Le site d'Ayodhya est une pomme de discorde entre hindous et musulmans | © EPA AFPI Deshakalyan Chowdhury
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Hindous et musulmans se disputent sur un lieu sacré, et l'identité de l'Inde

En 1992, à Ayodhya, dans le nord de l’Inde, des hindous radicaux ont détruit une mosquée prétendument construite sur le lieu de naissance du dieu hindou Ram. Le regain de tensions depuis quelques années autour de l’identité laïque de l’Inde donne à l’incident une nouvelle actualité.

Le calme est toujours irritant en Inde. Aucun véhicule à moteur n’est autorisé dans le quartier de Sai Nagar, dans la vieille ville d’Ayodhya. Pas de klaxons ni de pétarades dans la moiteur de ce chaud après-midi d’été. A l’entrée d’une maison, un homme dort sur un charpoy, un lit traditionnel avec un matelas tissé. Une vache se presse contre le mur d’un temple à la recherche d’ombre. Des scènes ordinaires. Mais l’absence du paysage sonore habituel rend la petite ville indienne presque irréelle.

En fait, l’interdiction de circuler n’est pas une mesure d’apaisement du trafic. Elle fait partie d’un concept de sécurité élaboré. Les ruelles autour du lieu de naissance présumé de la divinité hindoue Ram sont parmi les endroits les plus gardés de l’Inde. Le petit temple est accessible par des couloirs de grilles métalliques et des passages entre les barbelés, après cinq fouilles au corps.

Un pays pour tous ou seulement pour la majorité?

Jusqu’à il y a un quart de siècle, sur le site du temple de Ram, temporairement installé dans une petite tente en bâches de plastique, s’érigeait une mosquée du XVIe siècle. Babour, le fondateur de l’Empire moghol d’Asie centrale, aurait ordonné la construction d’un lieu de culte musulman à cet endroit en 1528, après avoir conquis le nord de l’Inde, en lieu et place d’un antique temple hindou.

«Le Taj Mahal n’est pas mentionné dans un catalogue des attractions touristiques de l’Uttar Pradesh»

En 1992, après des années d’agitation nationaliste hindouiste, la mosquée de Babour a été prise d’assaut et détruite par une foule en colère. Environ 2’000 personnes ont été tuées dans les émeutes qui ont suivi, dans toute l’Inde. Ayodhya reste une pomme de discorde entre les communautés religieuses et un symbole du conflit sur l’identité du pays. Depuis que le parti nationaliste religieux du Premier ministre Narendra Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), est arrivé au pouvoir en 2014, cette réalité est plus présente que jamais.

«L’Inde est la terre des hindous. Toutes les autres communautés religieuses sont venues d’ailleurs «, affirme Ranjana Agnihotri à Lucknow, la capitale de l’Uttar Pradesh, justifiant dans une certaine mesure les incidents de 1992. Pendant seize ans, l’avocate a représenté en justice la partie plaignante hindoue, qui veut construire un grand temple sur le terrain controversé.

La revendication de l’identité hindoue de l’Inde est un élément central de l’idéologie nationaliste, qui a de nombreux partisans parmi les électeurs du BJP. Les influences culturelles extérieures sont considérées comme étrangères et, en fin de compte, inférieures. Le millénaire des empires musulmans, principalement, est considéré comme une période de domination étrangère, dont les traces doivent être effacées. Le Taj Mahal n’est ainsi pas mentionné dans un catalogue gouvernemental des attractions touristiques de l’Uttar Pradesh. Le bâtiment le plus célèbre de l’Inde est en effet un mausolée musulman.

A Ayodhya (Inde), musulmans et hindous vivent côte à côte | © lionel.viroulaud/Flickr/CC BY-NC-ND 2.0

L’Inde a en fait toujours été façonnée par l’interaction de cultures et de groupes ethniques divers. Dans son histoire, le sous-continent a été pris par d’innombrables conquérants, dont beaucoup étaient musulmans. Cette zone culturelle incroyablement diversifiée a cependant réussi à chaque fois à faire des nouveaux venus une partie intégrante de lui-même. Le Taj Mahal et les autres chefs-d’œuvre de l’architecture indo-islamique démontrent de façon impressionnante l’enrichissement qui a résulté de cette intégration.

