Marie-Jo Thiel: «Réformer la discipline du célibat obligatoire»
Incompris de nos contemporains et source de malaise pour bien des prêtres, le célibat obligatoire, estime la théologienne Marie-Jo Thiel, ne fait plus signe. Il doit être réformé d’urgence dans une Église doublement affaiblie par la crise des abus et la baisse des vocations presbytérales.
Geneviève de Simone-Cornet pour cath.ch
Le célibat obligatoire des prêtres fait-il encore signe dans une société de plus en plus sécularisée et une Église en crise? Dans son ouvrage La grâce et la pesanteur. Le célibat obligatoire des prêtres en question (Desclée de Brouwer), à paraître le 2 octobre, la théologienne française Marie-Jo Thiel examine le sens de cette discipline à l’aune de l’histoire, de la sociologie, de la théologie, de la Bible et de la spiritualité. Et plaide pour le libre choix dans une Église charismatique et ministérielle. Le célibat est un charisme qui n’est pas accordé à tous. Alors, s’interroge-t-elle, «son inclusion dans le ‘package’ de la prêtrise doit-elle être maintenue?».
Nombre de prêtres aujourd’hui ont du mal à respecter le célibat. Vous pointez des facteurs sociétaux et personnels qui les poussent à la transgression: lesquels?
Marie-Jo Thiel: Une immaturité personnelle ou une idéalisation excessive peuvent pousser à la transgression. Elles ne sont pas forcément repérées tant que les séminaristes sont dans le milieu protégé et stimulant du séminaire. Et la sécularisation est souvent porteuse de déceptions: on rêvait d’une influence forte de l’Évangile sur les paroissiens et rien ne se passe.
Bien des prêtres qui se sont donné beaucoup de mal sont en burnout d’autant qu’ils vivent seuls, ont du mal à se confier ou n’ont pas bénéficié d’une vraie formation à l’éthique sexuelle pour réguler leurs pulsions. Tout cela dans une société qui valorise l’autonomie de l’individu et ne comprend pas l’obligation du célibat. De nombreux facteurs s’intriquent progressivement qui peuvent favoriser tantôt des passages à l’acte transgressifs, tantôt la quête de réconfort chez un être aimé, femme ou homme, car l’homosexualité est prégnante dans le milieu clérical.
«La sécularisation est souvent porteuse de déceptions: on rêvait d’une influence forte de l’Évangile sur les paroissiens et rien ne se passe.»
Le célibat, une opportunité pour vivre son homosexualité?
Longtemps, en effet, le célibat a pu constituer une sorte de refuge pour vivre son homosexualité à condition de «rester dans le placard», c’est-à-dire de ne pas en faire mention publiquement. Mais la reconnaissance actuelle de cette orientation sexuelle que l’on ne choisit pas, en particulier à travers le mariage pour tous, change la donne. A l’avenir, comme le souligne le sociologue Josselin Tricou, les personnes homosexuelles pourraient ne plus «avoir besoin» du sacerdoce pour se cacher!
Au cours des siècles, la norme s’est rigidifiée, avec plusieurs étapes significatives que vous évoquez dans le premier chapitre: quelles sont les grandes étapes de cette rigidification et qu’ont-elles mis en place?
Durant les dix premiers siècles de l’Église, les prêtres sont invités de plus en plus fortement au célibat avec une première étape aux 3e-4e siècles liée à la pureté rituelle. Au Moyen Âge, le retour aux préceptes du Lévitique, des connivences entre des figures de l’Église et des souverains politiques, des questions d’autorité et de pouvoir, une misogynie assez générale et d’autres facteurs conduisent à la réforme grégorienne, au 11e siècle. Le pape Grégoire VII, qui donne son nom à cette réforme, impose à toute l’Église romaine la règle du célibat sacerdotal.
Mais peu s’y risquent: non par désobéissance, mais par refus du modèle monarchique adopté par le magistère. La réforme grégorienne propose en effet un modèle d’Église de type monarchique sacerdotal qui met l’accent sur le pouvoir et le sacré. Il n’est pas recevable à l’époque par les prêtres. Car ils vivent surtout à la campagne, où la règle est d’avoir une famille, donc d’être marié et d’avoir des enfants, une lignée et un patrimoine à transmettre.
«Précisons qu’il n’y a pas de connexion directe entre célibat et abus, seulement des liens indirects.»
C’est donc le concile de Trente, au 16e siècle, qui impose l’obligation du célibat en lien avec la création de séminaires pour la formation des prêtres. Afin de contrer la Réforme, l’eucharistie prend une place considérable. Elle est alors comprise comme un sacrifice assuré par des prêtres au service du sacré, des hommes mis à part pour cet office. Tout cela renforce le primat du spirituel sur le temporel, la relégation des laïcs… et ouvre la porte aux abus. Précisons qu’il n’y a pas de connexion directe entre célibat et abus, seulement des liens indirects.
Pour comprendre comment la discipline du célibat s’est progressivement imposée, vous remontez aux communautés pauliniennes, caractérisées par une ouverture, puis une fermeture. D’où procède ce double mouvement et pour quelles raisons a-t-il eu lieu?
Jésus était célibataire, mais il n’a pas demandé à ses disciples de l’être. Pierre était marié, Paul sans doute pas, mais le contexte est complexe. Disons simplement que les lettres de Paul lui-même, celles qu’on appelle «proto-pauliniennes», décrivent une communauté où des baptisés, hommes et femmes, exercent, dans la suite des pratiques et attitudes de Jésus, des ministères semblables, y compris comme responsables d’Églises locales. Ils ne sont pas ordonnés, mais la jeune Église est structurée par la reconnaissance de divers charismes.
