Frère Aloïs, prieur actuel de la Communauté de Taizé (Photo: Taizé)
Suisse

Frère Alois: «A Bâle, les jeunes seront l’Europe spirituelle»

Près de 20’000 jeunes de toutes confessions se retrouveront au Nouvel An à Bâle pour la rencontre européenne de Taizé. L’Echo Magazine est allé en Bourgogne rencontrer frère Alois, successeur de frère Roger.

«C’est ici.» Le chauffeur du bus a l’habitude de déverser des flots de visiteurs devant l’entrée de la communauté de Taizé, en Bourgogne. Dans le soleil rasant de début décembre, un panneau souhaite la bienvenue en huit langues. A l’accueil, un jeune Français aux sourcils bruns nous donne un plan, car la communauté est un petit village. Dans l’une des maisons, frère Alois nous attend; voix douce et regard d’enfant, il est à la tête de la communauté depuis la mort de frère Roger en 2005. En pleine préparation de la rencontre de Bâle, il évoque la Suisse, l’Europe, la Réforme, les réfugiés et son propre parcours.

Vous êtes d’origine allemande. Rencontrer des jeunes d’autres nationalités à Taizé a-t-il compté pour vous?
Frère Alois:
Bien sûr! Je suis venu ici pour la première fois en 1970. Il y avait encore la frontière, et peu de gens la franchissaient. Ce qui m’a frappé, c’est la manière dont la communauté accueillait les Allemands. Après la guerre, elle a vécu très concrètement la réconciliation franco-allemande, ce miracle de l’histoire. L’église que vous voyez, ce sont des jeunes Allemands qui l’ont construite.

Et comme catholique, qu’avez-vous découvert à Taizé?
D’abord les chants: on chantait les psaumes huguenots de manière très dynamique, à plusieurs voix ; ça n’existait pas chez moi. Et j’ai découvert la Bible beaucoup plus profondément. Je viens d’une famille très croyante, mais on ne la lisait pas à la maison. Enfin, il y avait cette attention de frère Roger à la conscience de l’autre, ce respect qui n’impose rien: c’est une chose que la Réforme a demandée et que l’Eglise catholique a pleinement reconnue au concile Vatican II.

«Le but, c’est que notre unité donne au monde l’espérance que l’unité de la famille humaine est possible»

Cela fait quand même 500 ans que nous sommes séparés. Comment avancer?
Il faut faire la différence entre les traditions et la tradition. Sur celle-ci, nous nous rejoignons beaucoup plus que nous le pensons. Par exemple, peu avant Vatican II, les catholiques ont fait un grand travail pour redécouvrir les Pères de l’Eglise. Ça les a beaucoup rapprochés des orthodoxes et même des protestants, qui ne rejettent pas les Pères.

Les traditions, c’est par exemple les processions?
Les traditions sont bonnes, je ne veux pas les abolir! Mais il faut prendre conscience qu’il y a différentes manières d’exprimer la tradition. En même temps, il est très important de soigner les coutumes populaires. Si nous cherchons à être puristes, la foi devient purement intellectuelle. Ce que nous vivons à Taizé, c’est une forme de foi populaire: le chant répétitif, les bougies,… Et les rencontres européennes, c’est une manière de vivre un pèlerinage.

Finalement, quel est le but de l’œcuménisme?
Il ne s’agit pas seulement d’être bien entre chrétiens. Le but, c’est que notre unité donne au monde l’espérance que l’unité de la famille humaine est possible.

Pourquoi avoir choisi Bâle pour la rencontre de cette année ?
D’abord parce que les Eglises nous y ont invités. En Suisse, il y a beaucoup d’initiatives œcuméniques: c’est une chose que nous voulons valoriser. Il y a dix ans, la rencontre avait lieu à Genève. Et Bâle est une ville marquée par la Réforme: ces 500 ans, que nous commémorons cette année, sont un appel à l’unité des chrétiens. Enfin, Bâle est une ville européenne: c’est toute la région – Suisse, France et Allemagne – qui accueille. Pour les jeunes, c’est une expérience importante à faire aujourd’hui.

«Les jeunes vivent l’Europe naturellement!»

Pourquoi aujourd’hui?
Parce qu’on dit qu’il y a une fatigue face à l’Europe. Mais les jeunes vivent l’Europe naturellement! Ils ont soif de se rencontrer; ils veulent voyager, étudier ailleurs, apprendre une autre langue. Ils ne veulent pas revenir en arrière. De nombreux Ukrainiens viennent aux rencontres du Nouvel An: l’Europe ne s’arrête pas aux frontières de l’Union européenne. La Suisse en est la preuve. Nous avons aussi à cœur de mettre en valeur la diversité de chaque région.

Hier soir à l’office, les frères ont chanté un chant en catalan, par exemple…
Oui; un malentendu s’est créé sur l’Europe, comme si elle devait être une réalité uniforme qui gomme toutes les différences. En Suisse, vous avez su garder la spécificité de chaque canton. Ça aussi, les jeunes vont le découvrir à Bâle.

Vous cherchez à créer une sorte d’Union européenne spirituelle?
Spirituelle et humaine. Le président Václav Havel a dit, lors de la rencontre que nous avons organisée à Prague en 1990, un an après la chute du mur de Berlin: «Si l’Europe n’a pas une dimension spirituelle, elle ne se fera pas. Vous apportez cela». Il disait qu’un des symboles de l’Europe, ce sont toutes les flèches des cathédrales qui pointent vers le ciel. Lui qui était agnostique!

