Le Babel College est installé depuis 2006 à Erbil, au Kurdistan d'Irak (photo Maurice Page)
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Irak : Le 'Babel College', un miracle qui dure depuis 25 ans

Les sciences humaines ont sauvé l’Europe. Elles peuvent aussi sauver l’Irak. Depuis 25 ans, le Babel College for Philosophy and Theology défend cette conviction, au-delà de toutes les guerres qui ont ravagé le pays. L’Université de Fribourg, par sa faculté de théologie, a signé en 2010 une convention de collaboration avec cet institut académique, exilé en 2006 de Bagdad vers Erbil.

Une délégation composée de Franz Mali, professeur, Lusia Shammas, coordinatrice du projet Babel College, Michael Curti, étudiant, s’est rendue sur place au Kurdistan d’Irak, les 28 et 29 avril 2017, pour un colloque marquant cet anniversaire.

Face aux problèmes d’un Irak toujours instable et encore en guerre avec l’Etat islamique (Daech) sur son propre territoire, le 25e anniversaire du Babel College revêtait une importance toute particulière pour redire combien, au-delà des apparences, la force de la pensée et de la parole est supérieure à celle des armes. «Il y a trop de ‘savants’ ignorant des choses essentielles. La faiblesse de nos pays dans les sciences humaines est une des sources du fanatisme, du terrorisme et de la guerre», commente le professeur musulman Faisal Ghazi. A cette aune-là, pour le Babel College exister et résister depuis 25 ans tient déjà du miracle.

Richesse de la tradition syriaque

La tradition chrétienne syriaque est une des plus riches qui soit, souligne Mgr Yousif Thomas Mirkis, archevêque chaldéen de Kirkouk et Souleimaniyeh. Beaucoup d’universités occidentales ont une chaire de syriaque ancien et l’Irak n’en aurait plus? Fiers de leur histoire et de leur culture, les Chaldéens et les autres communautés chrétiennes d’Irak refusent de se laisser assimiler ou de disparaître face à la pression islamiste. A ce titre, le Babel College représente bien plus qu’un institut où quelques érudits se penchent sur les textes d’Evagre le Pontique, Isaac de Ninive, Dadusho de Qatar ou Jean de Dalyatha.

«Les chrétiens d’Irak refusent de disparaître»

L’enseignement de la pensée, à travers la philosophie et la théologie, est un élément essentiel pour dépasser les appartenances religieuses, ethniques ou tribales. Dans un pays où religion et société sont totalement liées, où l’on apprend l’arabe en lisant le Coran, il faut former des gens capables de prendre leurs responsabilités pour reconstruire un pays dévasté, recommande le Père Magid, dominicain d’Erbil.

Les évêques et intervenants lors du colloque pour les 25 ans du Babel College à Erbil, au Kurdistan d’Irak (photo Maurice Page)

Pour le professeur Faisal Ghazi, reconnaître son ignorance est le cœur de la philosophie. Nul ne peut prétendre à l’omniscience. Le fanatique est d’abord celui qui a peur de se poser de nouvelles questions, en religion, comme en politique, et qui dès lors veut imposer sa réponse. Beaucoup de religions interdisent les questions, mais c’est comme interdire à un enfant d’interroger ses parents, quitte à les accabler de ‘pourquoi ?’

Le monde musulman est entré dans un tunnel

Pour Mgr Mirkis, la négation de la philosophie par l’islam depuis un millénaire est bien l’une des causes de la crise actuelle. «Le monde musulman est entré dans un tunnel» et Daech continue à le creuser toujours plus profond. «Si la majorité est malade, faut-il être malade soi-même ? Au pays des aveugles, les borgnes sont rois !»

Pour une éducation neutre, sans interférence religieuse»

Dans l’enseignement en Irak, y compris au niveau universitaire, il n’y a pas de sens critique. C’est toujours de haut en bas. Tous les programmes sont contaminés par l’idéologie, en particulier l’histoire, déplore Mgr Bachar Warda, archevêque chaldéen d’Erbil. Qui rêve d’une éducation neutre, sans interférence religieuse et qui admette l’apport des sciences humaines.

Quel sera l’avenir du Babel College ? Nul ne se hasarde à développer des perspectives trop détaillées et personne n’évoque l’éventualité d’un retour à Bagdad. Une seule chose semble certaine : tous s’engageront jusqu’au bout pour maintenir en vie ce ‘miracle’.

Le Babel College résiste depuis 25 ans

Fondée par le patriarche de l’Église chaldéenne, Mgr Raphaël I Bidawid (1989 – 2003) et établi depuis 2006 à Erbil, dans le Kurdistan irakien, le Babel College est l’unique institut de formation académique de l’Eglise chaldéenne catholique dans le pays.

Au cœur du quartier d’Ankawa, dans une zone résidentielle, la villa à fronton du Babel College dans un jardin planté de roses se donne des airs vaguement babyloniens. A deux pas, l’église St-Georges, la plus ancienne de la cité dont les origines remontent au IVe siècle, quelques mètres plus loin les ruines d’un palais de la période assyrienne (900-600 av. JC), rappellent que ce pays est un des berceaux de la civilisation.