Cependant, dès après Paul, les lettres issues des communautés pauliniennes évoquent la prégnance grandissante du contexte sociétal et philosophique, qui minore le statut des femmes.S’y ajoutent les influences de sacerdotes juifs ayant rejoint l’Église primitive suite à la destruction du Temple de Jérusalem, très marqués par des questions de pureté que Jésus avait résiliées (en guérissant des lépreux, une femme hémorroïsse, …). La virginité prend une place croissante dans l’Église, toute comme la vie monastique, qui est comme un «calque» pour les prêtres. Cela en lien avec une compréhension du sacré qui sépare prêtres et laïcs et éloigne les femmes de l’autel.
Tous ces points sont totalement intriqués. Et ils le seront de plus en plus. Périodiquement, il faudra ainsi «remédier» à certains dysfonctionnements. Souvent il s’agira de cataplasmes inspirés par les contextes culturels et non par une lecture renouvelée de l’Évangile. Les dysfonctionnements deviendront donc systémiques.
«La continence signifie absence de rapports sexuels et le célibat le fait de ne pas être marié. Leur confusion est profondément délétère.»
Le célibat, s’il est absence de rapports sexuels, n’est pas la chasteté. Qu’est-ce que la chasteté?
Conformément à son étymologie, la chasteté renvoie à une juste distance relationnelle entre les personnes. La continence signifie absence de rapports sexuels et le célibat le fait de ne pas être marié. Leur confusion est profondément délétère tant pour les personnes que pour les institutions. On peut être célibataire mais pas continent. On peut être marié et chaste!
En quoi la crise que traverse l’Église catholique est-elle un autre facteur déstabilisant?
La déchristianisation, la crise des abus, le manque de dialogue entre les prêtres et leurs évêques, la solitude fréquente de clercs refusant la vie communautaire par esprit d’indépendance, tout cela peut être d’autant plus déstabilisant que la société elle-même évolue très vite. Le numérique et l’intelligence artificielle, les crises politiques, sociétales et environnementales instaurent un changement de paradigme et interrogent quant à l’avenir: de quoi sera-t-il fait? La prêtrise était-elle le bon choix?
Vous proposez par exemple de repenser le ministère ordonné à la lumière du sacerdoce commun des baptisés…
Le sacerdoce commun des baptisés a été trop peu travaillé en Église pour qu’on puisse en tirer les conséquences qui s’imposent, en particulier pour la structuration de l’institution ecclésiale. Quels liens y a-t-il entre le sacerdoce commun et le sacerdoce presbytéral? Voilà un point essentiel que Vatican II n’a pas eu l’occasion d’approfondir en raison des résistances d’une frange conservatrice très active.
«La première étape vers une Église charismatique est d’ordonner des hommes mariés, des viri probati, mais ce sera insuffisant.»
Autre proposition: penser le célibat comme charisme…
Paul ne connaît que les charismes pour structurer l’Église. Pourquoi ne pas approfondir sérieusement ce point en lien avec l’ecclésiologie? Cela contribuerait à bâtir une Église charismatique et ministérielle: non pas un mouvement charismatique qui monopoliserait les charismes, mais une Église vraiment et authentiquement synodale, capable de dialoguer, reconnaissant tous les charismes dont elle a besoin sans supériorité de certains baptisés. La seule verticalité ne saurait être que celle du Dieu Trinité. La première étape vers une Église charismatique est d’ordonner des hommes mariés, des viri probati, mais ce sera insuffisant.
La crise qui ébranle l’Église est néanmoins, écrivez-vous, un kairos, un temps favorable qui peut permettre un renouvellement en profondeur de l’institution. En quoi?
Nous pouvons accueillir ce moment comme un véritable kairos, c’est-à-dire un moment favorable, car jamais dans l’histoire de l’Église il ne s’est produit une telle libération de la parole. Or, celle-ci est d’autant plus décisive qu’aujourd’hui, à côté des prêtres, les laïcs, les religieuses et les religieux sont de mieux en mieux formés. Le peuple de Dieu évalue et discerne davantage, contribuant ainsi à l’accueil des Écritures et à leur mise en œuvre existentielle.
Le célibat obligatoire est une discipline, pas un dogme: il est donc réformable. L’Église catholique compte d’ailleurs des prêtres mariés…
Le célibat est un charisme qui n’est pas accordé à tous. Tant mieux si quelqu’un y est appelé. Mais si ce n’est pas le cas, n’est-il pas inhumain de l’y pousser trop fortement ou de l’y «cloîtrer»? Au regard des difficultés à la respecter, il y a vraiment urgence à réformer cette discipline. (cath.ch/gdsc/bh)
Marie-Jo Thiel, «La grâce et la pesanteur. Le célibat obligatoire des prêtres en question», Desclée de Brouwer, 256 pages.
Spécialiste des abus en Église
Née en 1957 en Moselle, Marie-Jo Thiel est médecin et professeure émérite de théologie morale à l’Université de Strasbourg. Elle a fondé le Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique, le CEERE, en 2005 et l’a dirigé jusqu’en 2022. Elle est membre de l’Académie pontificale pour la vie depuis 2017. En 2022, elle a été nommée docteur honoris causa de l’Université de Fribourg pour l’ensemble de ses travaux, en particulier sur les abus sexuels en contexte ecclésial, sur lesquels elle travaille depuis plus de 25 ans. Elle est notamment l’auteure de L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs (Bayard, 2019). GDSC