Irak: dans le Saint des Saints des Yézidis
Le sanctuaire de Lalesh, au nord de l’Irak, est le lieu le plus saint de la religion yézidie. Un site qui joue un rôle majeur dans le travail de résilience de cette communauté durement touchée durant la domination de l’Etat islamique (EI).
La nuit est tombée sur le Bahdinan, au nord de l’Irak. Une immense flamme éclaire le paysage. Dans cette région peu peuplée, c’est la seule lumière permettant de distinguer la végétation clairsemée s’étalant sur les flancs des montagnes. Est-ce le feu du sanctuaire proche de Lalesh, symbolisant le Dieu-lumière vénéré par les Yézidis? Aucunement, note le chauffeur qui conduit au lieu saint la délégation suisse dont fait partie cath.ch. Il s’agit de la flamme d’un puits de pétrole. L’effet de la torchère qui éclaire d’une lueur orangée les tourelles coniques donne toute de même au lieu une aura mystique.
Au centre du monde
Le responsable des lieux, accompagné du prêtre chaldéen Ghazwan Shahara, vicaire général du diocèse d’Alqosh et curé de Shaïkhan, accueille avec chaleur les visiteurs. Il mène le groupe à travers les ruelles désertes et pentues, de ce qui s’apparente à un petit village. La plupart des bâtiments sont de forme triangulaire ou carrée, certains surmontés de cônes à arêtes multiples. Ils symbolisent les rayons du soleil, car les Yézidis associent Dieu à l’astre.
Le guide s’arrête devant la source de Kanîya Spi, l’un des deux points d’eau sacrés du sanctuaire avec celui de Zemzem. Un vieil arbre noueux et pittoresque semble monter la garde. A raison, car il ne s’agit pas moins que du centre du monde, le lieu d’où toute l’humanité est issue, selon les croyances yézidies.
Tous les fidèles doivent un jour y venir pour être baptisés par cette eau. Elle est divine, à l’instar de tous les éléments, architecturaux ou naturels qui composent cette montagne, dans laquelle Dieu lui-même réside.
Tout, à Lalesh, a un sens spirituel. Mais le tombeau du Cheikh ›Adî, le réformateur du yézidisme au 12e siècle, est le lieu de la plus grande vénération. C’est aussi la principale destination des nombreux pèlerins qui se rendent tout au long de l’année sur les lieux. Un grand pèlerinage a lieu à chaque début d’année liturgique sur la montagne. Il rassemble pendant une semaine, à l’occasion de la Fête du printemps, quasiment tous les Yézidis d’Irak. A cette période, le site est envahi par une grande foule, il vibre de vie et de ferveur.
Persécutés par les djihadistes
Des traditions ancestrales encore très suivies et vivantes chez les tenants de cette religion. Elles jouent même aujourd’hui un rôle particulier pour ce peuple profondément blessé par les «années noires» de la domination djihadiste.
Daech n’est jamais arrivé jusqu’à Lalesh, qui est sur le territoire autonome du Kurdistan. En 2014, les islamistes ont toutefois conquis la ville de Sindjar, la principale ville yézidie, et les villages environnants, au nord-ouest de l’Irak. Près de 50’000 habitants ont fui dans le massif du Sindjar. La plupart ont pu s’échapper du piège des montagnes en rejoignant des zones sûres, notamment Duhok, au Kurdistan. Mais certains sont aussi morts de déshydratation sur ces hauteurs.
Beaucoup de Yézidis n’ont également pas pu s’enfuir et sont tombés dans les griffes des djihadistes. De nombreuses femmes ont été utilisées comme esclaves sexuelles par les combattants islamistes, certaines torturées, d’autres exécutées.
Daech aurait tué près de 5’000 Yézidis et enlevé de 5’000 à 7’000, principalement des femmes et des enfants. Certains ont pu s’échapper et rentrer en Irak.
Un peuple menacé
Aujourd’hui, environ 3’000 Yézidis sont toujours portés disparus. Nul ne sait exactement ce qu’il en est advenu. Près de 260’000 n’ont toujours pas pu rentrer chez eux, principalement parce que leurs maisons ont été détruites. Ils vivent loin de leurs terres d’origine, dans des camps répartis dans le nord de l’Irak, que la délégation suisse a pu voir depuis la route. Les Yézidis y vivent dans des tentes, dans des conditions particulièrement précaires, derrière de hauts barbelés.
