Immeuble de Londres: les trois «affaires» du grand procès du Vatican
L’affaire dite de «l’immeuble de Londres» a engendré un procès hors norme qui a dépassé le cap des 50 audiences le 9 mars 2023. Dix prévenus dont l’ancien substitut de la Secrétairerie d’État du Vatican, le cardinal Angelo Becciu, se trouvent sur le banc des accusés. La justice vaticane tente de démêler un imbroglio financier sur fond de scandale immobilier qui a coûté des dizaines de millions d’euros au Vatican. Décryptage d’I.MEDIA.
Dix personnes sont accusées dans ce procès, et de nombreux témoins ont été auditionnés. Parmi eux figurent plusieurs hauts responsables et membres du personnel de la première section de la Secrétairerie d’État, en charge des questions administratives et économiques du Saint-Siège. L’ancien substitut – chef de cette section – le cardinal Angelo Becciu, est l’accusé le plus médiatique, du fait de son statut – il est le premier cardinal à être accusé – mais aussi parce qu’il est le seul à être concerné par les trois volets du procès.
A ses côtés, on retrouve Fabrizio Tirabassi, ex-official de la Secrétairerie d’État en charge des questions financières et Mgr Mauro Carlino, secrétaire du substitut. Mgr Alberto Perlasca, ancien chef du bureau administratif – la sous-section en charge spécifiquement des questions financières à la secrétairerie d’État – est, du fait de son ancienne position, le témoin principal du procès. Il a été lui aussi impliqué dans tous les volets de l’affaire. Vient aussi le successeur du cardinal Becciu au poste de substitut, Mgr Edgar Peña Parra, qui devrait être prochainement entendu comme témoin les 16 et 17 mars prochains.
Deux anciens dirigeants de l’Autorité d’information financière (AIF, aujourd’hui ASIF), René Brühlart et Tommaso Di Ruzza sont également sur le banc des accusés. Cet organisme est l’entité anti-blanchiment d’argent du Saint-Siège. Trois hommes d’affaires sont en outre mis en cause: le banquier italo-britannique Raffaele Mincione, le courtier Gianluigi Torzi et l’ancien consultant financier du Saint-Siège Enrico Crasso. L’avocat de Gianluigi Torzi, Nicola Squillace, est aussi accusé, tout comme Cecilia Marogna, qui dit avoir été employée par le Saint-Siège pour des opérations de «diplomatie informelle». Quatre entreprises, dont trois dirigées par Enrico Crasso et une par Cecilia Marogna, sont aussi inculpées.
Une affaire en trois volets
Ces dix personnes sont intervenues dans des cadres et temporalités différents qu’on peut résumer, pour plus de lisibilité, en trois volets. Le premier concerne l’acquisition, la reprise en main et la gestion financière de l’immeuble du 60, Sloane Avenue à Londres par la secrétairerie d’État. Le second porte sur des virements effectués par la secrétairerie d’État à une coopérative solidaire du diocèse d’Ozieri, en Sardaigne. Le troisième concerne l’embauche de Cecilia Marogna par la secrétairerie d’État.
Au centre de ce procès se trouve donc bien la secrétairerie d’État, clé de voûte de la Curie romaine, et la façon dont elle a dépensé l’argent mis à sa disposition. Jusqu’en décembre 2020, la Secrétairerie d’État contrôlait le fonds dans lequel était versé le Denier de Saint-Pierre, c’est-à-dire les dons que les fidèles du monde entier font au pontife afin de soutenir sa mission. Une partie de cet argent a été employé dans ces affaires. Le secrétariat pour l’Économie du Vatican assure cependant que le Denier n’a pas perdu d’argent au final. Ce qui n’est pas le cas du Saint-Siège qui estime avoir perdu entre 76 et 166 millions d’euros.
I. Le volet de l’immeuble de Londres
La partie la plus importante d’un point de vue financier concerne le désormais célèbre immeuble du 60, Sloane Avenue. Elle se divise elle-même en trois actes.
Le premier porte sur les conditions de l’acquisition de l’immeuble par la secrétairerie d’État en 2014 et concerne le cardinal Becciu, alors substitut, Raffaele Mincione, qui se voit confier l’investissement, et Enrico Crasso et Fabrizio Tirabassi, qui participent au processus décisionnel menant à l’investissement.