Et même si toutes les influences étrangères supposées étaient éradiquées, la recherche de la seule véritable identité indienne serait une entreprise vouée à l’échec. La caractéristique la plus forte de l’Inde est son hétérogénéité, entre et au sein des communautés religieuses. L’hindouisme en particulier, qui ne connaît pas de livre saint, pas de clergé et pas d’enseignement uniforme, mais des dizaines de milliers d’incarnations du divin ainsi que de nombreuses castes et sous-castes, est incroyablement diversifié. Il n’y a pratiquement aucune tradition qui ne se trouve contredite dans une autre coutume. Une unité dans et à travers la diversité, c’est ce que l’Inde a toujours été, disait le poète bengali Rabindranath Tagore, premier prix Nobel asiatique.

L’égalité de toutes les communautés

La conséquence politique de cette diversité est l’apparition d’une laïcité typiquement sud-asiatique qui, sous le Premier ministre Jawaharlal Nehru, est devenue l’idéologie d’Etat la plus importante de l’Inde indépendante. Cela ne signifie pas la relégation de la religion dans la sphère privée, mais une égalité des droits de toutes les communautés garantie par l’État. Le festival de la couleur hindou Holi compte autant comme jour férié que la fin du mois musulman du Ramadan, l’anniversaire du premier gourou de la religion sikh ou Noël. Environ 80 % des 1,3 milliard d’Indiens sont hindous. Mais il y a aussi 190 millions de musulmans (plus que dans presque tous les autres États de la planète), 30 millions de chrétiens, 20 millions de sikhs, de jaïns, de juifs, de zoroastriens et d’autres communautés religieuses plus petites.

«Est-ce qu’un second ‘Pakistan hindou’ émerge dans le sous-continent?»

«Je crois que la majorité des Indiens sont encore laïcs», affirme Zafaryab Jilani, secrétaire du Conseil des sunnites de l’Uttar Pradesh et opposant légal de l’avocate Ranjana Agnihotri dans l’affaire d’Ayodhya. Ces dernières années, néanmoins, les fondements de cette laïcité ont été remises en cause aux yeux de beaucoup, par des déclarations comme celle du chef du gouvernement de l’État d’Haryana (nord-ouest), selon laquelle quiconque veut manger du bœuf doit simplement partir au Pakistan. Ainsi, pour les musulmans ou autres non hindous, l’Inde ne peut être une patrie que s’ils adaptent leur mode de vie à celui de la majorité. De la promesse d’égalité, il reste peu de choses.

L’archevêque catholique de Delhi, Mgr Anil Couto, a récemment déclaré dans une circulaire que la Constitution laïque de l’Inde était en danger. Il est évident que les minorités se sentent les plus menacées par cette évolution, même si ni l’Église catholique romaine ni les sunnites – souvent archi-conservateurs en Inde – ne sont des défenseurs naturels d’un État laïco-libéral. Mais l’inconfort augmente également parmi les hindous libéraux. Shashi Tharoor, l’un des piliers du Parti du Congrès et de la laïcité indienne, est l’un des intellectuels les plus célèbres du pays. Il a récemment décrit dans un livre ce qui constitue son idée personnelle de «l’hindouité»: la diversité et l’ouverture particulière de cet univers religieux, qui voit le divin dans les lieux les plus divers – y compris dans ceux d’autres religions. Le champ religieux ne peut être laissé, selon lui, à ces mêmes forces qui l’ont utilisé pour justifier une politique chauviniste.

Institutions affaiblies

La préoccupation pour l’État laïc est intensifiée par l’idéologisation, en de nombreux endroits, du discours politique, qui a parfois des caractéristiques incroyablement anti-intellectuelles.

Le chef du petit État de Tripura (est), a par exemple expliqué que les passages de l’épopée héroïque Mahabharata, vieille de plusieurs milliers d’années, indiquaient l’existence à cette époque de communications par satellite…Ce n’est que le dernier exemple d’une série de distorsions historiques abracadabrantes par les principaux responsables politiques du BJP.

