Gabrielle Nanchen: «En mai 1968, il fallait sortir du carcan de l'autorité et du conservatisme»
Première élue valaisanne au Conseil national en 1971, Gabrielle Nanchen a connu le bouillonnement de la fin des années 1960. Cette période a forgé ses engagements, sa carrière politique et toute sa vie. Mai 1968 a été un catalyseur. Dans de nombreux domaines le monde a vraiment changé. Coup d’œil dans le rétroviseur.
Où étiez-vous en mai 1968?
En mai 1968, j’étais mariée depuis un an avec Maurice et nous emménagions dans cette maison à peine terminée. Le jour où nous avons débarqué, mon mari a dit: «voilà, notre maison est occupée». Lui suivait de très près ce qui se passait en France, avec l’occupation des universités. Nous étions engagés dans le parti socialiste depuis une année. Au cours de mes études en sciences sociales à Lausanne, au milieu des années 1960, j’étais déjà très intéressée par la vie du monde. Dans le milieu étudiant on aimait la formule: «Choisis ton camp camarade». Ces idées de libération des peuples, des femmes, etc. étaient dans l’air. Nous lisions les journaux, les revues. Il fallait sortir du carcan de l’autorité et du conservatisme.
Nous avions fait un voyage à Paris, quelques semaines auparavant. Nous avions vu que les manifestations se préparaient et que les CRS étaient sur les dents. C’était à la fois assez excitant et un peu effrayant.
«Notre jeunesse était tendue entre ces deux pôles: les racines locales et l’appel du monde»
Vous vous êtes néanmoins installés dans ce petit village valaisan d’Icogne.
C’est de là que venait mon mari. Lui qui était très rebelle avait les pieds solidement enfoncés dans son terroir. Il n’aurait pas imaginé faire autre chose que d’amener sa femme vivre dans son village et construire une maison sur le pré hérité de sa mère. Ce qui était plutôt conservateur. Je l’ai suivi, mais j’aimais le Valais, la montagne, le ski et nous étions à deux pas de Crans-Montana. Notre jeunesse était tendue entre ces deux pôles: les racines locales et l’appel du monde.
La diversité de vos intérêts vous amène à vous engager?
Avec mon mari et une équipe d’amis, nous avons fondé un groupe de jeunesse progressiste qui se voulait plus à gauche que le parti socialiste. Notre premier acte politique a été l’organisation d’une séance d’information sur l’apartheid alors que l’Afrique du Sud était invitée au comptoir de Martigny. Nous avions posé des affiches en ville pour y inviter les gens. Ce n’était pas une manif, juste une conférence avec quelques personnalités. Le lendemain Le Nouvelliste titrait: «La liberté en péril». Ce journal était l’antithèse de ce que nous pensions. Journal d’opinion d’extrême droite, il affichait son soutien à l’OAS en Algérie et au mouvement intégriste qui allait devenir celui d’Ecône, tout en se prétendant le quotidien de tous les Valaisans. Le PS était encore très minoritaire et très mal vu. Le groupe progressiste s’est ensuite dissous, parce que l’on nous considérait comme des «maoïstes». Mon mari a failli perdre son emploi
«Je voyais plutôt les prêtres comme des gens réactionnaires et hostiles aux causes que je défendais»
L’Eglise catholique vient de vivre le concile Vatican II. En Valais notamment ce vent de réforme ne va pas sans résistance.
A cette époque, je n’ai suivi que de loin l’évolution de l’Eglise. J’avais eu une éducation très catholique chez les sœurs françaises de Ste-Clothilde, à Aigle. Ce collège pour jeunes filles de bonne famille était très traditionnel. Les religieuses en habit étaient encore divisées en deux catégories, les ‘mères’ qui étaient les enseignantes et les sœurs qui s’occupaient des basses besognes. Avec mon côté rebelle, j’ai même failli me faire mettre à la porte. La supérieure m’a fait alors remarquer que moi, et mes 9 soeurs et cousines, bénéficions déjà de conditions de faveur. Heureusement, il y avait aussi quelques chanoines de St Maurice qui m’ont beaucoup plus marquée. Mais au début des années 1970, je ne pratiquais pas. Je voyais plutôt les prêtres comme des gens réactionnaires et hostiles aux causes que je défendais. En fait, je ne les connaissais pas bien. Lorsque plus tard je suis revenue à l’église, je me suis aperçue que la plupart étaient sympathiques et ouverts au monde.
L’origine de votre engagement n’avait donc pas de source religieuse?
Non, je ne faisais pas partie du courant chrétien-social. Ma démarche a été essentiellement empirique. L’origine de mon engagement est politique. Ce n’est qu’ensuite que j’ai compris que mes idées étaient finalement assez proches de l’idéal chrétien.
La cause des femmes a été un de vos engagements prioritaires.
En arrivant en Valais, en tant que femme, je n’avais pas le droit de vote. Venant du canton de Vaud où ce droit existait déjà, j’en ai été profondément choquée. Et il y avait beaucoup d’autres choses. En se mariant les femmes perdaient leur nom de famille et leur droit de cité. Amoureuse, je me réjouissais de porter le nom de mon mari, mais mon nom était une partie de mon identité.
