Guerre, sécheresse, pauvreté…l’Ethiopie en souffrance
Bien que les violences aient diminué au Tigré, au nord de l’Ethiopie, la situation humanitaire y est toujours extrêmement préoccupante. Le pays entier souffre des tensions politico-ethniques, des conséquences du réchauffement climatique et de l’inflation.
«La situation est très grave dans le nord de l’Ethiopie», assure à cath.ch le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) à Addis Abeba. L’agence onusienne est totalement mobilisée pour apporter une aide urgente aux populations des provinces septentrionales du Tigré, de l’Ahmara et de l’Afar. Plus de 9 millions de personnes y sont en besoin d’assistance alimentaire, relève la responsable du Bureau jointe par visio-conférence. Un chiffre confirmé dans le dernier rapport de l’OCHA paru le 11 juin 2022.
Des populations qui manquent également gravement d’eau, de soins médicaux et de produits de base. Les acteurs humanitaires craignent que la malnutrition n’y entraîne rapidement son lot de maladies et de mortalité, notamment infantile. Selon le dernier rapport de l’OCHA, plus de 450’000 enfants seraient malnutris dans le Tigré. Alors que la saison chaude a commencé, les températures en augmentation vont mettre encore davantage en danger les plus faibles.
Difficultés d’accès
Des inquiétudes qui surviennent alors que les violences ont pourtant largement diminué dans le nord de l’Ethiopie. La région a été durement touchée par une guerre civile qui oppose le gouvernement central éthiopien et ses alliés au Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) depuis novembre 2020. Fin mars, Addis Abeba a décrété une «trêve humanitaire», suivie par les forces armées tigréennes.
«La situation au nord de l’Ethiopie est généralement calme, même si elle reste imprévisible, note l’OCHA. Depuis le mois d’avril (2022), la situation s’est améliorée et l’aide humanitaire continue d’arriver dans le Tigré».
Mais une certaine partie de la population ne peut toujours pas être atteinte. Le relief montagneux du Tigré et la précarité des voies de communication ne facilitent pas les choses. La logistique et le transport de l’aide sont compliquées par de nombreux facteurs, notamment la pénurie d’essence en cours en Ethiopie.
Une autre difficulté vient du mouvement des populations sur place. «Une grande partie des personnes dans le besoin sont des ‘déplacés internes’ suite au conflit», souligne la responsable onusienne. Ils seraient environ deux millions dans le nord. Ils sont difficiles à repérer et à tracer, car souvent en mouvement. Ils rentrent chez eux quand la situation semble plus sûre, mais repartent dès que des menaces se font sentir.
Une quantité significative d’aide humanitaire a tout de même pu être transportée par avion jusqu’à Mekelle, la capitale du Tigré, et distribuée. «Malgré ces progrès, de larges lacunes subsistent dans le dispositif d’assistance», note toutefois l’OCHA.
Négociations de paix évoquées
L’agence onusienne ne se positionne pas, pour des motifs compréhensibles de neutralité, sur l’aspect politique de la crise dans le nord éthiopien. Mais certains observateurs associent les difficultés d’acheminement de l’aide internationale dans le Tigré à une action délibérée du gouvernement central. Les autorités tigréennes se plaignent du trop petit nombre de camions d’assistance entrant dans la province à travers le corridor humanitaire mis en place, alors que le FLPT affirme avoir rempli sa part de l’accord consistant à se retirer des zones de l’Amhara et de l’Afar qu’il occupait.
Les acteurs humanitaires appellent évidemment de leur vœux un règlement définitif du conflit entre les belligérants, qui pourrait leur permettre de délivrer de façon optimale leur aide aux populations touchées. Quelques progrès ont été enregistrés sur ce plan ces derniers temps. Le 14 juin 2022, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a pour la première fois évoqué de possibles négociations de paix avec les représentants tigréens. Il a révélé la mise en place d’un «comité» sur le sujet.
Les parties devront principalement tomber d’accord sur le degré d’autonomie accordé à la province septentrionale, une question au cœur de ce conflit qui a sans doute déjà coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes (voire encadré).
