La prière, le jeûne et l'aumône sont les trois démarches traditionnelles de carême | Kamil Szumotalski on Unsplash
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Jeûner? Pour quoi faire?

Dans l’imaginaire collectif, le Carême reste associé à la pratique du jeûne. Pourtant, depuis les années 1960, l’Eglise catholique ne prescrit le jeûne plus que deux jours par an: le Mercredi des cendres et le Vendredi saint qui encadrent le Carême.

D’un signe de pénitence et d’ascèse, personnelle et collective le jeûne est passé au XXe siècle dans la catégorie du militantisme, de la désintoxication, du bien-être individuel, ou de la décroissance pour sauver le climat.

«Alors que la mondialisation des religions fait réapparaître le jeûne dans la société avec le Ramadan, les catholiques semblent bien timorés dans leur ascèse de Carême, discrète, sans incidence sociale, affaire quasiment privée, laissée à la discrétion et au jugement de chacun», relève le Père Jean-François Galinier-Pallerola*, professeur à l’institut catholique de Toulouse. De fait, jeûne et abstinence semblent peu ou prou avoir disparu de l’horizon du catholicisme occidental, du moins en tant que pratiques pénitentielles.

Il n’en a évidemment pas toujours été ainsi. Sans remonter au Moyen-Age, époque ou le jeûne et l’abstinence sont généralisés et obligatoires dans la société, le code de droit canon de 1917 prescrit à tous les fidèles de plus de sept ans l’abstinence de viande tous les vendredis, et à ceux de plus de 21 ans le jeûne avec abstinence le Mercredi des cendres, les vendredis et samedis de Carême, aux Quatre-Temps(un semaine fixée à chaque changement de saison NDLR) et aux vigiles de Pentecôte, Assomption, Toussaint, Noël. L’évêque du lieu peut ajouter d’autres jours de jeûne.

À l’époque du peintre Bruegel (1526-1569), le jeûne durant le carême était encore massivement respecté | © Pieter Bruegel the Elder / Public domain

La politique des indults

Pourtant, avant même la promulgation du Code, la Première Guerre mondiale change la donne. Les conditions de vie militaires rendent les règles difficilement applicables par les soldats. Des indults sont alors largement octroyés, y compris pour les civils, on peut par exemple autoriser les oeufs et les matières grasses animales, ou réduire le nombre de jours d’obligation.

Le retour à la paix signe le retour à la norme. Mais en 1941, la Congrégation pour les Affaires ecclésiastiques extraordinaires accorde un indult pour la durée de la guerre, qui est prolongé en 1946 car les restrictions alimentaires perdurent. Ce n’est qu’en 1949 que Rome rétablit l’observation du Code de 1917, raconte le Père Galinier-Pallerola.

En 1967, la constitution apostolique Pœnitemini prescrit le jeûne les Mercredi des cendres et Vendredi saint, et l’abstinence les Mercredi des cendres, vendredis de Carême et Vendredi-saint. Ces dispositions sont reprises dans le Code de droit canonique de 1983. Les conférences épiscopales peuvent adapter les modalités d’observance et commuer l’abstinence de viande en celle d’un autre aliment. Cela aboutit à ce que les fidèles déterminent eux-mêmes leur pratique pénitentielle (abstinence d’alcool, de tabac, de chocolat…)

Changement de perspective spirituelle

Ce changement de pratique est aussi un changement de perspective spirituelle. Le Carême ne doit plus être une «sainte tristesse», une période de «componction» pour «gémir avec l’Église sur la Passion du Christ», marquée par la «privation d’une joie légitime» et la «mortification». Il faut ôter au Carême toute «apparence négative et rébarbative» au profit d’une «attitude positive et joyeuse de don de soi généreux, d’action ensemble», encourage en 1963 le Père André Polaert.

Au lieu de se prémunir des séductions du monde par l’ascèse, le catholique doit chercher à se rapprocher de Dieu par des «bonnes œuvres» et des «sacrifices». L’homme moderne doit «s’engager, retrouver Dieu dans le monde», et la «vraie pénitence» est «conversion de l’œil intérieur ou du cœur». Il n’y a donc plus de place pour le jeûne proprement dit.

Solidarité avec le Tiers-monde

50 ans de campagne oecuménique de carême | Photo AdC

Dans le même élan, le Carême devient le temps de la solidarité avec les gens qui ont faim dans le Tiers Monde. Le jeûne, ou plutôt une abstinence librement choisie, est en quelque sorte laïcisé, constate le Père Galinier-Pallerola. Le discours sur le développement tend à se substituer à celui sur l’expiation des péchés. L’engagement militant rejoint la remise en cause des prescriptions. «L’Église ne regarde plus dans les assiettes.» Aux interdits, l’Eglise préfère une approche plus spirituelle du jeûne: la prière et le partage, souligne en 2005 la revue Croire. Nombre de paroisses proposeront ainsi aux fidèles des «soupes de Carême» prises de façon communautaire, avec collecte d’offrandes pour une action caritative.

Le jeûne signe de conversion

Le discours des papes reste cependant plus nuancé. Paul VI, en 1966, rappelle la nécessité d’une «ascèse également physique» et d’une «mortification corporelle» qui touche »tout notre être, en effet, corps et âme». En même temps, cette ascèse est reliée à la valorisation des réalités terrestres à laquelle Vatican II a procédé.

