Dom Dysmas: «La victime n'est pas une menace, mais un médecin»
Derrière les abus sexuels, se cache presque toujours l’abus spirituel. Dom Dysmas de Lassus, prieur de la Grande Chartreuse, dans l’Isère, s’est penché avec attention sur ce drame. Dans un livre à paraître début mars 2020, il donne quelques clefs de compréhension de ce fléau capable de briser des vies.
«Des accidents, il y en a toujours, mais ce n’est pas en fermant les yeux qu’on va les éviter», relève d’emblée Dom Dysmas dans un long entretien à l’hebdomadaire français Famille Chrétienne. Comme pour les cas d’abus sexuels, c’est la rencontre avec des victimes qui lui a ouvert les yeux et l’a poussé à enquêter sur ce phénomène encore très peu étudié. «C’est dramatique d’entendre des religieuses qui avaient embrassé cette vie avec générosité et qui sont devenues incapables de prier!»
Si chaque cas est unique, Dom Dysmas a été étonné de découvrir des constantes entre les témoignages entendus.
«On ne peut plus se taire»
«Je crois qu’on ne peut plus taire ces situations!, affirme-t-il avec force. Pour les fidèles, le fait d’avoir caché des abus est peut-être un scandale plus grand encore que les abus eux-mêmes.»
«La victime est un médecin qui me diagnostique un cancer»
Pour lui, l’attitude de l’Eglise visant à écouter les victimes et à les mettre au centre est nouvelle, notamment en France. Trop souvent et pendant trop longtemps, il y a eu des situations où «l’on écoute des victimes d’abus dans le but de les faire taire. Cela survient lorsque la réputation de la communauté ou bien l’intérêt personnel sont plus forts que la souffrance de l’autre. Il faut inverser la chose et passer du réflexe ‘la victime est une menace’ à ‘la victime est un médecin qui me diagnostique un cancer’. J’insiste: le médecin qui vous annonce un cancer n’est pas votre ennemi !»
Difficile de résister à l’orgueil
Pour Dom Dysmas, l’abus spirituel survient lorsque la personne qui a un ascendant moral, au lieu de l’exercer dans le sens du service, va l’utiliser en exploitant l’autre pour son propre profit. «Le pasteur n’est plus au service des brebis, mais les brebis au service du pasteur. […] Les abus ne sont pas extérieurs à nous, ils sont en puissance à l’intérieur de chacun», prévient le prieur.
«Quand vous êtes un fondateur ou un supérieur adulé par votre communauté, il est très difficile de résister à l’orgueil. […] Peu à peu, le succès de ces personnes, saines à la base, a pu leur monter à la tête», constate le chartreux.
Selon les témoignages recueillis, Dom Dysmas estime que dans la plupart des cas d’abus spirituels, les supérieurs qui dérivent ne sont pas des pervers au départ, pire ils agissent souvent de manière inconsciente et persuadés de contribuer au bien.
Conception dévoyée de l’obéissance
L’origine remonte à une conception dévoyée du vœu d’obéissance. «La juste obéissance est nécessairement à l’image du Christ. Elle n’est pas une obéissance à un homme mais à Dieu. […] Il faut donc toujours voir l’obéissance à un supérieur comme étant une chance de pouvoir obéir à Dieu par un acte très concret.» Un religieux reste un être doué d’intelligence et responsable de ses actes.
Le prieur voit un autre risque dans le zèle des jeunes religieux épris d’absolu mais manquant de discernement. «Le plus souvent, dans la vie religieuse, l’abus prend la forme d’une tentation sous l’apparence de bien.» C’est le cas notamment avec l’injonction à la transparence qui peut mener au contrôle des pensées d’une personne. Ou de l’injonction à l’unité interdit de critiquer le groupe ou la personne du supérieur, ce qui reviendrait à s’opposer à l’œuvre de Dieu.
L’excès d’affectivité constitue aussi un danger, par exemple lorsqu’un supérieur est réélu plusieurs fois de suite ‘pour ne pas lui faire de peine’.
” Il faut que la communauté développe son système immunitaire»
Les cercles de pouvoir
Le phénomène des cercles de pouvoir est un autre risque de dérive grave. Le supérieur s’entoure d’une garde rapprochée qui l’empêche d’entendre les appels de la base. C’est particulièrement vrai lorsqu’une petite communauté connaît une croissance rapide et passe de quelques personnes à quelques dizaines voire centaines d’individus. Les membres de la garde rapprochée, qui ont reçu leur poste de la grâce du supérieur, vont tout faire pour empêcher toute remise en cause.
Les moyens de se prémunir
Pour Dom Dysmas, si les communautés nouvelles sont plus sujettes aux abus spirituels, les ordres anciens ne sont pas forcément épargnés, mais ils disposent de moyens pour y répondre. «La déviance reste locale et l’ensemble du corps peut se prémunir. C’est vrai que la sagesse se cristallise avec le temps.»
«Il faut que la communauté développe son système immunitaire. Le principe de base est celui du pouvoir et du contre-pouvoir.» Pour cela, le moyen principal reste celui de la formation initiale et continue. On retrouve aussi la nécessité d’avoir un regard extérieur objectif sur la communauté. Une visite canonique ou un chapitre général sont des occasions de repérer des dérives.
Le rôle de la famille des religieux a enfin son importance. «Si la famille note un sentiment dépressif, si elle remarque une distance qui se crée, une loi du silence, la survalorisation du charisme ou du fondateur,[…] elle peut poser des questions et jouer le rôle d’avertisseur.» (cath.ch/fc/mp)
Dom Dysmas de Lassus: Risques et dérives de la vie religieuse, 448 p. 2020, Paris Cerf