et les œuvres d’Eglises en général.
L’Armée de résistance du Seigneur (LRA)
L’Armée de résistance du Seigneur (LRA) est un mouvement armé qui se présente comme «chrétien».Il a été créé en 1988 en rébellion contre le gouvernement de l’Ouganda, deux ans après le déclenchement de la guerre civile. Dirigé par Joseph Kony, la milice entend renverser le président ougandais, Yoweri Museveni, pour mettre en place un régime basé sur les dix Commandements de la Bible. Au vu des atrocités perpétrées contre les civils, la LRA est placée sur la liste officielle des organisations considérées comme terroristes par le département d’Etat des Etats-Unis.
Le 4 août 2006, après 18 ans de combats dans le nord du pays, elle annonce la cessation unilatérale des hostilités. Depuis, la LRA ne commet plus d’action en Ouganda, ses troupes ayant été repoussées hors des frontières. Elle commet encore des attaques et des exactions contre les populations en République centrafricaine, au Soudan du Sud et en République démocratique du Congo (RDC). (cath.ch-apic/rz)