Grégory Solari est philosophe, chargé d’enseignement en théologie et formateur d’adultes auprès du Vicariat épiscopal de Lausanne | © Jean-Claude Gadmer
Suisse

Grégory Solari: «Dieu nous repose la question: Pour vous qui suis-je?»

Pour Grégory Solari, la crise du coronavirus et la suspension des célébrations liturgiques communautaires, interrogent sur la conception même de l’Eglise et sur son fonctionnement. Pour faire face, le philosophe défend la redécouverte de la notion d’Eglise domestique.

Que nous révèle, à votre avis, la crise du coronavirus et la suspension des célébrations liturgiques communautaires?
Grégory Solari: Dieu ne nous punit pas, mais je crois qu’il nous repose une question qu’il faut entendre: «Pour vous qui suis-je ?» La crise renvoie à la vérité du rapport de chacun avec le Christ. Est-ce la communauté, les sacrements qui me manquent? Ou bien est-ce le Christ lui-même? C’est le propre de la crise: elle nous éprouve, nous fait peur, mais elle est avant tout un moment de vérité. Cela vaut pour les fidèles, mais aussi pour les prêtres. Qu’est-ce que le sacerdoce? Le prêtre se réduit-il à ‘l’homme du sacrement’? Le sacerdoce n’est-il pas davantage que cela? N’ayons pas peur d’un certain vide. C’est aussi là que Dieu parle.

Face à ces interrogations,vous insistez sur la redécouverte de la notion d’Eglise domestique.
On trouve cette notion notamment chez Jean Chrysostome (344-407), qui fut moine, puis archevêque de Constantinople. Jean souhaite que les familles chrétiennes soient comme de «petites Eglises» (mais pas de petits monastères ‘hors monde’): des espaces de prière, de charité fraternelle, et de diaconie, en ouvrant la maison chrétienne aux pauvres.
Je crois que nous devons dépasser cette dichotomie entre l’Eglise (institution et bâtiment), où l’on se rend une fois par semaine pour participer à la messe, et la maison (lieu de vie ordinaire). L’Eglise n’est pas un autre monde: il faut retrouver le sens de la communauté comme un seul monde cohérent. L’Eglise est communion, non pas juxtaposition d’univers séparés.

«La vie chrétienne, c’est un peu l’affaire des pasteurs et des ministres ordonnés.»

Cette notion d’Eglise domestique a été assez largement perdue.
L’esprit et la forme de l’Eglise domestique ont disparu avec «l’institutionnalisation» de l’Eglise par l’empereur Constantin (édit de Milan de 313). Le christianisme devient religion d’Etat et subit une sociologisation de son identité.
Avec le temps, notamment à partir du 16e siècle, la vie chrétienne s’individualise toujours davantage. Au risque de caricaturer les choses, on peut dire avec le penseur catholique français Georges Bernanos que le catholicisme s’est ’embourgeoisé’. La vie chrétienne, c’est un peu l’affaire des pasteurs et des ministres ordonnés. La vie baptismale est vécue comme par délégation. Dans tout cela, c’est la conscience de la famille comme foyer ecclésial et missionnaire qui a été perdue de vue.

Redécouvrir la famille comme Eglise domestique | archidiocèse de Montréal

Après la crise du coronavirus, la situation devra changer.
Il faut être lucide. On peut faire d’emblée deux constats: le premier c’est que nous avons déjà peu de prêtres; le second, c’est que nous allons en avoir encore moins en raison du décès des prêtres âgés victimes du Covid, et aussi de l’empêchement d’exercer un ministère de proximité en raison de leur âge. On ne pourra pas retourner si facilement à la vie ecclésiale que nous connaissions quand «tout allait bien». Nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion pastorale sérieuse.
Nous avons changé de monde, et pas seulement en raison du Covid. La crise nous montre ce que nous ne voyions pas. L’Eglise domestique repose sur le baptême. Elle se fonde sur cette parole du Christ: «Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis au milieu d’eux.» Il ne s’agit pas d’opposer les fidèles aux pasteurs, une Eglise familiale contre une Eglise institution. Rien de cela. Et même tout le contraire, puisque dans l’Eglise domestique, le frère pasteur peut apporter l’eucharistie, ou la célébrer. Non pour vivre ‘entre nous’, mais pour être encore davantage missionnaires.

