Francisco Taboada, athlète paralympique: «le déplacement» comme fioul
Pianiste, patron d’une société de gestion, député au grand conseil genevois et… athlète paralympique, Francisco Taboada, 47 ans, aurait du participer aux Jeux de Paris qui débutent le 28 août 2024. Des problèmes de santé en ont décidé autrement, sans pour autant miner son envie de «se déplacer». Frappé de cécité dès son plus jeune âge, l’homme ne cesse de rebondir, guidé par de fortes valeurs.
La rencontre a lieu dans la cour de l’Hôtel de Ville de Genève, où Francisco Taboada vient de participer à une séance d’une commission du Grand Conseil en tant que député de Libertés et Justice sociale. L’heure est au costume cravate plutôt qu’à la tenue sportive. Difficile d’imaginer cet homme qui se déplace avec la canne blanche des malvoyants sur un vélo en tandem aux Jeux paralympiques (JP) de Sydney (2000). Ni courant les 1500 mètres aux JP de Paris comme il le prévoyait, jusqu’à ce qu’un souci cardiaque l’oblige à renoncer en mai. Habité par une détermination hors du commun, cet athlète a déjà fait son deuil des olympiades pour se tourner vers de nouveaux objectifs
Au cours de votre vie, vous avez connu nombre ‘d’accidents de parcours’. À chaque fois vous rebondissez. Où puisez-vous votre force?
Francisco Taboada: C’est d’abord une question de caractère, mais aussi de valeurs. Mes parents m’ont montré que quand on veut quelque chose, on peut l’atteindre en travaillant. Je suis né en Galicie, au nord de l’Espagne, en 1976. À l’âge de deux ans, j’ai été accidenté et brûlé au 3e degré. J’ai passé trois mois aux soins intensifs à l’hôpital d’Orenze (nord de l’Espagne) où une erreur médicale a provoqué une perte partielle de ma vue. J’ai eu la chance d’être pris en charge ensuite par le centre d’Ophtalmologie Barraquer, à Barcelone.
Mon père, un ouvrier, s’est rendu en Suisse comme travailleur saisonnier pour payer mes soins. Notre famille a fini par s’établir dans le pays, mais j’ai dû naviguer de 5 à 13 ans entre Genève et Barcelone, où je passais plusieurs mois par an, hospitalisé suite à des greffes de la cornée, avec une scolarité en français à distance.
Je retiens aussi de mon enfance l’importance du «clan», de se serrer les coudes dans les moments difficiles.
Vous avez vécu une bonne partie de votre enfance à l’hôpital, loin de la famille. Avez-vous souffert de carence affective?
Oui et non. Quand vous n’avez pas quelque chose et que vous n’imaginez pas que ce quelque chose existe, vous n’en avez pas le manque. Mes parents venaient me voir à tour de rôle le week-end et j’étais triste évidemment quand ils repartaient dimanche soir, pour être lundi à leur poste de travail. Mais j’ai bénéficié à l’hôpital d’une certaine vigilance et même d’affection. J’ai été soigné par l’un des meilleurs ophtalmologues dans une unité spécialisée pour adultes, ce qui m’a donné un statut particulier. À l’hôpital, je connaissais tout le monde et tout le monde me connaissait, des équipes soignantes aux patients. Je naviguais de lit en lit. J’étais un petit peu la mascotte.
Diriez-vous que cette expérience vous a donné le sens de la solidarité collective?
Oui, et c’est ce que je cherche à transmettre à mes trois enfants qui sont bien-portants. Notre société est devenue trop égoïste. C’est un peu chacun pour soi et Dieu pour tous. Mon épouse et moi cherchons à donner aux enfants, par la valeur de l’exemple, le goût du respect de l’autre, mais aussi du travail, de l’effort, des responsabilités. Cet accompagnement éducatif des jeunes au sein des familles et de l’école est un des défis de notre société.
«En tant que non voyant, j’ai dû travailler et prouver mes capacités deux fois plus que la majorité des gens, pour sortir des cases où on voulait m’enfermer.»
