«En France, l’Eglise est l’institution qui a sauvé le plus de juifs»
La série de BD Justes parmi les Nations, dont le premier tome est sorti en mars 2023, rend hommage aux personnes qui ont œuvré pour sauver des juifs pendant la guerre. Elle entend rétablir des vérités historiques, en particulier sur l’importante contribution des chrétiens dans les actions de sauvetage.
Entre 1942 et 1945, dans la région de Nice, plus de 500 enfants juifs ont échappé à la déportation, cachés sous de fausses identités, notamment dans des institutions religieuses. Tels sont les faits historiques racontés dans la BD Justes parmi les Nations – Les réseaux de la liberté (T.1) (Editions Plein vent, mars 2023). «Juste parmi les Nations» est un titre décerné par l’Etat d’Israël aux personnes ayant sauvé des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La BD rappelle l’action de plusieurs de ces «Justes» au sein du «réseau Marcel», une organisation secrète qui a travaillé très efficacement à soustraire des enfants juifs à la chasse menée par les nazis.
cath.ch s’est entretenu avec Yvon Bertorello, l’un des trois scénaristes qui ont réalisé l’oeuvre avec deux dessinateurs.
Comment ce projet a-t-il débuté?
Yvon Bertorello: Nous avions depuis longtemps en tête de réaliser une BD mémorielle sur les Justes. Cela nous tenait tous à coeur, pour diverses raisons. L’un des dessinateurs, Michel Espinoza, est par exemple d’origine juive.
«L’autre jour, j’ai entendu quelqu’un dire: ‘C’est encore un truc sur les juifs’».
Nous ne voulions pas le faire parce que c’est un thème porteur, mais parce que c’est un sujet important. Nous sommes tous conscients de l’ignorance terrible de cette partie de l’histoire dans la population, en particulier chez les jeunes.
Que voulez-vous démontrer avec la série de BD?
C’était pour nous le moment opportun de mettre en lumière ces femmes et ces hommes courageux qui, au péril de leur vie, dans une période aussi difficile que celle de l’occupation nazie, n’ont pas hésité à sauver des innocents et des juifs en particulier. Il s’agit donc en premier lieu d’oeuvrer contre l’ignorance et l’indifférence, un enjeu majeur pour notre époque, alors que l’antisémitisme, notamment, est en augmentation. Je constate régulièrement à quel point notre travail est utile. On nous demande souvent: «C’est quoi les Justes?»
On ressent également une volonté de contrer les idées reçues…
Absolument. C’est l’un des principaux buts de notre série et du premier tome (Les réseaux de la liberté). L’autre jour, j’ai entendu quelqu’un dire: «C’est encore un truc sur les juifs». Comme s’il ne devait pas y avoir trop de choses sur les juifs… c’est une idée étrange. J’ai signifié à ces personnes qu’il ne s’agissait pas d’une BD sur les juifs, mais sur des non-juifs qui ont caché des juifs au péril de leur vie.
Parmi ces personnes, l’album met un accent particulier sur des figures religieuses, notamment catholiques…
C’est également l’une des idées reçues que l’ouvrage met en défaut. Beaucoup de gens pensent que l’Eglise a massivement collaboré avec les nazis, alors que c’est tout le contraire. Il y a certes eu des lâchetés et des compromissions dans le clergé et l’épiscopat. Mais les recherches historiques montrent que l’Eglise catholique, et en particulier le clergé, est l’institution qui a sauvé le plus de juifs, en France. Cela s’explique bien sûr en partie par le fait que le pays était encore largement catholique dans les années 1940.
L’évêque de Nice de l’époque, Mgr Paul Rémond est notamment dépeint très positivement dans la BD.