Quatre ans sans pluie
De timides espoirs existent donc pour le nord de l’Ethiopie, en tout cas sur le plan politique. Mais les perspectives humanitaires y restent sombres. «Le nombre de personnes ayant besoin d’aide (dans le nord de l’Ethiopie) est en augmentation», avertit l’OCHA.
Une météorologie humanitaire qui ne va pas vers le beau et qui concerne bien d’autres zones du pays. L’agence onusienne rappelle que des conflits armés sont toujours en cours dans d’autres régions, notamment dans la province d’Oromia (sud), qui entravent grandement les opérations de secours aux populations.
Dans les parties les plus pauvres et excentrées de l’Ethiopie, l’urgence est aussi de mise. La principale préoccupation, particulièrement au sud, est la sécheresse. Dans beaucoup de zones, il n’est pas tombé une goutte d’eau depuis quatre ans. Une situation pas vue depuis des décennies.
Les populations pastorales souffrent particulièrement. Elles ne peuvent plus abreuver leur bétail. Les cultures dépérissent et de nombreuses familles sont forcées à l’exil. 8 millions de personnes sont affectées en Ethiopie selon l’OCHA. Dans d’autres parties de l’Ethiopie, ce sont des pluies torrentielles qui inondent les cultures, détruisent les maisons et poussent les habitants à fuir. Des épisodes climatiques extrêmes que l’on sait également provoqués par le réchauffement.
Besoin d’attention internationale
La situation sécuritaire ou climatique perturbe aussi l’éducation. Les écoles ne pouvant plus fournir ni eau ni nourriture, les parents n’y envoient plus les enfants. Des millions d’élèves à travers le pays (1,4 million rien qu’au Tigré) seraient ainsi privés d’enseignement, prétéritant le développement du pays à long-terme.
Alors que l’économie éthiopienne a déjà été affaiblie par la pandémie de Covid-19, l’inflation en cours pourrait jeter encore plus de personnes dans la pauvreté extrême. Les prix du gaz, de l’essence et des denrées alimentaires ont fortement augmenté ces derniers mois, en grande partie à cause de la guerre en Ukraine. L’Ethiopie importe une bonne partie de ses céréales de ce dernier pays et de Russie, comme beaucoup d’Etats africains.
L’inflation galopante touche aussi l’aide humanitaire, souligne la responsable de l’OCHA. «Les organisations d’assistance doivent acheter des denrées qui sont devenues plus chères, mais elles doivent aussi les acheminer aux endroits voulus, qui peuvent être très éloignés dans un pays aussi vaste que l’Ethiopie. Les coûts supplémentaires engendrés compliquent les opérations.»
Ainsi, même si un horizon s’ouvre sur le plan de la paix, l’Ethiopie fait face à des défis vertigineux. Le pays a plus que jamais besoin de l’aide et de l’attention internationales pour espérer un avenir meilleur. (cath.ch/rz)
Un conflit complexe et cruel
«Ils ont tué les personnes âgées dans leurs maisons et d’autres personnes qui tentaient de s’enfuir (…) Ils ont aussi violé des femmes». Le témoignage est celui de Tahir Hassen, maire du village d’Abala, au média allemand Deutsche Welle (DW).
Abala est une localité à la frontière des provinces de l’Afar et du Tigré, au nord de l’Ethiopie. En décembre 2021, le village, qui a une population ethnique mixte de Tigréens et d’Afars, a été pris d’assaut par les soldats du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT). Les combattants ont commis, selon plusieurs sources, de graves exactions contre la population afar de la localité. Les dirigeants de ce groupe ethnique se sont en effet rangés du côté du gouvernement d’Abiy Ahmed contre les «rebelles» tigréens. Ceux-ci se sont vengés de manière féroce contre la population de cette province voisine. Des viols de masse se seraient notamment produits.
Exactions dans les deux camps
Le conflit du Tigré, gelé depuis mars 2022, a déjà connu son lot de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis par les deux camps. Des exactions des troupes gouvernementales et de leurs alliés sont en effet également bien documentés, notamment par une enquête de l’ONU publiée en novembre 2021. Des actions de nettoyage ethnique auraient notamment été dirigées contre les Tigréens, dans plusieurs régions. Des citoyens d’ethnie tigréenne ont également subi dans toute l’Ethiopie des arrestations arbitraires et des persécutions.