En 1984, dans l’exhortation post-synodale Reconciliatio et Pœnitentia, Jean-Paul II, pratiquant pourtant lui-même l’ascèse physique, explique que le jeûne «peut être pratiqué sous des formes anciennes ou nouvelles, comme signe de conversion, de repentir et de mortification personnelle et, en même temps, d’union avec le Christ crucifié et de solidarité avec ceux qui ont faim et ceux qui souffrent.» 

Moment de convivialité autour d’une soupe | © Raphaël Zbinden

Une anthropologie qui change

Parallèlement, l’anthropologie catholique change. Une vision pessimiste de l’homme pécheur, héritée de saint Augustin, fait place à une vision optimiste manifestée dans la constitution conciliaire Gaudium et Spes, note le Père Galinier-Pallerola. 

Le discours sur le jeûne utile pour discipliner la chair ennemie de l’esprit et expier les péchés n’est alors plus audible. C’est comme si l’observation de l’esprit de l’Evangile devait s’opposer à l’observation de la lettre de la loi ecclésiastique.

L’affaire semble donc entendue: le catholicisme a vu disparaître sa discipline et sa pratique ascétique du jeûne.

Récupéré par la post-modernité

Et pourtant, la post-modernité va en quelque sorte récupérer ce passé. Faut-il pour autant conclure à une «reddition sans conditions à la société de consommation»?

En fait, la pratique du jeûne connaît une véritable laïcisation qui lui assure une diffusion renouvelée. Le jeûne a d’abord pris une signification politique, profondément nouvelle avec les grèves de la faim de Gandhi, Lanza del Vasto, écrivain et militant écologiste français ou des membres l’Armée républicaine irlandaise (IRA). Des activistes ou des politiques, pas forcément chrétiens, utilisent le jeûne comme moyen de pression, pour appuyer une protestation ou une demande instante.

Une compilation de recettes inspirées de l’enseignement de la célèbre mystique médiévale. | ©
www.editionsdurocher.fr/

Cette signification socio-politique du jeûne se retrouve même chez les papes. Jean Paul II appelle à des journées de jeûne à plusieurs reprises, notamment pour la paix dans le monde. François poursuit dans cette voie en 2013. Le jeûne est alors à double effet: allié à la prière, il en renforce l’intensité.

Une deuxième récupération viendra du développement personnel. Le jeûne devient un outil de ›désintoxication’ de purification ou plus prosaïquement de perte de poids, afin de se sentir mieux dans son corps. Les propositions New Age et des médecines parallèles utilisent le jeûne comme moyen de développement et de mieux être personnel, associé ou pas à la méditation, au yoga, au contact avec la nature, à une alimentation «bio». La démarche, holistique, entend soigner et développer le corps et l’esprit. Sa finalité est égocentrée: le mieux-être du jeûneur.

Un catholicisme ‘New Age’?

On retrouvera aussi cette tendance en Eglise, entre autres autour de figures comme sainte Hildegarde de Bingen, que Benoît XVI fait docteure de l’Eglise en 2012. La religieuse allemande du Moyen-Age étant réputée pour ses conseils diététiques et thérapeutiques. Cet engouement permet la rencontre d’un catholicisme traditionnel, qui a gardé mémoire de la loi du jeûne, avec la promotion du jeûne dans une pratique de recherche de santé corporelle et spirituelle, en dehors de la sphère religieuse, analyse le Père Galinier-Pallerola.

Pour la décroissance

Dans une perspective davantage héritée de la tradition monastique, le jeûne aide à déterminer ce dont on a vraiment besoin, d’abandonner le reste et d’en faire profiter autrui. Il s’agit d’adopter un mode de vie plus austère, refusant la surconsommation. Ce positionnement peut s’accompagner d’une contestation radicale de la société contemporaine occidentale bâtie sur la cupidité, le gaspillage, le pillage et la création de faux besoins, dans un sens analogue à celui des militants écologistes qui prônent la décroissance.  Cette démarche se retrouve entre autres aujourd’hui dans l’action œcuménique ‘Detox’ la terre’.

Dans ce qui peut apparaître comme une relative renaissance du jeûne, joue bien sûr aussi sa nouvelle image dans la société, ainsi que dans l’émulation avec le strict jeûne diurne du Ramadan, désormais largement médiatisé.

Le défi est pour l’Église d’évangéliser ces comportements, comme le tentent une poignée de catholiques fervents et certaines communautés religieuses, nouvelles ou anciennes, vecteurs de la tradition antique du jeûne, comme forme de contestation de la société contemporaine à valeur prophétique, conclut le Père Galinier-Pallerola. (cath.ch/mp)

*Jean-François Galinier-PallerolaLe déclin du jeûne dans le catholicisme des xixexxie siècles, in Nourritures terrestres alimentation et religion, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes UMR 5190

Jeûne du sexisme et du patriarcat
Pour le Carême 2025, le Comité de la jupe pousse le concept de jeûne protestataire à son extrémité en indiquant que «cette année, les femmes jeûnent du sexisme et du patriarcat, afin de connaître plus profondément le Dieu qui a créé tous les êtres humains à son image.» Ce que l’association féministe et catholique suggère en fait est une grève du bénévolat. MP

La prière, le jeûne et l'aumône sont les trois démarches traditionnelles de carême | Kamil Szumotalski on Unsplash
4 mars 2025 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 7  min.
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