Vous êtes espagnol d’origine, un pays qui était très catholique dans les années 1980. Cela a-t-il eu une incidence sur votre vie?
Un peu, certainement. À l’hôpital à Barcelone, il y avait une chapelle et j’y allais pour la messe du dimanche avec les infirmières qui étaient souvent des sœurs. Et mes deux plus petites filles, âgées de 6 et 7 ans, vont à l’école catholique La Salésienne, tenue par des sœurs de Don Bosco.
Je dirais cependant que mon côté spirituel se manifeste plutôt à travers des principes humanistes que j’essaye de mettre en pratique. Penser aux autres, respecter les différentes fois et cultures. Ne pas croire dans le même Dieu ne doit pas nous empêcher de vivre ensemble avec nos différences. Quand Jésus rencontre la prostituée, les gens autour de lui ne comprennent pas pourquoi il s’occupe d’elle. D’une certaine façon, ils veulent mettre Jésus et la prostituée dans des cases séparées. Cela me parle beaucoup. En tant que non voyant, j’ai dû travailler et prouver mes capacités deux fois plus que la majorité des gens, pour sortir des cases où on voulait m’enfermer.
À cause de ces hospitalisations, vous accumulez du retard scolaire et l’inclusion dans un cursus «normal» à l’adolescence n’est plus possible. Vous rejoignez une école spécialisée à Lausanne. Quelques années plus tard, vous voilà avec un diplôme du Conservatoire de Lausanne et un autre en économie, des championnats de cyclisme et une fiduciaire à votre actif.
Quand je fais quelque chose, je le fais à fond. Entre 2016 et 2020, j’ai couru des marathons. Et ce n’est pas par hasard que je me suis préparé à courir les 1500 m à Paris. C’est une distance particulière, un long sprint qui exige de l’endurance et de la puissance. J’ai en moi le goût de la performance.
Prenez le piano. Il a été essentiel un temps dans ma vie. J’en ai fait mon métier. À l’époque, deux cursus était proposé aux malvoyants à la fin de la scolarité obligatoire: téléopérateur ou employé de commerce. Je ne voulais pas être enfermé dans un bureau, comme à l’hôpital, et j’ai foncé dans la musique. Mais j’ai beaucoup tiré sur la corde et j’ai fini par avoir des tendinites chroniques aux mains.
Quand j’ai compris que je ne pourrais plus performer dans la musique, être la personne que je voulais être, j’ai tout arrêté. Du coup, j’ai bifurqué et j’ai fait des études d’économie, sans l’aide de l’assurance invalidité qui tardait à répondre. Je suis passé par le CEFCO, le Centre romand de formation continue. J’ai été le premier malvoyant à y être inscrit. Si j’en suis là aujourd’hui, c’est parce j’ai eu le courage de refuser les cases dans lesquelles on voulait m’insérer. Je me suis rendu là où je pensais que je devais aller.
La mélodie du sportif de fond
Dans leur livre Handicap, une vie de tous les jours. Regards croisés sur vingt personnalités romandes (Slatkine 2024), le journaliste Zahi Haddad et l’athlète paralympique Céline van Till présentent les parcours de personnes en situation de handicap.
L’un des chapitre est consacré à Francisco Taboada, sous un titre bien approprié: La mélodie du sportif de fond.
Notre société valorise le corps, la performance et donc le sport d’élite. Pour une personne vivant avec un handicap et confrontée à une blessure narcissique, se lancer dans le sport de compétition peut-il être une thérapie?
Quand j’ai commencé le cyclisme, il y avait un peu de ça, mais pas pour moi, pour mes parents. Pour les rassurer et leur dire: «J’ai cette déficience visuelle, mais ça ne m’empêche pas de faire quelque chose de bien dans ma vie.»
Cela dit, on ne peut pas faire du sport de pointe sans trouver du plaisir au dépassement, sans aimer repousser ses limites. Mais l’échec fait partie du succès. Ce qui caractérise un sportif d’élite, c’est sa faculté à admettre qu’«aujourd’hui quelque chose n’a pas fonctionné», puis d’aller de l’avant, avec la rage au ventre.