Ces personnes rabâchent que la civilisation hindoue a des centaines de milliers d’années. La recherche prétendument scientifique de cette longue histoire est même encouragée politiquement. L’avocate Ranjana Agnihotri justifie également la revendication des hindous sur Ayodhya par le fait que Ram y serait né il y a 900’000 ans, alors que l’histoire musulmane du village ne remonte qu’à cinq siècles.

«Les réalisations de la plus grande démocratie du monde semblent menacées»

«Nous devons avoir confiance dans les institutions de l’État de droit indien «, relève l’avocate musulmane Zafaryab Jilani. La Cour suprême, en particulier, où est discutée actuellement l’affaire Ayodhya, jouit traditionnellement de la plus haute considération en Inde. Elle est considérée comme l’un des piliers indépendants de la démocratie indienne. La Commission électorale en est un autre. Cependant, les récentes tentatives d’influence de l’exécutif dans les deux institutions a fait tinter des sonnettes d’alarme dans de nombreux endroits. C’est l’affaiblissement simultané des principes laïcs et d’institutions fondées sur l’État de droit qui amène certains à se demander si l’Inde n’est pas au début d’un développement tel qu’on l’observe en Turquie depuis une quinzaine d’années. Ou est-ce qu’un second «Pakistan hindou» émerge dans le sous-continent?

Condamnés à vivre ensemble

Ces défis ne sont pourtant pas nouveaux pour l’Inde et ne peuvent être réduits à la seule influence du parti au pouvoir. Le conflit entre les communautés religieuses du sous-continent est vieux de plusieurs siècles. Les émeutes les plus graves se sont produites pendant la partition de l’Inde et du Pakistan, la naissance de l’État laïc moderne. Et les institutions de la démocratie indienne ont également été minées sous le long gouvernement du Congrès parrainé par l’État. En particulier pendant l’état d’urgence dans les années 1970, lorsque la fille de Nehru, Indira Gandhi, qui a succédé à ce dernier, a essayé de s’assurer son pouvoir. Néanmoins, aux yeux de beaucoup, les réalisations de la plus grande démocratie du monde semblent particulièrement menacées au moment même où le pays se prépare à jouer un rôle de plus en plus important dans les affaires mondiales.

Le dieu Ram serait né à Ayodhya il y a 900’000 ans | © Andrea Kirkby/Flickr/CC BY-SA 2.0

La laïcité indienne est ainsi sous pression. Mais il existe des forces compensatoires, notamment l’énorme diversité de l’Inde. De nombreux hindous du sud, par exemple, ne peuvent s’identifier au nationalisme hindouiste, qui est principalement influencé par le nord du pays, parce qu’il s’accompagne de pratiques culturelles qu’ils perçoivent comme étrangères. De plus, la symbiose des communautés religieuses continue d’être une réalité dans de nombreux endroits du pays, notamment à Ayodhya même.

Iqbal Ansari est le fils du principal plaignant musulman le plus âgé et comparaît au tribunal pour la partie musulmane depuis la mort de ce dernier. Il vit sous protection policière dans un quartier hindou d’Ayodhya. Mais les officiers armés qui gardent sa maison n’ont pas grand-chose à faire. «Nous nous entendons très bien ici. Prochainement, mon voisin viendra chez moi pour rompre le jeûne. C’est un hindou.» Le père d’Iqbal, Hashim, avait également l’habitude de prendre le thé avec les plaignants de l’autre partie après chaque audience.

La Cour suprême n’a pas encore rendu de décision finale. L’instance inférieure précédente a décidé en 2010 de répartir les terrains litigieux entre les communautés religieuses, afin de pouvoir construire à la fois une mosquée et un temple. On ne gagne pas un «prix de beauté juridique» avec un tel jugement, mais il souligne effectivement la nécessité pour les communautés de vivre ensemble. Et, pour l’Inde, il n’y aura pas d’autre solution. (cath.ch/nzz/vp/rz)

Le site d'Ayodhya est une pomme de discorde entre hindous et musulmans | © EPA AFPI Deshakalyan Chowdhury
16 octobre 2018 | 17:14
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 8  min.
Inde (266)
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