Le second acte porte sur la tentative «ratée» de la Secrétairerie d’État de reprendre le contrôle de son bien à Raffaele Mincione en novembre 2018, et la potentielle tentative d’extorsion qui s’en est suivie en 2019. Ce volet concerne Raffaele Mincione, qui cède la gestion du bien contre 40 millions d’euros, Gianluigi Torzi, qui en prend le contrôle total aux dépens de la secrétairerie d’État – et, éventuellement, tente de l’extorquer -, son avocat Nicola Squillace, et enfin Mgr Carlino, Enrico Crasso et Fabrizio Tirabassi, qui participent tous les trois à diverses négociations pour le compte de la secrétairerie d’État.
Le troisième acte porte sur les pressions exercées sur l’IOR, banque privée du Vatican, pour que cette dernière accorde un prêt de 150 millions d’euros à la Secrétairerie d’État en 2019. Ce volet concerne les deux ex-dirigeants de l’AIF, René Brülhart et Tommaso Di Ruzza, accusés d’avoir fait pression sur l’IOR.
II. Le volet sarde
Le second volet du procès est celui qui, semble-t-il, a précipité la déchéance du cardinal Becciu en septembre 2020. Il porte sur plusieurs virements de 225’000 euros en tout, effectués depuis le Vatican à une coopérative liée à la Caritas du diocèse d’Ozieri, en Sardaigne. Cette structure est dirigée par le frère du cardinal, Antonino Becciu.
Le cardinal reconnaît avoir demandé ce versement, estimant qu’il s’agissait d’une aide charitable. Le promoteur de justice y voit pour sa part un détournement de fonds, et soupçonne que la coopérative soit une coquille vide.
III. Le volet «Marogna»
Le troisième volet porte sur l’embauche par le cardinal Becciu, devenu alors préfet de la Congrégation pour les causes des saints en 2018, de Cecilia Marogna avec l’argent de la Secrétairerie d’État. Cette dernière se présente comme une experte en «diplomatie informelle».
Sarde comme le haut prélat, elle affirme avoir été recrutée afin de travailler à la libération d’une religieuse colombienne, otage des islamistes dans le Sahel. Les enquêteurs lui reprochent d’avoir utilisé les fonds alloués pour des dépenses inappropriées, notamment pour l’acquisition de produits de luxe.
Le procès comporte enfin une petite affaire connexe, la possible tentative de subornation de témoin dont est accusé le cardinal Becciu aux dépens de Mgr Perlasca. Le cardinal aurait tenté, selon l’accusation, de demander au cardinal Oscar Cantoni, évêque du diocèse de Côme dans lequel est incardiné Mgr Perlasca, de faire pression pour que ce dernier revienne sur son témoignage.
Le procès se circonscrit à ces volets. Il a cependant été annoncé à deux reprises lors d’audiences que de nouveaux éléments pourraient entraîner l’ouverture de nouvelles enquêtes. L’une d’entre elles pourrait porter sur l’environnement familial du cardinal Becciu en Sardaigne, en vue d’une éventuelle mise en cause pour «association de malfaiteurs». Une autre examinerait l’entourage du témoin clé, Mgr Perlasca. Deux femmes seraient soupçonnées d’avoir potentiellement influencé le témoignage de l’ancien employé de la Secrétairerie d’État: la «protectrice» de Mgr Perlasca, Genoveffa Ciferri, ainsi que la sulfureuse Francesca Immacolata Chaouqui, déjà condamnée en 2014 par le Saint-Siège dans le procès des Vatileaks 2.
À l’occasion de l’ouverture de la 94e année judiciaire du Tribunal de la Cité du Vatican le 25 février dernier, le pape François avait souligné l’augmentation du nombre de procès liés à des litiges à la fois canoniques et civils au Vatican, «notamment dans le domaine de la gestion patrimoniale et financière». Il avait invité à ne pas confondre «le doigt et la lune», insistant sur le fait que le problème n’était pas les procès et le risque du scandale «mais les faits et les comportements qui les suscitent et les rendent douloureusement nécessaires». (cath.ch/imedia/ic/cd/bh)