Mgr Rémond a en effet été un élément clé du «réseau Marcel». L’organisation a été créée par Moussa Abadi, un juif de Damas expatrié à Nice. Quand il décide de monter le réseau, il va tout d’abord voir l’évêque local, qu’il connaît un petit peu et dont on lui dit qu’il «glisse vers la résistance». Après un entretien de vingt minutes, l’évêque lance à Moussa Abadi: «Je crois bien que vous m’avez converti». Il met à sa disposition les structures du diocèse, notamment les couvents, pour y cacher des enfants juifs sous une fausse identité.
Ce que nous savons de l’action de Mgr Rémond vient principalement de l’autobiographie de Moussa Abidi. Le prélat a été reconnu «Juste parmi les Nations» en 1991.
La BD paraît très bien documentée…
C’est le fruit d’un travail immense. Pour un tel projet, nous ne pouvions pas être approximatifs. Nous avons réalisé les recherches en étroite collaboration avec Yad Vashem, l’institut qui s’occupe de décerner les titre de «Justes». Yad Vashem possède des antennes régionales dans les pays qui ont été occupés par les Allemands. Le comité des Alpes Maritimes nous a mis en contact avec des descendants des Justes et des personnes sauvées. Nous avons parlé à des historiens, lu beaucoup de livres, consulté de nombreuses archives, des biographies… Le diocèse de Nice nous a notamment beaucoup aidé dans la recherche de ses propres archives.
«Il est prévu en outre de parler de la Suisse»
La réalité historique est donc scrupuleusement respectée…
Absolument. Nous avons tout fait vérifier, notamment par Yad Vashem. Le seul élément fictif dans l’histoire est le personnage de David, que l’on voit tour à tour enfant et vieillard dans la BD. Pour l’intérêt narratif, il nous fallait un personnage qui fasse le lien avec l’époque actuelle.
Pourquoi avoir débuté cette série à Nice?
Premièrement parce que nous, les auteurs, venons des Alpes Maritimes. Ensuite, beaucoup de juifs s’y sont réfugiés. La zone a en effet été occupée par les Italiens dès 1940. Ils laissaient les juifs tranquilles. Ils pouvaient travailler, aller à la synagogue…ils étaient juste assignés à résidence. Cela explique pourquoi, plus de 30’000 juifs sont venus s’établir dans la région. Evidemment, la situation a changé lorsque les Allemands ont occupé l’ensemble du territoire français, fin 1943. Les nazis ont commencé à pourchasser et à déporter les juifs, comme ils le faisaient ailleurs. Beaucoup de Niçois se sont organisés pour leur venir en aide. La région compte ainsi le plus grand nombre de Justes en France. C’est également l’une des raisons pour lesquelles nous avons choisi d’y faire débuter la série.
Où irez-vous ensuite?
Pour les prochains volumes, nous raconterons ce qu’il s’est passé dans divers lieux de France, et également en Italie, dans des endroits où des Justes ont accompli des choses extraordinaires. Il est prévu en outre de parler de la Suisse, en particulier du Jura. Beaucoup de Suisses ont été impliqués dans les réseaux de sauvetage, notamment comme passeurs. On ne pouvait pas manquer de l’évoquer.
Aurez-vous l’énergie de terminer un si ambitieux projet?
Nous voulons sortir deux albums par an, c’est une bonne fréquence pour une série. Donc, nous avons dû doubler l’équipe, sinon ce n’était pas possible. Mais le succès que connaît le premier tome nous encourage à continuer. 14’000 exemplaires ont déjà été vendus. Un retirage a été nécessaire, ce qui n’est pas si fréquent pour une BD. L’album est très bien reçu, notamment dans la communauté juive, mais aussi ailleurs. Le public s’y intéresse. Je pense que nous avons réussi notre pari de toucher un large éventail de personnes, des personnes qui ne sont pas forcément juives, qui ne s’intéressent pas forcément à l’histoire, et ne lisent pas forcément beaucoup, notamment les jeunes. (cath.ch/rz)
Référence: Justes parmi les Nations- t1: Les réseaux de la liberté, Editions Plein vent, Paris, 2023