Avec sa théorie de l'évolution, Charles Darwin a bouleversé le discours religieux | © Société biblique suisse
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Entre Darwin et Dieu, une histoire évolutive

Darwin était-il l’athée virulent que l’on imagine habituellement? Comment voyait-il sa théorie de l’évolution face à l’idée d’un Dieu créateur? Des questions sur lesquelles l’historien des sciences britannique John Hedley Brooke a donné son éclairage, lors d’une conférence à l’Université de Fribourg, le 19 octobre 2023.

«Je ne vois aucune raison pour laquelle un humain ou un autre animal n’aurait pas été produit à l’origine par d’autres lois; et que toutes ces lois auraient pu être expressément conçues par un Créateur omniscient (…) Mais plus je réfléchis, plus je suis perplexe.» Ce passage d’une lettre écrite par Charles Darwin (1809-1882) à son ami botaniste Asa Gray, en 1860, en dit long sur la façon de raisonner du célèbre naturaliste.

«Darwin est tout sauf un dogmatique», a souligné John Hedley Brooke lors de la conférence organisée par la Société biblique suisse. L’événement a été l’un chaînon du cycle intitulé «Plus que des poussières d’étoiles?», interrogeant les relations entre la science et la religion.

Des idées «fluctuantes»

Le fait est que la théorie de l’évolution, dont Charles Darwin a posé les bases, a été l’une des avancées scientifiques les plus interpellantes pour la religion et en particulier le christianisme. Elle a notamment mis en doute la notion d’intervention divine dans la nature et donc d’une création séparée de chaque espèce. Le naturaliste du 19e siècle a ainsi très souvent été brandi, aussi bien comme un étendard par les athées et les matérialistes que comme un épouvantail par les rigoristes religieux.

Le professeur John Hedley Brooke est un historien spécialiste du lien entre science et religion | © Raphaël Zbinden

Mais qu’en était-il vraiment des convictions du scientifique lui-même? «Il n’existe pas de réponse simple» à cette question, a résumé John Hedley Brooke. Cette incertitude tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord à la personnalité de Charles Darwin. L’homme a, tout au long de sa vie, fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle. Il a admis à plusieurs reprises que ses croyances «fluctuaient», notamment au gré de ses découvertes scientifiques. Il tentait en outre dans ses écrits «d’offenser le moins possible», afin de «garder la sympathie du public» et la sensibilité de ses proches.

En 1996, le pape Jean Paul II a déclaré: «Près d’un demi-siècle après la parution de l’Encyclique (Humani generis), de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse». En 2014, le pape François a affirmé que «l’évolution dans la nature n’est pas incompatible avec la notion de création, parce que l’évolution requiert la création de choses qui évoluent». RZ

Les indications sur ses croyances sont ainsi peu nombreuses et sujettes à interprétation. John Hedley Brooke estime tout de même pouvoir définir des courants généraux en la matière. Darwin est ainsi passé d’une vision chrétienne «orthodoxe», de ses années à Cambridge, à un déisme «non biblique», puis à une position plus agnostique à la fin de sa vie. «C’est une histoire intéressante et ironique, étant donné la formation initiale de Darwin à la prêtrise anglicane et les attaques cléricales contre sa théorie«, a commenté l’historien des sciences.

Le problème du mal

Il est en tout cas certain que le naturaliste a, à un moment de sa vie, rejeté le christianisme. Bien que la chose se soit produite dans le même temps que la publication de son livre phare, John Hedley Brooke considère que ses réflexions scientifiques ne constituent pas les principales raisons de ce développement. «Bien que sa science ait joué un rôle dans son opposition à l’intervention d’une divinité, la perte de ses croyances chrétiennes était davantage liée à des questions communes à l’ensemble de l’humanité», relève le professeur britannique.

Ce sont surtout les expériences personnelles du savant, combinées à de nombreuses lectures et à des réflexions philosophiques, qui l’ont finalement empêché de discerner dans la nature l’action d’un dieu bienveillant.

«A la fin des années 1850, Darwin était encore prêt à décrire les lois de la nature comme ‘ordonnées par le Créateur’»

La mort de trois de ses enfants en bas âge a sans doute été pour beaucoup dans cette nouvelle orientation, estime John Hedley Brooke. La présence de tant de douleur et de souffrance dans le monde était l’un des arguments les plus puissants, de son point de vue, contre l’idée d’une divinité bienveillante.

Certains points de la doctrine chrétienne auraient également posé problème à Darwin, notamment le concept de «damnation éternelle». Il lui était difficile de souscrire au fait que son père, Robert, et que son frère, Erasmus, qui étaient des libres-penseurs, soient voués à l’enfer.