A Taizé, vous accueillez des réfugiés?
Oui; mais ce n’est pas nouveau! Frère Roger a hébergé des réfugiés pendant la Deuxième Guerre mondiale, notamment des juifs. Plus tard, il y a eu des familles du Portugal, d’Espagne, du Vietnam, de Sarajevo,… Une famille du Rwanda vit toujours dans le village de Taizé. Nous avons accueilli une famille irakienne pendant deux ans; elle est maintenant autonome et vit à Lyon. Nous avons aussi fait venir une famille syrienne que nous avions rencontrée dans un camp au Liban. En 2015, nous avons accueilli des jeunes Afghans, des Erythréens et surtout des Soudanais venant de ce qu’on appelait la «jungle» de Calais.

Ils vivent à la communauté?
Dans une maison qui nous appartient au village. On les accompagne de très près: on prend des repas ensemble, on les aide dans leurs démarches administratives. Et nous ne sommes pas seuls! Plusieurs familles de la région se sont engagées à les parrainer. J’ai voulu aller au Soudan du Sud et au Soudan rencontrer leurs familles. J’ai pu voir la maman d’un des jeunes qui est décédé ici. Il était malade du cœur, mais il ne le savait pas. J’ai vu la maman à Khartoum: elle est inconsolable. Elle est musulmane, mais elle parle comme Job: «Dieu l’a donné, Dieu l’a repris». Je lui ai apporté des photos des funérailles et j’ai pu lui dire que son fils avait été entouré.

«Nous sommes devenus profondément amis avec les musulmans»

La plupart sont musulmans; comment vivent-ils dans une communauté chrétienne?
Nous respectons leur foi. Nous connaissons bien l’imam de Chalon-sur-Saône, la ville voisine. Nous l’avons fait venir pour aménager une pièce où ils peuvent prier. A Noël et lors des grandes fêtes, ils viennent à l’église avec nous. Nous sommes devenus amis, profondément amis: c’est une surprise pour nous! Comme si le Christ nous invitait à aller plus loin et nous disait: «Je suis mort pour lui aussi, qu’il soit chrétien ou non. Tu peux devenir son ami».

Beaucoup de gens ont peur que l’arrivée de musulmans menace la foi chrétienne en Europe…
Il y a un grand potentiel d’amitié qui pourrait être vécu. Si nous entrons dans cette amitié, nous pourrons mieux faire face aux menaces – qui existent, il ne faut pas être naïf. Mais ces jeunes sont une richesse. Trois d’entre eux travaillent dans une fonderie, c’est très dur. Un autre dans l’agriculture. Il a taillé la vigne en février; or l’hiver, pour un Africain, avec la pluie, peu de lumière, c’est éprouvant! Chez beaucoup, il y a une volonté de vivre et de travailler qui enrichit la région, car nombre d’artisans ne trouvent pas de jeunes Français pour prendre la relève.

La 40e rencontre européenne de Taizé aura lieu à Bâle du 28 décembre au 1er janvier 2018. 

Frère Alois est supérieur de Taizé depuis 2005.


Un aimant au cœur de l’Europe

Ce qui attire à Taizé? Sûrement pas les longs baraquements préfabriqués où dorment les jeunes – 75’000 y ont séjourné en 2015 – ni l’église de la Réconciliation, grand caisson en bois que seuls des bulbes orthodoxes, insolites dans le ciel bourguignon, viennent embellir. L’intérieur ressemble à une grande salle de gym malgré toute la délicatesse que les frères ont déployée pour décorer le chœur de lumignons et de grandes tentures orange tombant du plafond. Un haut-parleur mal éteint se charge du bruit de fond.

La communauté de Taizé accueille de nombreux jeunes | © Taizé

A 10 kilomètres de là s’élèvent les restes de Cluny, monument de l’histoire monastique, de l’histoire de l’art, de l’histoire de l’Europe. Pas de quoi rivaliser. Pourtant Cluny se visite aujourd’hui comme un musée; en pleine saison creuse, Taizé accueille une centaine de retraitants et près de 80 volontaires. «Des jeunes ont commencé à affluer dans les années 1960 sans qu’on sache trop pourquoi», raconte frère Benoît, le religieux qui nous accueille. Il y a eu Vatican II, Mai 68: la jeunesse était à la recherche d’un nouveau souffle. Elle semble l’avoir trouvé dans cette fraternité œcuménique fondée dans les années 1940 par le Vaudois Roger Schutz qui s’entoure d’icônes et pratique le chant méditatif assis par terre. Après la chute du mur, ce sont des milliers de Polonais et d’Ukrainiens qui sont tombés amoureux de Taizé.

Grand sourire et longue chevelure blonde, Leonie, 19 ans, en est à son sixième séjour. «La première fois, j’avais 15 ans, c’était pour préparer ma confirmation, confie-t-elle avec un petit accent du nord de l’Allemagne. Cette fois-ci, j’ai voulu passer une semaine ici après mon bac; je suis restée trois mois comme volontaire». Ce qui l’attire? «On vient pour rencontrer d’autres jeunes, pour prendre un temps de silence, pour réfléchir à notre avenir». Les chrétiens ne sont pas les seuls à apprécier ce cadre: sa voisine de chambre est athée. CMC

 

Frère Aloïs, prieur actuel de la Communauté de Taizé
27 décembre 2017 | 09:59
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 7  min.
Frère Alois (26), Taizé (98)
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