Sion le 9 octobre 2024. Jean-Marie Lovey, évêque de Sion | © Bernard Hallet
Suisse

Jean-Marie Lovey: «Je crois à la justesse d’un ministère de proximité»

Mgr Jean-Marie Lovey, évêque de Sion, fêtera le 13 octobre 2024 les 10 ans de son épiscopat à la cathédrale de Sion et à l’évêché à l’occasion d’une journée festive. Il s’est confié à cath.ch sur ses joies, la fatigue, et «l’envie de laisser le fardeau».

A quelques mois de sa démission – il aura 75 ans le 2 août prochain –, il n’est pas question de bilan pour Mgr Lovey: seul comptera «celui où le jour de ma mort, devant Dieu, tout deviendra clair».

La guerre en Ukraine, le Moyen-Orient en feu, les catastrophes climatiques la crise des abus, etc… Croyez-vous encore en Dieu?
Mgr Jean-Marie Lovey: Peut-être plus que jamais, dans ce monde bouleversé à tous les propos. Qu’y a-t-il de plus réconfortant que d’avoir un point d’ancrage qui soit solide. Cela n’ébranle pas ma foi en Dieu, mais me questionne sur les responsabilités personnelles de l’être humain en général et des politiques ou des responsables de communautés en particulier. Toutes ces difficultés me renvoient plus à cela qu’à Dieu.

En 2018, lors des JMJ de Fribourg, près la messe, Benjamin Moix (centre) et les jeunes ont accueilli Mgr Lovey au food truck. | © B. Hallet

Ayant appris votre nomination, vous vous étiez dit: «Si Dieu t’appelle à cette fonction, il veut que tu mettes à disposition ce que tu es, et non quelque chose d’autre. Il te connaît mieux que toi-même. Pour le reste, Il agira lui-même, avec Sa grâce». Comment Dieu a-t-il agi en 10 ans?
Premier constat: je suis toujours là après 10 ans. Je suis disponible et heureux d’être évêque de ce diocèse qui est magnifique sur beaucoup d’aspects. Il y a beaucoup d’engagement bénévole. J’insiste sur ce point, parce ce n’est pas ce premier atout qui est habituellement mis en avant. Je le regrette. Or ce bénévolat au service de l’Église existe réellement. Au cours de plusieurs visites pastorales, j’ai entendu les gens se plaindre du manque de ressources pour les activités paroissiales, de l’absence des jeunes aux célébrations. Un refrain que j’entends assez souvent. J’ai donc proposé l’exercice qui consistait à recenser ce qui se vivait, les groupes de jeunes constitués, les activités existantes au service de la communauté. À chaque fois, il était impressionnant de constater le grand nombre de bénévoles œuvrant au sein des paroisses et qui font vivre ces communautés. Cette grâce de Dieu est très discrète, mais elle agit et touche les personnes.

«Il était impressionnant de constater le grand nombre de bénévoles œuvrant au sein des paroisses et qui font vivre ces communautés.»

Vous aviez choisi comme devise épiscopale «Evangelii gaudium» (La joie de l’Evangile), comment avez-vous pu la mettre en pratique?
Lors de la visite ad limina, en décembre 2014, j’ai remercié le pape François pour le texte de son exhortation apostolique et je lui ai dit que je m’étais permis de lui voler le titre pour en faire ma devise épiscopale. «Fais-en ton projet pastoral», m’avait-il répondu. Il m’avait donné confirmation que ce projet devait s’inscrire dans la ligne d’Evangelii gaudium. Parmi les premières lignes fortes: la pastorale de la famille a été une réussite puisque très vite est arrivé le Synode sur la famille pour lequel j’étais le délégué des évêques suisses. Et puis est arrivé Amoris laetitia qui a donné des impulsions très marquées sur l’ensemble de la pastorale de la famille. A ce niveau-là, Evangelii gaudium m’a éclairé et aidé, pour la pastorale à la fois ouverte et accompagnatrice dans les cas les plus difficiles et les plus délicats.

