France, répondre aux émeutes par la fraternité et la médiation
Les émeutes qui ont secoué l’Hexagone confirment l’échec de la politique gouvernementale d’intégration de la jeunesse des «cités» et de la réhabilitation de ces quartiers. Pour le Père salésien Jean-Marie Petitclerc, seules l’éducation à la fraternité et la médiation professionnelle sont à même de recréer du lien.
La violence et l’étendue (553 villes touchées) des émeutes qui ont secoué la France suite à la mort du jeune Nahel, tué par un policier à Nanterre le 27 juin sont saisissantes. Le jeune âge des fauteurs de troubles démontre l’ampleur de la fracture générationnelle et sociale dans le pays.
Le Père Jean-Marie Petitclerc connaît bien la problématique des «cités». Il connaît les jeunes qui y vivent, issus le plus souvent de la migration; leurs valeurs, leurs manques et leurs besoins. Coordinateur du réseau Don Bosco Action sociale (une centaine d’établissements et de services en France et Belgique), il est aussi un expert en éducation dans les zones sensibles.
Cath.ch: On dit ces jeunes réfractaires à toute autorité. Ne devrait-on pas plutôt dire au pouvoir, notamment institutionnel?
Jean-Marie Petitclerc: Il faut en effet bien distinguer la notion de pouvoir de celle d’autorité. L’une des grandes intuitions éducatives de notre fondateur Don Bosco (1815-1888) est d’avoir compris que la crédibilité d’une proposition se fonde sur celle de la personne qui l’émet et non sur l’institution qu’il représente.
Le pouvoir est lié à un statut. Je le reçois de l’institution. L’autorité, elle, m’est conférée par les jeunes auprès de qui je l’exerce. On a du pouvoir, mais on fait ou on ne fait pas autorité. Aujourd’hui on assiste à une crise de crédibilité des porteurs de l’autorité, que ce soit dans la famille, l’école ou le politique, par manque d’adéquation entre les paroles et les actes.
Dans ces quartiers, cette crise touche pour commencer les pères, parfois absents ou au chômage. Comme ce gamin qui va lancer à son père: «Qu’est-ce que tu as à me dire que je dois aller à l’école toi qui ne f… rien.» C’est terrible pour le père pour qui la valeur du travail avait été transmise par sa famille.
Il y a ensuite une décrédibilisation de l’école. Il y a un tel écart entre le discours sur l’égalité des chances de l’École républicaine et la réalité! Le gamin constate vite que très peu de jeunes de son quartier vont en classe préparatoire et décrochent un métier valorisant, contrairement à ceux d’autres quartiers.
«Dans ces quartiers, la crise touche pour commencer les pères, parfois absents ou au chômage.»
Et puis, il y a la perte de crédibilité du politique, avec ses promesses non tenues, ses effets de manche désastreux.
Comment rétablir cette crédibilité des adultes?
Face à l’ampleur de la fracture, il faut l’intervention de médiateurs professionnels, pour recréer l’estime mutuelle, retisser du lien social. Ce n’est pas à coup de directives du ministère de l’Intérieur que la police sera mieux acceptée par les jeunes! Ni grâce au système des «grands frères» tenté dans les quartiers.
J’ai créé dans les années 1990 deux associations, Promevil, qui formait des médiateurs professionnels, et le Valdocco (ndr: du nom du centre pour les jeunes ouvert en 1846 par Don Bosco à Turin), une association de prévention impliquée auprès la jeunesse. Nous avons vite constaté que notre approche nécessitait des gens formés. Il y a bien d’autres associations de médiation. Mais on parle très peu de leur travail. Sait-on que le retour au calme est dû pour une grande part aux médiateurs qui ont travaillé à la reprise du dialogue avec les jeunes, et pas seulement à la police ou aux dealers?
«Ce n’est pas à coup de directives du ministère de l’Intérieur que la police sera mieux acceptée par les jeunes!»
Vous insistez aussi sur la prévention…
C’était une autre grande idée de Don Bosco. Je vous donne un exemple. Je dirigeai dans les années 1980 un club de prévention à Chanteloup-les-Vignes. Des jeunes s’adonnaient à des rodéos sauvages en moto. Nous avons alors monté une écurie avec ces jeunes, pour des courses sur circuits. Avec des mécanos, des entraînements. La bande de jeunes s’est mobilisée et est montée sur le podium.
Mais la prévention reste le parent pauvre des politiques, qui reparlent de centres éducatifs fermés. Or le coût sur un an de deux jeunes dans un tel centre équivaut à celui d’une association de prévention qui œuvre dans tout un quartier! On ne trouve pas d’argent pour faire de la prévention, mais on en trouve pour enfermer les jeunes… Qui ressortent de prison sans nouvelles perspectives.
Vous avez été en 2007 chargé de mission au cabinet de Christine Boutin, ministre du Logement et de la Ville. Dans une opinion récente parue dans La Croix, vous soulignez que beaucoup d’argent public a été investi pour revaloriser des quartiers sinistrés, mais que «l’erreur commise réside dans le zonage de la politique de la ville». Que voulez-vous dire?
Il faut relancer la mixité des quartiers, les décloisonner. Si les policiers, les éducateurs sont tous issus du même lieu, il n’y aura pas de transformation en profondeur du regard de ceux qui y vivent. Il faut casser cet entre-soi par un apport extérieur.
Ce n’est pas évident à mettre en pratique. J’ai travaillé auprès de l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) et j’ai constaté l’échec de sa politique de mixité sociale du logement. L’idée était de détruire les logements sociaux dégradés pour construire du neuf et attirer des gens extérieurs au quartier. Mais l’équation finale sociale n’a pas changé. On y retrouve toujours la même population.
