Il y a 800 ans, François d'Assise au «Royaume de Satan»
Il y a 800 ans, en septembre 1219, François d’Assise rencontrait le sultan ayyoubide d’Egypte Al-Malik Al-Kâmil à Damiette, un port du delta du Nil, profitant d’une trêve au cœur de la Ve Croisade. Les musulmans étaient alors «diabolisés» et sur la terre égyptienne les armées chrétiennes et musulmanes s’affrontaient déjà depuis plus d’un an.
Sur un bateau rempli de soldats, de marchands et de quelques religieux, François d’Assise parvint cette année-là à Saint-Jean-d’Acre, la capitale des Croisés depuis la prise de Jérusalem par Saladin en 1187. Mais son désir était de sortir du camp chrétien et de rencontrer le pire ennemi de l’époque pour les chrétiens – le musulman -, non avec les armes mais avec le cœur. C’est ainsi qu’il partit pour l’Egypte…
Appels du pape à la «guerre sainte» contre les Sarrasins
Selon ce que l’on en sait d’après saint Bonaventure, le sultan Al-Kâmil reçut François avec bienveillance. En discutant de leur foi, chrétienne et musulmane, ils éprouvèrent de la sympathie l’un pour l’autre. Le sultan l’écoutait avec plaisir et le pressait de prolonger son séjour auprès de lui, lui offrant de nombreux et riches cadeaux. Mais François les refusa, car «ce n’était pas des richesses du monde qu’il était avide, mais du salut des âmes». François quitta alors le pays du sultan escorté par ses soldats.
La rencontre à Damiette, dans une démarche de réconciliation et de paix, était vraiment «révolutionnaire» pour l’époque. Alors que depuis Rome le pape Innocent III poussait à l’action militaire contre les Sarrasins qui occupaient Jérusalem, la «dissidence loyale» de François d’Assise au 13e siècle – une sorte d’objection de conscience avant la lettre – était certes un signe modeste qui n’a été reconnu que 700 ans plus tard: en effet, les papes mettront 7 siècles à saluer le geste prophétique du «Poverello» d’Assise. Et les franciscains estiment maintenant qu’il s’agit là d’une «expérience du passé qui nous ouvre sur le monde d’aujourd’hui!»
Hors de l’Eglise catholique romaine, point de salut
Mais il en allait tout autrement dans la chrétienté du XIIIe siècle, dans un régime théocratique qui épousait la structure hiérarchique de la féodalité, où toute autorité descendait du sommet vers la base. Cette chrétienté se percevait et agissait comme si elle était l’incarnation du Royaume de Dieu sur terre.
A l’époque, on se trouvait face à une «géographie du salut», où les frontières dessinaient les contours de la societas christiana, identifiée à l’Eglise catholique romaine.
Terres de damnation
A l’extérieur de ces frontières, c’étaient des terres de damnation, le royaume de Satan. Le 4e Concile du Latran en 1215 ne déclarait-il pas qu’il n’y a qu’une seule Eglise universelle des fidèles, «hors de laquelle absolument personne n’est sauvé» ?
«Le premier saint médiéval à avoir cherché et établi des contacts avec le monde musulman»
En Terre Sainte, occupée par les Sarrasins, vivaient des communautés catholiques «romaines», ce qui, aux yeux du pape Innocent III, justifiait le lancement de la Ve Croisade, car «le Roi Jésus a été expulsé de sa terre». Il fallait le rejoindre dans sa bataille pour reprendre possession de son royaume. «L’amour du prochain oblige les chrétiens à libérer les milliers de frères et de sœurs qui, livrés à la merci des ’perfides Sarrasins’, sont écrasés et peinent sous le joug du plus sévère des esclavages», proclamait alors l’Eglise romaine.
Soutien du Concile au projet militaire du pape
Entrer dans ce mouvement d’appui au projet militaire contre les Sarrasins, ne serait-ce pas abandonner le cœur même du projet de «vie selon le saint Evangile» que promouvaient les premiers franciscains, qui avaient par ailleurs promis obéissance au pape ? François et ses frères adoptèrent une position proche de ce qu’aujourd’hui on qualifierait d’»objection de conscience»: pas de critique à l’endroit du projet du pape, mais pas non plus d’implication dans sa promotion.
Le Concile conféra alors au projet militaire du pape la sanction solennelle d’environ 400 évêques et 800 abbés, ce qui ne facilita pas le choix de la première fraternité fondée par François d’Assise, qui prêchait la paix et appelait à la conversion évangélique. A mesure que les manifestations communautaires prescrites par le pape en faveur de la croisade étaient mises en application, François et ses frères étaient confrontés à un dilemme: appuyer le projet du pape, qui allait contre leur conscience, ou s’en abstenir.
Rencontre avec les autres religions
Jean Paul II à Assise même, en présence des représentants des grandes religions du monde réunis à la basilique de saint François, en 1986, puis à Rome en 1999 et 2002, a été le premier à souligner l’importance du signe posé au XIIIe siècle par le «Poverello» d’Assise.
En effet, les deux premiers papes du siècle de François d’Assise avaient appelé à la «guerre sainte» contre les Sarrasins, et il a fallu attendre les papes de la fin du XXe et du XXIe siècle pour que soit pleinement reconnu en François un exemple convainquant de rencontre avec les autres religions, et en particulier avec l’islam.
Dépasser la logique du «choc des civilisations»
«François d’Assise est sans doute le premier saint médiéval à avoir cherché et établi des contacts avec le monde musulman», peut-on lire dans le numéro de mai-juin de Terre Sainte Magazine. A la demande du Frère Francesco Patton, custode de Terre Sainte, les six éditions de la revue franciscaine de la Custodie de Terre Sainte, à Jérusalem, se sont mises à l’unisson pour un numéro spécial (mai-juin 2019) tout entier consacré aux 800 ans de cet événement.
Alors que la Ve Croisade faisait rage et que l’unique langage possible semblait être celui des armes, François d’Assise traversa la ligne de guerre et dépassa, en acte, la logique du «choc des civilisations», se laissant simplement guider par l’inspiration divine qui l’amenait à croire à la possibilité de la rencontre fraternelle avec chaque créature de Dieu, note le Frère Francesco Patton.
Le témoignage de vie, méthode d’évangélisation
Le franciscain italien note que ce fut grâce à sa rencontre avec le sultan Al-Malik Al-Kâmil et à son séjour prolongé en Terre Sainte que François d’Assise put ensuite élaborer cette méthode d’évangélisation faite du témoignage de vie et de l’annonce de la Parole. «Huit siècles durant, elle a inspiré notre présence franciscaine au Moyen-Orient et la guide encore aujourd’hui grâce à la Custodie de Terre Sainte». (cath.ch/be)
Manifestations du 800e
Ce 8e centenaire donne lieu à des colloques, à des pèlerinages à Saint-Jean-d’Acre et Damiette, ainsi qu’à une journée mémorielle à laquelle l’Eglise catholique en France s’associera, le dimanche 27 octobre 2019, jour du 34e anniversaire de Rencontre d’Assise initiée par le pape Jean Paul II. Les 25 et 26 octobre 2019 est organisé au Centre Sèvres – Facultés Jésuites de Paris, le colloque «1219: Saint François et le Sultan – Fécondité d’une rencontre ?» JB