Du déisme à l’agnosticisme

Le rejet du christianisme ne signifie pourtant pas pour lui un rejet de l’idée d’un créateur ultime et d’un concepteur de l’univers, a averti le professeur. «Il ne croyait pas que l’univers s’expliquait de lui-même. Et, à la fin des années 1850, il était encore prêt à décrire les lois de la nature comme ‘ordonnées par le Créateur’». C’est grâce à la combinaison de ces lois, pensait-il, que les animaux supérieurs (dont les humains, ndlr) ont été produits. Ce que Darwin considérait comme ‘le bien le plus élevé que nous puissions concevoir’.»

Vers la fin de sa vie, Darwin a adopté une approche plus agnostique, faisant part de ses doutes sur de nombreux points de la religion. Dans sa correspondance privée, il déclare notamment clairement ne pas croire en une quelconque révélation divine.

Conditions d’émergence de l’humanité

Au-delà des considérations de Darwin lui-même, John Hedley Brooke s’est penché sur son «héritage», notamment pour la religion. Si les fondamentalistes ont toujours eu tendance à rejeter en bloc sa pensée, de nombreux autres chrétiens ont relevé la compatibilité de celle-ci avec la foi.

Cela  a été notamment le cas d’Asa Gray, botaniste à l’Université de Harvard (Etats-Unis), et grand correspondant de Charles Darwin. Ils ont échangé ensemble de façon «révélatrice» et profonde, sur l’idée d’un dessein intelligent dans la nature. Alors qu’Asa Gray était favorable à l’existence d’une force directrice dans la création, Darwin se disait convaincu que les incidents de la vie, et par extension les innombrables contingences des processus évolutifs, ne devaient pas être attribués au contrôle immédiat d’un agent divin.

«Les travaux de Darwin n’ont pas non plus ‘radicalement affecté  l’interprétation de la Genèse’»

Mais Asa Gray pensait également que Darwin avait fourni une nouvelle ressource pour répondre au problème du mal, qui avait fait abandonner à l’Anglais le Dieu de la Bible. Pour le botaniste, la compétition, la douleur, la cruauté et le gaspillage dans la nature n’étaient autres que des conditions préalables nécessaires à un processus créatif ayant abouti à l’humanité.

Elargissement de la séparation science-religion

Le romancier et politicien socialiste chrétien Charles Kingsley (1819-1875) fut l’un des premiers croyants «converti» au darwinisme. Dans ses romans populaires, tels que Water Babies (1863), l’écrivain «a probablement fait plus que quiconque pour initier le public aux idées évolutionnistes», a relevé le conférencier. Darwin était ravi par les idées de Charles Kingsley selon lesquelles «c’est une conception noble de la divinité de croire qu’elle a créé des formes primitives capables de se développer».

Selon John Hedley Brooke, les travaux de Darwin n’ont pas non plus «radicalement affecté  l’interprétation de la Genèse». L’héritage de Darwin, pour John Hedley Brooke, a ainsi également été de favoriser une séparation entre les domaines de pensées de la religion et de la science. La théorie de l’évolution «a renforcé la prise de conscience que les tentatives d’harmoniser la science avec l’Ecriture, en partant du principe que la Bible avait autorité sur les questions de sciences naturelles, étaient imprudentes et contre-productives».

Un Dieu présent dans la nature

Alors Darwin, bénédiction pour les athées et malédiction pour les croyants? La donne est bien plus complexe et subtile, estime le professeur britannique.  Plus fréquemment que l’on pourrait le croire, des auteurs chrétiens ont affirmé l’apport pour la foi des théories du naturaliste.

Et John Hedley Brooke de citer Aubrey Moore, un théologien anglais du 19e siècle: «Sous l’apparence d’un ennemi, Darwin a fait le travail d’un ami. Il a libéré le christianisme d’une fausse image de l’action divine, dans laquelle Dieu n’est présent dans le monde que lorsqu’il intervient de l’extérieur, tel un deus ex machina». Aubrey Moore pensait finalement que le modèle de nature convenait mieux à une compréhension chrétienne selon laquelle Dieu est présent en toutes choses, souligne finalement l’historien des sciences. (cath.ch/rz)

Né en 1944, John Hedley Brooke a étudié les sciences naturelles à l’Université de Cambridge et a obtenu son diplôme en 1965. Il a consacré sa thèse de doctorat au développement de la chimie organique au 19e siècle. En 1999, il fut le premier professeur nommé à la chaire Andreas Idreos de science et de religion à l’Université d’Oxford. De 2000 à 2003, il a coordonné le réseau de la Fondation européenne de la science sur le thème «Science et valeurs humaines». RZ

Avec sa théorie de l'évolution, Charles Darwin a bouleversé le discours religieux | © Société biblique suisse
22 octobre 2023 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 6  min.
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