«Il faut casser l’entre-soi par un apport extérieur. Si les policiers, les éducateurs sont tous issus du même lieu, il n’y aura pas de transformation en profondeur du regard.»
J’ai soutenu alors l’idée d’une plus grande mixité à l’école: on ferme les classes où il est impossible d’enseigner, on répartit les gamins dans différentes établissements de l’agglomération et l’État finance leurs frais de transport et de cantine. Pour qu’ils rencontrent d’autres jeunes plus motivés. Mais l’idée n’a pas été retenue.
C’est pareil pour les vacances. Arrêtons de financer des camps où les enfants des cités ne se retrouvent qu’entre eux! Ils recréent l’ambiance du quartier sur le terrain de camping et cela entraîne des tensions avec les autres estivants. Une de nos associations sociales gère un bateau avec des équipages mixtes de jeunes du quartier et d’autres secteurs de la ville, et ça marche très bien. Ce ne sont que des graines bien sûr, mais c’est dans ce sens là qu’il faut aller.
Durant les émeutes, on a vu la révolte contre le pouvoir se transformer en une occasion pour les jeunes de se rassembler, et de piller. Certains y ont vu une sorte de carnaval revisité, un espace où leur colère et frustration ont pu trouver un exutoire en transgressant les interdits.
Il y a eu, c’est vrai, un effet festif dans ces émeutes. Ces jeunes ont répondu présents aux appels sur les réseaux sociaux. Ce faisant, ils nous posent une vraie question: qu’est-ce que nous leur proposons pour qu’ils puissent développer leur enthousiasme et leur qualité d’aventuriers? Il faut observer les stratégies qu’ils développent pour prendre le contrôle d’un quartier! Comment s’appuyer sur ces qualités et les détourner positivement? C’est le vrai enjeu éducatif.
Une des difficultés pour la jeunesse est de trouver des points d’ancrage dans nos «sociétés liquides» aux multiples crises et en perpétuel changement. À quoi peuvent-ils se raccrocher? À la valeur du respect, qui semble être leur cheval de bataille?
Le respect est une valeur commune à toutes les générations, même s’il n’est pas régi pas les mêmes codes. Et c’est surtout une valeur portée par l’Évangile. Nos jeunes y sont sensibles. J’ai pu constater que leurs relations avec la gendarmerie sont meilleures qu’avec la police, parce que les gendarmes les vouvoient, contrairement aux policiers qui utilisent le même langage qu’eux.
Mais respecter, ce n’est pas tout tolérer, ce n’est pas le laxisme. Respecter les jeunes, c’est leur dire que certains comportements sont inacceptables et qu’ils doivent en assumer les conséquences.
Nous devrions les initier à autre valeur universelle, partagée par les chrétiens, les musulmans, les francs-maçons et les républicains: celle de la fraternité. Si je donne un billet de cinq euros à une personne, c’est de la solidarité. Mais si je l’écoute en plus, c’est de la fraternité.
Cette notion est au cœur de la triade républicaine. Liberté et égalité sont de l’ordre du droit, la fraternité du devoir. Elle ne va donc pas de soi. Elle demande une éducation au respect de la valeur fondamentale de chaque personne. C’est aussi l’expérience de la similitude et de la différence comme le dit le pape François dans son encyclique Fratelli tutti. Si on veut retrouver le bonheur du vivre ensemble, il faut revenir à la fraternité.
«La fraternité ne va pas de soi. Elle demande une éducation au respect de la valeur fondamentale de chaque personne.»
Que peut faire l’Église de France pour recréer du lien entre les différentes populations?
Une distinction fondamentale devrait être au cœur de toutes ses actions: celle entre le péché et le pécheur. L’Église doit se concentrer sur la notion de redressement. «Lève toi et marche !» (Jean 5,8) Il faut croire en la possibilité du jeune à redémarrer et lui transmettre cette confiance.
Ensuite, on doit attendre de l’Église qu’elle témoigne et éduque à la fraternité. Le rôle majeur d’un prêtre, c’est de créer du lien et de construire une fraternité plus large que la seule communauté ecclésiale. Je regrette que parfois de jeunes prêtres voient l’essentiel dans les célébrations liturgiques.
Concrètement, comment faire? Organiser un temps de partage, de fête?
Ces moments permettent effectivement de se retrouver ou de faire se rencontrer des personnes de différents horizons. Pour Jean Bosco, c’était l’un des ingrédients à privilégier. Que l’on retrouve le plaisir d’être ensemble! Je vois des paroisses assez actives à ce niveau, qui organisent par exemple des marchés de Noël.
Mais il faut aussi agir auprès des familles, redonner de la fierté aux parents. On a tendance aujourd’hui à les montrer du doigt alors qu’ils sont désarmés face à leurs ados qui accordent plus d’autorité aux injonctions des réseaux sociaux qu’à leurs dires.
Ne faudrait-il pas envisager une présence plus active de l’Église dans ces quartiers?
Cette présence existe encore, même si l’islamisation des banlieues et la crise des vocations ont conduit au départ ou à la disparition de petites communautés de religieuses qui partageaient la vie des habitants du quartier et créaient du lien.
Prenez Argenteuil (ndr: une ville au nord-ouest de Paris, commune la plus peuplée du département du Val-d’Oise) que je connais bien. D’un côté on a la zone ultra urbanisée du Val d’Argent reconnue comme un «ilot sensible»; de l’autre, à côté, les Coteaux et ses pavillons. La paroisse St-Jean Marie Vianney, confiée aux salésiens de Don Bosco, est finalement le seul lieu de mixité où les populations de ces deux quartiers se rencontrent. (cath.ch/lb)