Grégoire III à Fribourg: le séisme en Syrie, une école de solidarité
Jacques Berset, pour cath.ch
Le séisme du 6 février dernier, qui a fait 50’000 morts en Turquie et plus de 6’000 autres dans le nord de la Syrie, «a été, grâce à Dieu, une vraie école de solidarité au sein de la population syrienne», a déclaré samedi le 22 avril à Fribourg le patriarche émérite Grégoire III Laham. Evoquant la tragédie des chrétiens syriens, il a dénoncé les sanctions occidentales qui s’acharnent sur un peuple déjà à terre.
Grégoire III était invité samedi à l’Université de Fribourg conjointement par l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), Aide à l’Eglise en Détresse (ACN) et les Groupes Bibliques des Ecoles et Universités (GBEU). Le patriarche émérite d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem des melkites catholiques, a rappelé qu’à la tragédie de la guerre – «pas une guerre civile syrienne, mais une guerre contre la Syrie, fomentée par des puissances extérieures !» se sont surajoutées les sanctions occidentales, puis le puissant tremblement de terre qui a frappé Alep et le nord du pays.
Si les secours sont arrivés de partout en Turquie, la Syrie n’a pas pu compter sur l’aide des pays de l’Union européenne ou des Etats-Unis. Le religieux syrien, du haut de ses 90 ans, a fustigé les gouvernements occidentaux qui mettent à genoux le peuple syrien. «Même l’hôpital que j’ai fondé à Khabab – à une bonne cinquantaine de kilomètres au Sud de Damas, dans le Hauran -, qui dessert une bonne trentaine de villages, ne peut pas recevoir le matériel médical nécessaire, bien que l’embargo ait été allégé pour quelques mois… C’est justement sur cette terre bénie que j’ai fait construire un hôpital de 60 lits, qui attend malheureusement d’être achevé. Mes amis allemands ne peuvent pas me faire parvenir de l’aide. C’est le fait de pays ›soi-disant chrétiens’».
Des mesures drastiques qui ne touchent pas les petits cercles privilégiés
Dans les faits, l’embargo sur les transactions financières n’autorise pas les banques occidentales à entretenir des relations bancaires avec la Syrie, empêchant la reconstruction de ce pays dévasté par la guerre. La Suisse elle-même s’est ralliée aux sanctions prononcées le 9 mai 2011 par l’Union européenne, aggravées par de nouvelles mesures visant la Syrie et les entreprises étrangères commerçant avec elle, en raison de la loi «César» (Caesar Syria Civilian Protection Act) imposée par les Etats-Unis et entrée en vigueur le 17 juin 2020.
Ces mesures drastiques, qui ne touchent pas les petits cercles privilégiés, qui ont toutes les possibilités de contourner les sanctions, frappent le petit peuple: c’est désormais près de 90% de la population qui vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté. Tout comme les musulmans, les chrétiens se sont réfugiés en masse dans les pays voisins mais aussi vers des pays d’émigration, en Amérique et en Europe: s’ils étaient près de 2,5 millions avant la guerre, au moins 40 % d’entre eux ont désormais quitté le pays.
L’Union européenne, «vassale des Etats-Unis»
«Ils partent parce qu’il n’y a plus de farine, plus de pain, plus d’essence. Le pétrole et le blé dans les zones occupées du nord du pays sont confisqués soit par les Turcs soit par les Américains… Mais on a vu depuis le tremblement de terre encore davantage de solidarité que pendant la guerre. A Alep, même les plus petits villages, les plus pauvres, ont envoyé de l’aide, recueilli des dons : une poignée d’olives, de la confiture, des habits. Notre croix est un prélude à la résurrection ! Même les pays arabes qui nous étaient hostiles – Arabie saoudite, Qatar, Emirats arabes unis… – ont envoyé de l’aide, mais l’Union européenne, vassale des Etats-Unis, je suis désolé de le dire, n’est plus à la hauteur !»
«Cette attitude de l’UE est une honte pour nos amis européens, car beaucoup d’ONG et d’Eglises du continent européen sont venus à notre aide. Et le Vatican, toujours solidaire, ne nous a pas abandonnés et reste la voix la plus écoutée dans notre région, la voix de la paix, à laquelle nos peuples aspirent ardemment».
Présence chrétienne indispensable pour la paix au Moyen-Orient
Dans son plaidoyer, le patriarche émérite des melkites catholiques – près de deux millions dans le monde, dont une majorité d’émigrés – milite pour que les chrétiens restent présents au Moyen-Orient, même si ce n’est qu’un «petit troupeau». En Syrie, pays où seul le président doit être musulman, selon la Constitution, «les chrétiens sont considérés sur le même plan que les autres citoyens, et ils vivent dans la fraternité avec les musulmans, une convivialité unique au Moyen-Orient ! Nos écoles, nos hôpitaux, nos institutions sociales, les musulmans sont les premiers à les fréquenter. A Damas, nous organisons des processions dans les rues, protégées par la police, avec des musulmans rassemblés sur les trottoirs qui nous applaudissent».