Avec l’âge cependant et une meilleure connaissance de soi, on découvre qu’il y a des frontières qu’on ne peut pas dépasser. Cette fois, c’est fini pour moi, mais je ne ferai pas comme avec le piano. Je vais continuer à relever des défis sportifs personnels. Je me suis aussi donné comme mission de transmettre mes compétences, d’aider d’autres malvoyants à développer leur potentiel sportif. J’ai bénéficié d’un staff technique exceptionnel, de guides, d’entraîneurs, et ce serait bien qu’ils bénéficient à d’autres en vue des JO de Los Angeles.
Vous avez appelé votre société Cisco Performance SA. Une manière de signaler comment ce mot vous habite?
Oui, mais il faut le sortir du sens commun. Pour moi, la performance est toujours relative à la personne qui la vit, relié à un contexte personnel. Pour l’un ce sera de marcher deux kilomètres, pour l’autre de se lancer dans des études à 50 ans. Quand j’étais plus jeune, j’ai tout fait pour quitter le milieu du handicap de la vue, pour me «déplacer», selon le vocabulaire de Jean-Pierre Egger dans son livre Le chemin vers l’excellence (2019). J’ai eu la chance d’avoir pour coach cet homme reconnu par ses pairs comme l’un des meilleurs préparateurs physiques au monde.
Les courses d’athlétisme pour les personnes avec cécité aux paralympiques se pratiquent en duo voyant-malvoyant. Quand on remporte une course, c’est la victoire d’une personne ou du tandem?
C’est heureusement aujourd’hui la victoire d’une équipe. Ce n’était pas le cas il y a quelques années, contrairement au cyclisme. Il y a là la reconnaissance d’un élément fondamental, celui de la confiance réciproque. La personne non-voyante doit oser lâcher le contrôle, faire confiance à son guide qui court à ses cotés. Et la personne qui guide, doit être sûre que ses consignes vont être suivies. C’est vraiment un tandem, un sport individuel qui devient un sport d’équipe.
En Suisse, nous sommes très en retard. Nous avons trois équipes nationales d’athlétisme – les valides, les chaises roulantes et les ‘personnes debout’ – qui ne cohabitent quasiment pas. Quand l’équipe nationale suisse part faire un camp d’entraînement au Portugal en février, elle pourrait très bien embarquer l’équipe de Suisse de paralympique, comme cela se fait en France, où ils forment tous ensemble «l’équipe olympique». C’est une question d’inclusion.
Est-ce que vous avez l’impression que votre handicap vous a aidé à développer le sens de l’écoute?
Les choses ont le sens qu’on leur donne… On est tous plus ou moins kinesthésiques, auditifs, visuels, et l’adaptabilité nous mène à aller spontanément vers ce qui est le plus facile pour nous. Quand j’ai eu 13 ans, les médecins m’ont dit que je pouvais commencer une vie normale. Je n’avais aucune idée de ce que cela signifiait! Pour m’aider à prendre confiance, on m’a fait faire du jiu-jitsu. J’ai appris à anticiper le geste de la personne qui était face à moi, à sentir ce qu’elle dégage, sans les sens habituels. Aujourd’hui je peux me trouver autour d’une table de 15 personnes et définir si l’une d’elle est négative à un moment de la discussion sans même qu’elle parle.
«J’ai appris à anticiper le geste de la personne qui était face à moi, à sentir ce qu’elle dégage, sans les sens habituels.»
Vous êtes député au Grand Conseil genevois. Que voulez-vous y défendre?
Je viens du courant radical humaniste, où l’État est aussi là pour soutenir les PME, les gens désireux d’avancer par leur travail. Je siège à la commission des droits de l’homme et à celle du contrôle de gestion du Grand Conseil. Je ne voulais pas atterrir à la commission sociale, en tant que spécialiste du «handicap». C’est une question qui concerne l’ensemble de la société. La vraie inclusion passe par là. Je tiens encore à dire que toute personne qui aimerait entrer en contact avec moi, pour un partage d’expérience, pour un échange, peut m’écrire sur mon site internet. (cath.ch/lb)