Entrée de l'exposition "Jouer avec les dieux" du MIR | © MIR/Nicolas Righetti
Suisse

Entre plaisir et péril, une exposition du MIR joue avec les dieux

La religion, c’est un jeu d’approche entre le monde tangible et celui des esprits. «Jouer avec les dieux» pour ne pas en être que leurs jouets, découvrir dans les règles des autres cultures des traces de ce compagnonnage, et surtout trouver du plaisir dans ce processus, c’est ce que propose l’exposition du Musée international de la Réforme (MIR) et son commissaire Philippe Borgeaud.

«Au fondement de la religion, avant même les religions institutionnalisées, il y a l’envie de se détacher des contingences normales, du productif, de l’homo economicus. Cette prise de distance équivaut à une sorte de jeu», explique à cath.ch Philippe Borgeaud, historien des religions, le temps d’une visite guidée passionnante au MIR.

Philippe Borgeaud | © Philippe Borgeaud

«Quand on joue, on fait ›comme si’, mais très sérieusement. Le plus ancien de ces jeux, c’est celui des artistes paléolithiques qui ont quitté le monde pour peindre dans des grottes des scènes de chasse imaginaires.»

L’idée de cette exposition revient à Gabriel de Montmollin, directeur du MIR, et fait suite à sa lecture de La pensée européenne des religions (Seuil, 2021) de Philippe Borgeaud, où celui-ci développe l’idée de la religion comme jeu. Il faudra trois ans à l’ancien professeur d’Histoire des religions antiques à l’Université de Genève (de 1987 à 2011) pour conceptualiser et monter cette exposition forte d’une centaine d’œuvres prêtées par onze institutions muséales suisses.

Des frissons de plaisir et de peur

Le ton est donné d’emblée, avec une première salle, à dominante verte. «Elle appelle à sortir du cadre de la vie et dégage un aspect très libre, une poétique de la religion», commente Philippe Borgeaud. «Dans la religion, il n’y a pas seulement les bûchers, les anathèmes et les règles strictes. Il existe nécessairement un moment où l’on peut prendre du recul et se faire plaisir.» 

Un accent est ainsi mis sur la fête, ce temps prévu pour entrer en communication avec les dieux et échapper aux obligations du quotidien, particulièrement présent dans le monde Antique. Mais ces interactions peuvent aussi tourner au vinaigre et se révéler dangereuses pour les mortels… Violence, extase et jeux cruels se côtoient.

Deux scènes de bacchanales et trois de ménades – ces femmes possédées par Dionysos qui adoptent des comportements carnassiers – illustrent ce va-et-vient entre plaisir et terreur. Les bacchanales étaient le plus souvent conduites par le dieu Pan, très présent dans la salle.

Des douches de poésie sonore

Tête en marbre représentant le dieu Pan (- 100 avant J.-C.) | © MIR/Nicolas Righetti

Pan est un dieu qui déstabilise les certitudes et que Philippe Borgeaud connaît bien et «aime spécialement», lui ayant consacré sa thèse de doctorat. C’est lui qui inspire le premier des poèmes sonores du performer suisse Vincent Barras, des douches de sons et de jeux de mots (au sens littéral) qui accompagnent le visiteur de salle en salle. «Son premier poème n’a pas de sens. Il y a des souffles, des onomatopées. C’est la parole d’avant l’organisation du langage. Nous jouons sur l’idée que la poésie sonore, c’est le langage religieux d’avant le langage.»

Pan incarne à la fois le bruit et la musique, la séduction et la peur, voire la PANique devant des dieux très cruels parfois quand ils se mêlent de la vie des humains. Les ont-ils créés pour mieux se jouer d’eux?