En Syrie, les célébrations du bimillénaire de la naissance de Paul de Tarse, ouvertes en 2008 en présence de dignitaires musulmans et chrétiens, «ont été davantage suivies qu’ailleurs et, pour la clôture de l’Année de Saint Paul, organisée avec le soutien de l’Etat, 10’000 participants s’étaient rassemblés».
La Syrie fait partie de la Terre Sainte
Grégoire III, interpellant vivement son auditoire, rappelle que le christianisme se répandit dans cette région de Terre Sainte dès les premières années après la Pentecôte. Dans l’épître aux Galates (1, 17), on lit que l’apôtre Paul passa trois ans dans le ›pays des Arabes’… «C’est justement sur cette terre bénie que j’ai fait construire un hôpital de 60 lits, qui attend malheureusement d’être achevé». Lui-même est né en 1932 à Darayya, connu comme le lieu de la conversion de saint Paul, à 9 km au sud de Damas. Pour le patriarche émérite, il faut aider du mieux que possible à préserver la présence chrétienne en Syrie et dans tout le Moyen-Orient, si importante pour le dialogue islamo-chrétien, «car si nous disparaissons comme facteur de paix, on s’acheminera inéluctablement vers le ›clash des civilisations’».
Questionné sur la répression du ‘régime Assad’, Grégoire III a répliqué que l’on devrait parler d’un gouvernement et pas d’un ‘régime’ comme on le fait trop souvent dans les pays occidentaux. Et de préciser qu’en Syrie les chrétiens sont des citoyens comme les autres, et le dire ne doit pas le faire passer pour un ›suppôt de Bachar el-Assad’.
Les chrétiens, des citoyens comme les autres
Président de l’ACAT Fribourg, l’économiste Marc Surchat, d’Estavayer-le-Lac, qui dirigeait les débats, a toutefois rappelé que les responsables de crimes, comme ceux qui dirigent la prison de Saidnaya, à 30 kilomètres au nord de Damas – réputée pour ses tortures et ses exécutions de nombreux prisonniers – seraient remis à la justice s’ils venaient en Suisse. Se déclarant lui aussi pour la paix en Syrie, Marc Surchat a précisé: «mais pour une paix juste, dans le respect des droits de l’Homme, et dans le cas de la Syrie, cette question est un obstacle pour les relations avec la Suisse…»
Le patriarche émérite a rétorqué qu’il était parfaitement indépendant et qu’il n’était pas «un défenseur du régime devant lequel il se laverait les mains». «Je prie tous les jours pour les prisonniers torturés !» Et de souligner que les chrétiens de Syrie ne sont pas «tolérés» par Bachar el-Assad, ils sont des citoyens de plein droit depuis qu’existe la Syrie comme Etat «et ce sont eux qui ont sauvé la langue arabe, interdite sous le régime ottoman». (cath.ch/be)
Les ONG pour l’abolition des sanctions
A la fin de la conférence, les ONG Christian Solidarity International (CSI) – qui travaille en Syrie depuis 2013 – et Aide à l’Eglise en Détresse (ACN), également présente sur le terrain – ont toutes deux plaidé pour la fin de l’embargo qui frappe durement la population syrienne, mais n’a pas fait tomber le gouvernement. «Nos partenaires à Alep sont les Maristes Bleus, une organisation dirigée par le médecin Nabil Antaki, précise l’Américain Joel Veldkamp, porte-parole de CSI. Nous sommes présents dans différentes zones de Syrie, également dans la région d’Hassaké [contrôlée en partie par les Forces démocratiques syriennes (FDS, à dominante kurde), ndlr]. Nous dénonçons depuis 2016 les sanctions qui portent gravement atteinte aux populations civiles. Les actions humanitaires sont touchées par l’impossibilité d’envoyer de l’argent sur place par le biais des banques».
Emmanuel French, responsable d’ACN pour la Suisse romande, relève que sur place, les Eglises s’unissent pour acheminer aux plus nécessiteux l’aide que l’œuvre d’entraide catholique réussit à faire passer. Pour Joel Veldkamp, la population syrienne ne peut pas vivre éternellement d’aide d’urgence, raison pour laquelle il faut passer à la reconstruction, malheureusement empêchée par les sanctions. «Les Eglises des Etats-Unis doivent se réveiller pour faire pression sur le gouvernement américain pour qu’il lève l’embargo!» (cath.ch/be)