Des données qui restent toutefois sujettes à interrogations, alors que le conflit est particulièrement complexe et obscur, peu de sources réellement fiables ayant pu encore enquêter sur le terrain. Le nombre de victimes n’est pas non plus connu, on l’estime à quelques dizaines de milliers. RZ
Une guerre «politico-ethnique»
«(…) cette guerre [du Tigré, ndlr], comme les précédentes, plonge ses racines dans la nature de l’Etat éthiopien», affirme Mehari Taddele Maru, dans un article publié sur le site ForeignPolicy, en mars 2022. Pour le professeur à l’European University Institute’s School of Transnational Governance, basée en Italie, l’Ethiopie a fait face, dès sa création, à une «guerre de visions» par rapport à son avenir. Son fonctionnement en tant qu’Etat fédéral ou nation centralisée est depuis longtemps au cœur des conflits qui ont émaillé son histoire.
La guerre du Tigré en est une illustration parfaite. Elle a débuté comme souvent par la contestation de la main mise (réelle ou fantasmée) d’un groupe ethnique sur le pouvoir central.
Les Tigréens, à travers le FLPT, ont occupé, de 1991 à 2020, une place prépondérante dans les affaires du gouvernement, alors qu’ils ne représentent que de 6% à 7% de la population. Cela venait principalement du fait qu’ils avaient été la cheville ouvrière du renversement du dictateur Mengistu.
Prix Nobel de la Paix?
Une situation qui ne convenait pas aux ethnies majoritaires du pays, notamment les Oromos. Ces derniers ont réussi à placé un des leurs, Abiy Ahmed, à la présidence en 2018. Son engagement dans le processus de normalisation avec l’Erythrée lui a valu le Prix Nobel de la Paix en 2019. Beaucoup d’observateurs estiment qu’il ne s’agissait que d’une manœuvre pour se retourner contre l’ennemi «numéro un» incarné par l’élite tigréenne. Une fois au pouvoir, Abiy Ahmed a en effet évincé progressivement les ministres tigréens. Le FLPT s’est alors regroupé dans son bastion du nord, où il a entrepris des actions visant à obtenir l’indépendance de la province du Tigré.
Flotte de drones
Le président Ahmed a lancé en novembre 2020 des opérations militaires pour reprendre la main dans la région. Il s’est pour cela enjoint l’appui de milices des groupes ethniques majoritaires Amhara et Oromo, ainsi que des Afars et des forces érythréennes, anciennement ennemies de l’Ethiopie.
L’affrontement a, à un certain moment, clairement tourné en faveur des Tigréens, dont les dirigeants étaient pour beaucoup des officiers de l’armée fédérale. En novembre 2021, le FLPT s’est rapproché à moins de 200 km d’Addis Abeba, menaçant la capitale. Le gouvernement a dû son salut à un recrutement d’urgence parmi la population et à l’utilisation d’une flotte de drones acquis à l’étranger.
Le fédéralisme comme pomme de discorde
Les Tigréens se sont repliés des centaines de km plus au nord, occupant encore des territoires des provinces de l’Amhara et de l’Afar. A l’occasion d’une trêve humanitaire acceptée par les deux parties en mars 2022, les combats ont en grande partie cessé. Le 14 juin 2022, Abiy Ahmed a évoqué la possibilité de négociations de paix, ce qui signalerait l’existence d’une «impasse» militaire dans le conflit.
La question du fédéralisme devrait être au cœur des discussions, alors que la Constitution éthiopienne admet un «droit inconditionnel d’autodétermination, y compris de sécession» pour les «communauté culturelles» du pays. Selon le New York Times, une résolution appropriée du conflit nécessiterait l’implication d’autres groupes armés d’Ethiopie dans le processus de paix, ainsi que des organisations internationales telles que l’Union africaine. RZ
Alors que la guerre en Ukraine mobilise les regards, de nombreuses autres tragédies se déroulent dans le monde, plus loin de l’attention médiatique. Le pape François a appelé à plusieurs reprises les journalistes à ne pas oublier les conflits qui suscitent moins d’intérêt en Occident. C’est ce à quoi cath.ch veut en partie remédier avec la série «Conflits oubliés», qui relatera des situations dans plusieurs endroits du monde, où l’humanité est en détresse.