Un jeu sérieux, parfois dangereux

«Il y a d’innombrables explications mythologiques à l’origine des hommes et de l’humanité, précise le commissaire de l’exposition. Platon l’énonce clairement: ›L’homme n’est qu’un jouet inventé par les dieux.’ Et Héraclite, un poète grec présocratique, dit qu’Aiôn, le dieu du temps, ›est un enfant qui joue aux dés’. Chez les hindous, c’est aussi certain: les dieux jouent avec les humains. Nous sommes des marionnettes dans leurs mains. C’est un jeu cosmique de destruction et reconstruction du monde complètement gratuit. Il nous faut l’accepter et jouer à ce jeu avec eux.»

Mais quand il y a de la cruauté, est-ce encore du jeu? Pour les Anciens, sans aucun doute, affirme Philippe Borgeaud. Il n’y a qu’à voir les jeux du cirque romains ou les sacrifices humains des Aztèques, qui faisaient chanter et danser les victimes avant de les exécuter.

«L’idée que le jeu doit être ludique revient au christianisme, précise l’historien. Le mot ’jeu’ se rapporte à deux concepts fondamentalement différents, que les Anglais dissocient bien. Il y a d’un côté les games, les jeux de cartes, de plateau, les jeux vidéo ou d’argent, à laquelle est consacrée en partie la salle cinq de l’exposition. Et il y a le verbe to play, jouer, qui suppose de faire très sérieusement et de manière régulière, avec des règles précises obligatoires, des choses parfaitement inutiles.»

Un appel au dialogue interreligieux

Les rites religieux, qu’ils soient chamaniques, chrétiens ou bouddhistes, entrent dans cette catégorie. Ce sont des jeux réglés pour entrer en contact avec des êtres invisibles.  «Jouer avec les dieux» invite chacun à ne pas mépriser ce qui lui semble arbitraire.

«De l’extérieur, les rites des autres peuvent paraître absurdes, car ils sont en soi inutiles même s’ils produisent du lien social. Ils sont cependant très sérieux. Ce ne sont pas juste des coutumes bizarres. Ils constituent le fondement de la religion. Ils portent la volonté d’aller au-delà du réel, de côtoyer l’invisible, les dieux, en proposant une distanciation par rapport à la vie habituelle.» Les règles de la vie monastique, évoquées dans la première salle, en font partie, de même que les états de transe présentés dans la salle suivante.

La force du comparatisme

«L’idée est de mettre en contact des choses qui paraissent éloignées les unes des autres mais qui, une fois rapprochées, suscitent des questions. C’est du comparatisme», explique Philippe Borgeaud.

Masque de la Rangda, démone balinaise | © MIR/Nicolas Righetti

Dans la salle titrée Danser avec les dieux, la Rangda, la reine démon de Bali, représentée par un masque haut de deux mètres rapporté dans les années 30 par un photographe de Zurich, attend les visiteurs. Elle s’apprête à affronter le Barong, représentant des forces du bien, une marionnette géante épaulée par de jeunes guerriers armés de kriss – des dagues aiguisées sur les deux tranchants. «Le Barong défend le village. Quand les guerriers tombent, il les relève. Il n’y a ni vaincus ni vainqueurs dans cette transe. C’est un combat sans fin, entre le Bien et le Mal, un jeu cathartique», précise le commissaire de l’exposition.

Un peu plus loin, se tient la Genevoise Elise Müller, alias Hélène Smith, une médium de la fin du 19e siècle, capable d’entrer en communication avec les habitants de l’Inde et de… la planète Mars. Sur une photo, elle apparaît aux côtés du linguiste Ferdinand de Saussure qui s’intéressait à l’inconscient.

Ironie, sarcasme, des frontières fragiles

Autodérision, ironie, sarcasme se donnent plus clairement rendez-vous dans la troisième salle, toute de jaune vêtue, où sept scènes humoristiques de dessinateurs contemporains s’affichent sur une paroi. «Tout est permis à condition que ça ne fasse pas plaisir», prêche du haut de sa chaire un pasteur, croqué par le bibliste neuchâtelois Albert de Pury.