Les 18 secteurs de la partie francophone du diocèse visité trois fois auxquelles s’ajoutent deux visites dans chaque paroisse du Haut-Valais. Vous êtes un marathonien de la rencontre.
Ce n’est pas courir pour courir, mais pour me trouver aux côtés des gens dans leur réalité de vie. C’est une des missions principales de l’évêque que de connaître son diocèse et les fidèles dans leurs lieux de vie. Avec Pierre-Yves (l’abbé P.Y. Maillard, le vicaire général du diocèse, ndlr) nous achevons cette année le troisième tour des secteurs de la partie francophone du diocèse, à raison d’une semaine à chaque fois. C’est un gros investissement, d’autant que la vie continue par ailleurs avec les dossiers qui s’empilent. Lorsque nous préparons ces visites, je demande aux responsables des secteurs de ne pas seulement montrer le plus éclatant, le plus extraordinaire. Nous venons pour nous insérer et rencontrer les réalités telles qu’elles sont vécues au quotidien à travers la rencontre de groupes ou en participant à des réunions de conseils de communauté. Cela nous permet de percevoir les difficultés que vivent certaines paroisses. Cela nous aide par exemple lorsqu’il faut changer un agent pastoral ou un prêtre de lieu de vie. Ou pour définir le thème des sessions pastorales.

La diaconie occupe une grande place dans votre épiscopat. D’où cela vient-il?
Assez clairement d’Evangelii gaudium, le pape a tellement mis l’accent sur cette thématique qu’on ne peut pas l’ignorer. Mais cela remonte aussi à plus loin. Lorsque je suis entré dans la communauté des chanoines du Grand-Saint-Bernard, j’ai compris que notre charisme était d’accueillir l’autre comme s’il était le Christ sans autre critère de discernement et comme si c’était le Christ qui nous recevait à travers le pauvre. Cela a grandi et mûri, j’essaye de le mettre en pratique, vis-à-vis de tous, notamment des plus pauvres. Cela a suscité la mise en place du Service diocésain de la diaconie avec ses œuvres telles que la Maison de la diaconie la Maison Cana, la Fondation pape François, de beaux projets pastoraux.

Sion le 16 juine 2017. Mgr Lovey remet à chacun le mandat qui officialise sa mission au sein du Service diocésain de la diaconie. Ici à Joëlle Carron et Pascal Tornay | © Bernard Hallet

Vous aurez 75 ans dans quelques mois, le moment de donner votre démission au pape. Avec soulagement?
C’est canonique: à 75 ans tous les évêques présentent leur démission au pape, qui accueille ou non cette démission en prolongeant éventuellement le ministère. Franchement, la première fois qu’on m’a posé la question au sujet de mes projets pour la retraite, il y a deux ans, j’ai répondu que je n’y avais jamais réfléchi et que j’étais là pour ce service. Mais avec les difficultés croissantes, notamment tout ce qui concerne la question des abus, ce qui est très lourd, j’avoue que maintenant, je pense réellement à laisser le fardeau. Non pas par dégoût, mais pour permettre à d’autres de prendre le relais avec un regard différent sur la question et peut-être des solutions plus adaptées.

«Mais avec les difficultés croissantes, notamment tout ce qui concerne la question des abus, ce qui est très lourd, j’avoue que maintenant, je pense réellement à laisser le fardeau.»

Vous songez déjà au bilan?
Je n’aime pas faire les bilans, je trouve que nos bilans disent si peu de choses et ce n’est pas le lieu. Le seul bilan qui m’intéresse, le plus important, est celui où le jour de ma mort, devant Dieu, tout deviendra clair: le résumé d’une vie sera embrasé dans une espèce de clairvoyance qui obligera à l’évidence de la reconnaissance de ce qui était beau et bon et de ce qui était mauvais et peccamineux.

Mars 2023, Mgr Jean-Marie Lovey a présidé «la messe sous les étoiles» lors du festival OpenSky, à Fully | © Bernard Hallet

Vous évoquez une certaine fatigue, celle due à l’âge et liée à la charge du ministère, mais peut-être aussi émotionnelle, notamment due à la gestion des abus.
La gestion des abus m’a pris énormément de temps, d’abord pour comprendre puis pour essayer de régler les problèmes. Autant de temps dont je n’ai pas disposé pour récupérer. Je me trouve parfois dans un tourbillon. La fatigue émotionnelle et spirituelle est une réalité et cela me questionne. Vous m’avez posé la question de savoir si je continuais à croire en Dieu; de fait, il y a un impact sur la vie de foi. Je n’ai jamais lu aussi peu de livres de théologie ou de spiritualité que depuis que je suis évêque. J’ai le sentiment d’avoir survolé ces domaines. C’est une frustration psychologique, mais aussi spirituelle parce que la lecture est une nourriture pour la compréhension du mystère. J’imaginais, en acceptant ce ministère, que, un jour par semaine, je pourrais me consacrer à la lecture et à la méditation. C’était illusoire.