Une salle de cours au Babel College, à Erbil (photo Maurice Page)

Le Babel College est né à Bagdad dans le contexte de la première Guerre du Golfe en 1991, rappelle un des initiateurs du projet, Mgr Yousif Thomas Mirkis, aujourd’hui archevêque chaldéen de Kirkouk et Souleimaniyeh. Dès les années 1980, alors que fait rage la guerre Iran-Irak, un renouveau intellectuel et spirituel s’était manifesté chez les jeunes chrétiens qui s’interrogent sur leur foi, leur appartenance et qui abordent les questions politiques. Une activité qui leur vaudra une surveillance renforcée du parti Baath de Saddam Hussein. L’Irak compte encore alors deux millions de chrétiens.

La 1e Guerre du Golfe et la période qui a suivi, avec son cortège de millions de réfugiés et d’exilés, a fortement secoué les différentes communautés chrétiennes qui, jusque là, vivaient chacune à l’ombre de son clocher : chaldéenne, assyrienne, syriaque, melkite… Elles ont compris qu’il était désormais question de leur survie dans ce pays. Le Babel College a été le catalyseur de ce mouvement œcuménique en Irak. Dès le début, prêtres, séminaristes, religieux, religieuses et laïcs des diverses confessions viennent s’y former. «Aller de l’avant avec justice et amour», disait le  cofondateur et premier recteur du Babel College, le Père. Youssif Habbi, décédé en 2000. Cette phrase a été choisie comme devise à l’issue du jubilé.

250 étudiants en 2002

Le début des années 2000 marque une période de consolidation avec notamment l’ouverture de collaborations avec l’Université Pontificale Urbanienne de Rome, l’Université du Saint Esprit de Kaslik, au Liban, et l’Université de Fribourg, en Suisse. En 2002, à la veille de la 2e Guerre du Golfe, le Babel College compte 250 étudiants.

Le professeur fribourgeois Franz Mali salue les 25 ans du Babel College à Erbil au Kurdistan d’Irak (photo Maurice Page)

L’invasion de l’Irak par la coalition américaine en 2003, la chute de Saddam Hussein et le chaos qui s’ensuit, rendent impossible le maintien du Babel College à Bagdad. Plusieurs étudiant-e-s et professeurs sont tués dans les combats et les attentats ou kidnappés. En 2006, le Babel College s’exile à Erbil, capitale du Kurdistan d’Irak, où la situation est beaucoup plus sûre. Et perd du coup la moitié de ses élèves. Aujourd’hui l’institution compte une cinquantaine d’étudiants en philosophie et théologie dont une quinzaine de séminaristes chaldéens. Il est aussi le lieu de formation pour environ 120 catéchistes laïcs, hommes et femmes.

Une richesse qui peut servir l’Occident

Sur le plan académique, le Père Ghazwan Baho, nouveau recteur, voit trois défis principaux. Le premier est de maintenir vivantes en Irak les études orientales liées à la tradition millénaire des Eglises de Mésopotamie. Elles ne doivent pas être le fait de quelques spécialistes occidentaux fussent-ils excellents. Le deuxième consiste à constituer ou reconstituer le matériel académique et scientifique dans le domaine des langues orientales anciennes. Enfin, il faut éviter de tomber dans les pièges ethniques, voire nationalistes, de s’enfermer sur son identité. La richesse de ce patrimoine oriental peut largement servir aussi l’Occident.

«Si nous pouvons toucher les imams, nous pourrons construire des ponts»

Le P. Ghazwan se fixe aussi deux objectifs universitaires : ouvrir à terme les études de 3e cycle et obtenir de l’Etat irakien la reconnaissance des diplômes du Babel College. L’ouvrage a déjà été mis sur le métier à plusieurs reprises, mais n’a jamais pu aboutir.

Plus globalement, le Babel College entend s’engager pour le dialogue et la réconciliation. Des contacts ont eu lieu avec la faculté de théologie islamique d’Erbil où sont formés les futurs imams. Il y a une ouverture et une demande pour un dialogue interreligieux, se félicite le P. Ghazwan. «Si nous pouvons toucher les imams, nous pourrons faire changer les mentalités et construire des ponts. Il faut mieux se connaître!».


Fruits de 25 ans d’existence

Aujourd’hui, le Babel Collège est sous la conduite de plusieurs de ses anciens étudiants, devenus professeurs diplômés de diverses universités européennes. Certains d’entre eux donnent des cours à l’Université Pontificale Urbanienne,  à Rome.

Cette unique faculté de théologie en Irak a donné naissance à plusieurs instituts catéchétiques à Bagdad, Erbil et Dehouk.

La convention entre Babel College et la faculté de théologie de Fribourg depuis 2010 s’est réalisée grâce surtout à une ancienne étudiante et professeur de Babel College, Mme Lusia Shammas. Avec son mari, Naseem Asmaroo, la coordination entre les deux facultés continue toujours.  (cath.ch/mp)

 

Le Babel College est installé depuis 2006 à Erbil, au Kurdistan d'Irak (photo Maurice Page)
8 mai 2017 | 10:51
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 6  min.
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