En face, dans une représentation datée de 490 av. J.-C environ, un satyre plonge la tête la première dans une jarre pleine de vin, sans se soucier du ridicule. «Le satyre devrait prendre la coupe qui se trouve à côté, mettre du vin pur et ajouter trois mesures d’eau selon les rites de Bacchus, commente notre guide. On ne boit pas pour s’enivrer.»

Un peu d’humour chez les Grecs anciens | © MIR/Nicolas Righetti

D’anathème en anathème

Le message est clair, de la transgression découle le rire. Mais aussi l’iconoclasme et différents anathèmes. «On commence par rire de l’autre, et on finit par ›le casser’», souligne Philippe Borgeaud. L’ancien professeur de l’Université de Genève a choisi de présenter Le traité des reliques de Calvin, où celui-ci réfléchit sur la notion d’idolâtrie et se moque des rites catholiques ostentatoires autour des saints. Un peu plus loin, un tableau du peintre catholique anglais E. van Heemskerck envoie Calvin et Luther en enfer.

L’exposition du MIR présente par ailleurs un exemplaire des Traits de feu de Satan, un recueil étonnant compilant plusieurs textes juifs condamnant le christianisme et la figure de Jésus, certains élaborés avant Constantin et repris du Moyen-Âge à l’époque moderne dans différentes langues. «Martin Luther connaissait les récits juifs sur Jésus et il en a fait usage pour attaquer les juifs», explique le commissaire. Ce livre côtoie ainsi dans la salle Des juifs et de leurs mensonges, un texte anti-juif de Luther.

La fonction cathartique du rire

Face à tous ces jugements et condamnations, un dessin de Sempé se fait libérateur par le rire franc… ou jaune qu’il déclenche. Dans une Église surchargée de symboles mais désertée, une vieille dame harangue Dieu: «Que vous n’existiez pas, soit, mais à ce point, c’est indécent.» (cath.ch/lb)

Le MIR, un musée au-delà du monde réformé
Depuis sa réouverture en avril 2023, le MIR affiche un intérêt marqué pour les autres traditions confessionnelles et religieuses. «Nous sommes un musée privé, non financé par les Églises, rappelle son directeur Gabriel de Montmollin. Nous devons sans arrêt attirer un nouveau public pour rester économiquement viable. Nous ne pouvons pas être un musée protestant pour les protestants. C’est du reste intéressant de dépasser l’entre-soi.»
Le fait que tant de grands musées suisses aient accepté de prêter leurs œuvres témoigne de la renommée du MIR. Avec cette exposition, «nous jouons dans la cour des grands», plaisante son directeur, qui ajoute plus sérieusement: «Nous avons créé un musée compatible avec une bonne préservation et présentation des œuvres.» Le lieu est petit, un espace d’accrochage bien pensé se révèle profitable.
La scénographie de l’exposition permanente et celle de l’exposition temporelle actuelle, confiées au même StudioTovar de Paris pour créer une unité de style, témoignent de cette logique. «La couleur y a une importance particulière. Nous avons voulu éviter de tomber dans les clichés protestants, en se cantonnant au gris ou au bleu.» LB

La troisième salle de l’exposition temporaire «Jouer avec les dieux, toute de jaune vêtue | © MIR/Nicolas Righetti
Premier livre édité par le MIR


Une exposition et un livre
Jouer avec les dieux. Une expérience visuelle, sonore, culturelle: l’exposition est à voir au Musée de la Réforme, à Genève, jusqu’au 13 octobre 2024.
Jouer avec les Dieux. La religion d’avant les religions: premier livre à être édité par le MIR, cet ouvrage collectif, tout juste sorti de presse, est placé sous la direction de Philippe Borgeaud. Il complète richement l’exposition du même nom.
Le prochain livre du MIR, Lire avec son siècle, sera consacré aux 100 ans de la maison d’édition Labor et Fides en 2024. Sortie prévue en septembre 2024. LB

Entrée de l'exposition «Jouer avec les dieux» du MIR | © MIR/Nicolas Righetti
22 juillet 2024 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 7  min.
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