De même, la vie de prière a-t-elle pâti de la fonction?
Non, je me suis astreint à une régularité de la prière. Je prends du temps pour célébrer les laudes et l’office des lectures. Je garde ces longs temps de prière le matin et le soir. Cela me permet d’avoir un repère. Sinon tout passerait à la trappe. Cela se déroule parfois dans un contexte très chargé de préoccupations. Je me persuade que le lieu de la rencontre théologale de Dieu est dans l’exercice du ministère et donc dans les soucis que je dois porter. Ils apparaissent entre deux versets bibliques de l’office du matin, cela fait partie d’une réalité.

Quel souvenir gardez-vous du 12 septembre 2023, publication du rapport de l’Université de Zurich sur les abus sexuels dans l’Église?
Ce fut un grand choc, même si je m’y étais préparé avec un certain nombre de suppositions. Je trouve incompréhensible que nous, évêques, n’ayons pas eu les résultats de l’étude préliminaire avant 9h du matin! Le lendemain, je devais m’exprimer devant la presse. Ce fut un rythme assez dense pour éplucher le document, voir où se trouvaient les enjeux et les problématiques majeures. Techniquement, cela a été éprouvant, même si on s’y attendait plus ou moins, bien sûr.

Mgr Jean-Marie Lovey, ici le 13 septembre 2023, au lendemain de la publication du rapport de l’Université de Zurioch sur les abus en Église | © Bernard Hallet

Suite à la publication du rapport de l’Université de Zurich, en tant qu’évêque, vous avez dû répondre de cette crise.
Il y a eu des réactions contre l’Église, des propos violents, des articles. Un refrain maintes fois réitéré: «Depuis le temps que l’Église sait, depuis le temps que vous êtes au courant et que vous n’avez rien fait, etc». Je ne sais pas dans quelle mesure ce «depuis le temps» représente une réalité si longue. En fait, l’Église en Suisse a commencé à prendre des mesures depuis 20 ans. Les premières discussions au niveau de la Conférence des évêques suisses (CES) se situent au début des années 2000. En 2012, il y a eu la mise en place des structures d’accueil, d’écoute et d’accompagnement, des victimes d’abus. Cela a été formalisé et il y a eu des mesures, certes pas toujours appliquées systématiquement, je le reconnais. Et il y a eu de notre part cette décision ferme de demander à l’Université de Zurich de publier un projet pilote suivi d’une étude approfondie.

Il y aurait eu des dissensions au sein de la CES au sujet de cette étude. Des évêques n’étaient semble-t-il pas d’accord avec ce projet, ce qui aurait retardé ce processus.
C’est tout-à-fait probable. Je ne connais pas toute l’histoire de la CES avant 2014. Il n’y a pas eu une unanimité absolue autour de ce projet de recherche, ni un enthousiasme à avancer sur ces questions et il y a eu des résistances, il faut le reconnaître. Mgr Charles Morerod a tiré en avant. Quand je suis arrivé à la CES, la prise de conscience était réelle, la détermination moins. La pression des médias et des associations de victimes ont sans doute joué un rôle important. Mgr Morerod a entamé assez vite les démarches pour créer une commission interdiocésaine d’écoute en Suisse romande. Nous avons pris du temps pour mettre en place cette commission, diocésaine finalement, d’accueil des victimes d’abus. Et, en parallèle, mon confrère a fait en sorte que le groupe Sapec et l’Église se mettent d’accord pour créer la CECAR (Commission, Ecoute, Conciliation, Arbitrage, Réparation, qui peut indemniser les victimes, ndlr). Ce qui a été une bonne chose.

«Il n’y a pas eu une unanimité absolue autour de ce projet de recherche [projet pilote], ni un enthousiasme à avancer sur ces questions et il y a eu des résistances.»

Les prêtres se sont sentis accusés et blessés
Nombre de prêtres du diocèse m’ont vivement interpelé, me demandant de prendre leur défense car il se sentaient assimilés à des abuseurs. Ils ont émis des résistances à aller de l’avant à ce qu’on mette au clair les situations. Ils craignaient en effet que la vie de l’Église et leur vie ne se résument qu’à cette thématique de la pédophilie. Cela reste dans l’inconscient d’un certain nombre de personnes comme une grande question. «Pourquoi ne nous parle-t-on que de cet aspect de la vie de l’Église? N’y a-t-il que cela qui s’y vit?» me demande-t-on souvent. Les gens en sont troublés.