La médiatisation intense ayant accompagné leur oppression par Daech avait dans un premier temps suscité un vaste élan de solidarité mondial. Mais aujourd’hui, beaucoup se sentent oubliés et abandonnés par la communauté internationale. Ils doutent de leur avenir et pensent à l’exil. Selon des organisations locales, entre 2014 et 2021, près de 90’000 Yézidis sont partis à l’étranger, surtout en Allemagne et au Canada.
Mais les Yézidis sont profondément liés à leurs terres sacrées. Comment donc survivre en tant que peuple et religion en étant si éloignés les uns des autres et d’un élément central de leur foi? Tous ces facteurs agitent le spectre d’une disparition à moyen ou long terme de cette minorité. Personne ne peut dire exactement combien ils sont, en Irak et ailleurs. Les estimations les plus courantes, vont de 100’000 à 600’000 dans leur pays d’origine.
Bonnes relations avec les chrétiens
Les chrétiens locaux, notamment l’Eglise chaldéenne, leur viennent en aide comme ils peuvent, en les soutenant sur le plan moral et humanitaire. «Il faut tout faire pour sauvegarder la diversité de l’Irak, c’est notre richesse», lance le Père Shahara. Les relations sont ainsi très bonnes entre les deux communautés. «Paradoxalement, l’épisode de Daech nous a rapprochés, nous a fait comprendre que les minorités religieuses doivent s’entraider si elles veulent perdurer.» Ce lien intercommunautaire au beau fixe et l’intercession du Père Shahara ont permis à la délégation suisse de visiter le lieu sacré des Yézidis.
Le prêtre chaldéen est bien conscient que la préservation de Lalesh, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, est primordial pour la sauvegarde de l’identité yézidie et leur maintien dans le paysage religieux irakien. Dans le pays, un tiers de leurs lieux saints ont été rayés de la carte depuis 2014.
Unis par la religion
Ghazwan Shahara a tout de même de l’espoir pour ces amis yézidis. Il constate que la communauté se reconstruit peu à peu, malgré des défis encore immenses. Dans cet exercice de résilience, la religion est très importante, note le Chaldéen. Autant que d’apporter du réconfort aux personnes traumatisées par les violences, elle permet aux Yézidis de se réunir et de renforcer leur lien autour de symboles forts.
Lorsque la délégation quitte le sanctuaire, le puits de pétrole brûle toujours. Lui, un jour, aura épuisé ses réserves. Mais les Yézidis sont sûrs que l’eau de Lalesh ne se tarira jamais. Tant qu’ils pourront revenir au centre du monde, prier à l’ombre des arbres sacrés, ils sauront que Dieu est avec eux. (cath.ch/rz)
Le Yézidisme, une religion incomprise
Les Yézidis sont une communauté kurdophone faisant partie des populations les plus anciennes de la Mésopotamie. Leur croyance y serait apparue il y a plus de quatre mille ans. Lalesh, dans le Kurdistan irakien, est leur principal lieu de culte.
Ils ont connu plusieurs vagues de persécutions au cours de leur histoire. «Les Yézidis ont enrichi leur religion par des apports coraniques et bibliques pour se camoufler des musulmans et des chrétiens afin de ne pas trop se faire remarquer», indique Frédéric Pichon, chercheur et spécialiste du Proche-Orient à l’Université François-Rabelais de Tours, dans le journal Le Monde.
Pas des adorateurs du diable
Le yézidisme est une religion monothéiste qui puise une partie de ses croyances dans le zoroastrisme, la religion de la Perse antique. Leur culte et leurs rituels se transmettent oralement, c’est pourquoi on ne devient pas yézidi, on naît yézidi.
Les fidèles de cette religion croient en un dieu unique, Xwede, qui fut assisté par sept anges lorsqu’il créa le monde, dont le plus important est Malek Taous, souvent représenté par un paon, symbole de diversité, de beauté et de pouvoir.
Si les Yézidis sont persécutés depuis la nuit des temps, c’est parce que les autres religions, que ce soit l’islam ou le christianisme, ont pu avoir une interprétation erronée de leur culte. «En Irak et en Syrie, on les a pris pour des adorateurs du diable parce qu’ils ont fait une espèce de bricolage entre les deux religions du Livre», précise Frédéric Pichon. L’archange Malek Taous a ainsi faussement été pris pour le diable par les musulmans. RZ/Le Monde
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