J’avais aussi postulé pour un emploi intéressant où il fallait une licence en sciences sociales. Mais l’employeur a préféré engager un homme, qui en plus avait un bon nom valaisan, même s’il avait raté sa licence.
Quand j’ai accouché de mon premier enfant, la caisse maladie m’a accordé 140.– francs. Il s’agissait d’une indemnité journalière de 2 francs par jour pendant 70 jours pour le ‘prix’ de mon travail auprès de mon bébé et de ma famille. Cela m’a révoltée. J’aurais préféré que l’on ne me donne rien. Evaluer tout mon travail à 2 francs journaliers m’a paru très injuste.
En 1971, vous débarquez au Conseil national !
Comme les femmes pouvaient désormais être élues, le Parti socialiste valaisan m’a proposé de figurer sur sa liste pour le Conseil national. En politique, les femmes étaient encore très peu nombreuses. Dans mon parti, j’étais la seule d’entre elles à avoir fait des études universitaires. Je ne devais pas et ne voulais pas arriver en tête, car j’avais deux bébés. Mais j’ai été élue! Ce fut un choc. Je n’avais même pas voté pour moi ! Mon mari m’a empêchée de reculer et s’est arrangé avec sa mère pour s’occuper des enfants et me permettre d’aller à Berne.
Comment y avez-vous été reçue?
Le milieu était différent du Valais, mais pas machiste. Les premières femmes parlementaires ont été très bien accueillies et entourées. Par exemple, mes collègues valaisans des autres partis faisaient mon éducation civique dans le train pour Berne ! C’était très amical. Après huit ans et la venue d’un troisième enfant, cela n’a cependant plus été possible et je ne me suis pas représentée. Je garde un très bon souvenir de ces années à Berne.
«La beauté de l’espérance et de la vision demeure tout de même»
En Suisse, les années 1960-1970 sont marquées par une forte immigration avec des réactions xénophobe assez fortes.
J’ai été la première à Berne à demander l’abolition du statut de saisonnier qui, pour moi, était un système digne du régime de l’apartheid sud-africain. Avoir des enfants clandestins enfermés dans des appartements sans être scolarisés était indigne de la Suisse. Les partis politiques, y compris le PS, étaient assez ambigus sur ce thème, peut-être parce que ces gens ne représentaient aucun poids électoral.
Mai 68 a été une sorte de catalyseur. A vos yeux quels héritages laisse-t-il?
Le monde a vraiment changé. On peut penser à la place de la femme dans la société, au rôle des jeunes, à l’ouverture aux autres cultures, à la promotion des droits de l’homme, au rejet du racisme, à une vision du monde, moins hiérarchique, moins manichéenne, mais plus horizontale et plus systémique.
En même temps, les soixante-huitards sont devenus des consommateurs comme les autres.
La beauté de l’espérance et de la vision demeure tout de même. Je ne suis pas spécialement optimiste, mais j’ai l’espérance chevillée au corps. (cath.ch/mp)
Le goût des autres
Gabrielle Nanchen vient de publier sous le titre Le goût des autres un recueil de récits de vie.
J’ai désormais trois quarts de siècle derrière moi. J’ai vécu beaucoup de choses. J’ai voulu parler de la fraternité comme seule issue possible à la barbarie ambiante. Mais je ne voulais pas faire de discours, ni de prêche. J’ai donc raconté des histoires.
Pourquoi ce titre?
Le titre Le goût des autres m’a été inspiré par l’hospitalité africaine. Dès mon premier voyage dans ce continent, j’ai été frappée par les visages, les regards, les sourires, l’accueil. Ce sens de la fraternité est exemplaire. Nous avons besoin de nous inspirer de cette valeur qu’ils n’ont pas perdue. Je dirais même que la fraternité est devenue un impératif politique avec la crise des réfugiés et l’émigration qui ne cesse de croître à cause des guerres et des déréglements climatiques. Quel devoir de partage avons-nous envers eux? Tu es responsable de ton frère, de ce jeune migrant qui te gêne parce qu’il est différent, de cette adolescente qui s’est fait violer…
La difficulté de la relation est au cœur de plusieurs récits.
Pour une relation réussie, il faut donner et recevoir. Cet échange est comme une respiration. Mais assez souvent cette réciprocité immédiate n’est pas possible. Comme avec un vieux parent qui n’a plus toute sa tête. On continue alors de donner et c’est là que les valeurs évangéliques nous viennent en aide. La vie nous le rendra d’une autre manière. Il faut accepter aussi qu’il n’y a pas de relation sans conflits et apprendre à les résoudre.
Le pardon est un autre élément essentiel.
Sans pardon, il n’est pas possible de vivre ensemble. Dire cela, ce n’est pas faire la catho ou donner dans les bons sentiments. Il faut que la vérité et la justice soient faites, mais après on doit tourner la page. Le pardon nous fait du bien à nous. Sans pardon, nous trimballons un cadavre dans notre sac à dos. (cath.ch/mp)
Gabrielle Nanchen: Le goût des autres, de nouvelles du vivre ensemble, St-Maurice 2018, 273 p. Editions St-Augustin