La pandémie de Covid a été une autre grande crise à gérer.
«L’anti ecclésial» provoqué par le Covid et le fait de séparer les gens et de les isoler m’ont touché. Alors que l’Église est par essence une communauté, nous sommes allés contre cet essentiel. Durant la pandémie, je me suis fait plusieurs fois apostropher devant l’évêché par des gens qui revenaient de la cathédrale où ils n’avaient pas pu rentrer, faute de disposer de l’attestation du vaccin. Nous avons décidé, et c’était juste, de vivre ces démarches en synthonie avec les autorités politiques et sanitaires. Il y a eu des réactions et c’est normal. On a demandé aux personnes de plus de 65 ans de ne pas sortir. Plusieurs confrères m’ont sollicité pour venir célébrer la messe qu’ils enregistraient sur Youtube ou diffusaient en live en argumentant que les gens devaient me voir. J’ai refusé et je suis resté chez moi, comme toutes les personnes de plus de 65 ans. Il était plus important de garder cette ligne, même si cela n’a pas été compris. Je ne m’en plains pas. J’ai de grands espaces dans ce jardin et cette maison.

Martigny le 20 mai 2018. Mgr Lovey, évêque de Sion, a présidé la célébration de la confirmation au CERM. | © B. Hallet

Il y a des regrets?
Celui de ne pas avoir pris le temps d’aller au-devant des gens dans leur situation difficile. Je reçois du courrier, des courriels, des téléphones. Assez souvent je me dis qu’il faut que je rappelle cette personne, que je reprenne contact et l’eau coule sous les ponts et… voilà! Je crois profondément à la justesse d’un ministère de proximité. J’essaye de le vivre un peu différemment, mais pas suffisamment dans ces contacts-là.

On dit que vous savez écouter, mais que vous n’arrivez pas à décider ou que parfois vous mettez trop longtemps à trancher.
De tempérament, j’ai besoin de temps pour réfléchir. Je peux me passer une question une fois, deux fois, dix fois… avant de trouver une réponse. Puis entre-temps il y a un avis, un deuxième avis, un cinquième… parfois contradictoires ce qui ne simplifie rien au niveau de l’exécution. Je me rends compte que c’est une faiblesse de ne pas savoir trancher.

«De tempérament, j’ai besoin de temps pour réfléchir. Je peux me passer une question une fois, deux fois, dix fois… avant de trouver une réponse.»

La thématique de la place des femmes en Église, dans la hiérarchie s’est imposée au fil des ans. Des femmes ont intégré le Conseil épiscopal. C’était nouveau pour vous qui veniez d’une communauté d’hommes.
Dans nos œuvres de communauté, je collaborais avec des femmes, entre autres des oblates. La sensibilisation à la question de la présence et du rôle des femmes dans l’Église remonte plus loin qu’il y a quatre ou cinq ans. Mais il est vrai qu’il y a eu une accélération à ce sujet. Il n’était pas prévu, il y a dix ans que je collaborerais avec des femmes dans le Conseil épiscopal. Elles y sont présentes et aucune tension majeure n’est due à nos statuts différents: homme/femme.

Le diocèse a connu bien des événements en 10 ans.
Oui! Je repense entre autres et notamment à la grande célébration de la confirmation au CERM de Martigny. Ce n’était pas rien! Il s’agissait de permettre à 700 jeunes de 12 à 17 ans de recevoir la confirmation, l’âge ayant été fixé pour tous à 12 ans. Une trentaine de prêtres ont conféré le sacrement de la confirmation dans un espace de foires. On s’est beaucoup interrogé pour savoir comment cela allait se vivre. Et grâce à Dieu et aux personnes impliquées dans l’organisation, tout s’est très bien passé. Je repense au pèlerinage diocésain à Rome à l’occasion de l’Année sainte de la Miséricorde en 2016. Nous étions 800! Un très beau moment d’Église et assez significatif. Cela existe aussi! J’espère que l’année prochaine, les diocésains de Sion vont se mobiliser pour le jubilé à Rome. (cath.ch/bh)

Fête des dix ans d’épiscopat de Mgr Lovey:
Dimanche 13 octobre 2024, à la cathédrale de Sion dès 10h30
> Vers le programme complet.

Sion le 9 octobre 2024. Jean-Marie Lovey, évêque de Sion | © Bernard Hallet
11 octobre 2024 | 17:00
par Bernard Hallet
Temps de lecture : env. 11  min.
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