Les fidèles doivent être pris au sérieux. Il faut les former de manière à ce qu’ils puissent exercer leur responsabilité de baptisés

Les paroisses ont eu tendance à ‘rétrécir’ leur action autour de la célébration liturgique dominicale.
Le temps des paroisses correspond à un modèle pastoral lourd à gérer. Les jeunes générations se nourrissent ailleurs que dans les paroisses, dans les mouvements, les communautés, etc. C’est peut-être dommage, mais c’est un fait. Faut-il dès lors maintenir les paroisses telles quelles? Sans doute pas toutes. Il faut bien se rendre compte que la paroisse en tant qu’entité territoriale est inséparable d’un moment du christianisme, au IVe siècle, où il devient religion publique et se dote d’une visibilité dans la Cité. Nous sommes sortis de ce temps.

Vous faites donc appel à la responsabilité des baptisés.
Dans les Actes des apôtres et dans les écrits post apostoliques, nous voyons que les chrétiens célèbrent dans les maisons particulières. Il n’existe pas d’églises ayant pignon sur rue. Les événements, je crois, vont nous ramener à cette situation. Il ne faut pas s’en effrayer. Le temps est à une configuration du christianisme plus intime, plus familiale et aussi plus fraternelle. Les fidèles doivent être pris au sérieux. Il faut les former de manière à ce qu’ils puissent exercer leur responsabilité de baptisés (ce qui veut dire: ne plus limiter cette responsabilité à des suppléances administratives). L’époque où tout reposait sur Monsieur le curé est révolue.

La Fraternité et le service des pauvres sont aussi essentiels à la vie de l’Eglise.
L’Eglise domestique comprend une dimension sociale: elle permet de reconstituer ou de densifier le tissu social et celui de la vie fraternelle grâce à l’échange de dons ou de biens. La familiarité avec le Seigneur n’enferme pas. Elle pousse au contraire vers l’autre, ou bien à l’accueillir. C’est sa dimension de diaconie. Les Eglises domestiques sont aussi d’elles-mêmes missionnaires. Elles puisent leur énergie dans leur vie de prière, dans une vie ordinaire qui essaie de faire place à la charité, à l’attention aux frères.

«Je n’apprécie pas les pétitions qui réclament l’eucharistie comme un droit»

Vous suggérez aussi la célébration de l’eucharistie dans les maisons.
Il ne s’agit pas d’opposer deux communautés: celle de l’Eglise domestique contre la communauté paroissiale. Ni d’envisager la présence de l’eucharistie chez soi comme une alternative à la célébration communautaire. Le rassemblement dominical, le culte public est la norme et doit le rester. Simplement, si au maillage territorial que nous connaissons encore succède un autre modèle, par exemple celui de ‘pôles’ (lieux expressifs de la diaconie, ou de la liturgie ou du témoignage), les Eglise domestiques pourraient assurer à leur échelle propre comme un relais local. Je n’ai pas de solution, je réfléchis simplement à la chose.
Une chose est sûre néanmoins: c’est toute la communauté qui doit être active. Prêtres et fidèles. Si les lieux de culte diminuent, le nombre de célébrations diminuera aussi, et donc aussi les ‘marathons’ de messes dominicales dans lesquels les prêtres tantôt s’épuisent, tantôt perdent courage devant des assemblées de quelques fidèles.

Il va donc falloir aussi repenser notre rapport aux sacrements.
Il n’y a pas d’eucharistie, ni de confession, sans ministre ordonné. L’univers ecclésial est sacramentel. Mais il est au service de la charité, de la communion. La question n’est donc pas, bien évidemment, de penser une Eglise sans ministres et sans sacrements. Il s’agit de développer, ou d’éveiller, la conscience communautaire. Car la communauté se reçoit comme un don. À cet égard, je n’apprécie pas les pétitions qui réclament l’eucharistie comme un ‘droit’. L’eucharistie fait l’Eglise et en même temps l’Eglise fait l’eucharistie dit la théologie. Mais c’est le Seigneur qui donne et qui est en même temps le don.

Cette idée de petites Eglises dont les baptisés portent la responsabilité semble un des marqueurs de la pastorale du pape François.
Oui, clairement. Et il nous appelle à nous montrer créatifs. Il est en ce sens audacieux et lucide. L’essentiel repose sur la relation avec le Christ. Tout le reste, y compris les sacrements, vient après. Cela bouscule peut-être nos représentations ou nos habitudes, mais nous devons y aller. (cath.ch/mp)

Grégory Solari
Né à Genève en 1965, Grégory Solari est philosophe (doctorat sur John Henry Newman, Institut Catholique de Paris), chargé d’enseignement en théologie (Chaire de théologie catholique de l’Université de Genève) et formateur d’adultes auprès du Vicariat épiscopal de Lausanne. Il dirige les éditions Ad Solem depuis 1992. MP

Grégory Solari est philosophe, chargé d’enseignement en théologie et formateur d’adultes auprès du Vicariat épiscopal de Lausanne | © Jean-Claude Gadmer
3 mai 2020 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 6  min.
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