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Dick Marty : «La barque est très loin d’être pleine!»

Justicier dans l’âme, au sens noble du terme, l’ex-procureur et parlementaire tessinois Dick Marty suscite l’admiration, en Suisse et à l’étranger. Sans hésiter, il a accepté de répondre aux questions du Courrier pastoral de Genève sur ses engagements et son regard sur la religion. Face aux conflits au Proche-Orient et à l’afflux de réfugiés, il reste très critique par rapport à l’attitude des pays occidentaux.

La problématique de la migration préoccupe fortement les pays européens. Que pensez-vous des réponses de la classe politique, suisse et européenne ? Et de l’accueil des réfugiés qui fuient les violences et les guerres, en Syrie en particulier?

Dick Marty: Le spectacle que donnent les pays opulents est assez navrant, surtout qu’ils ne sont certainement pas innocents par rapport à ce qui se passe dans les pays que ces pauvres malheureux sont contraints de fuir. Comment oublier le rôle joué depuis le début du siècle dernier au Moyen-Orient par les puissances coloniales et les États-Unis ? Plus récemment encore on a invoqué les valeurs de la démocratie pour déclarer la guerre à l’Irak et bombarder la Libye. Le résultat de ces interventions est tout simplement atroce. Dans ces pays les gens vivaient mieux auparavant, malgré les deux tyrans alors au pouvoir ! C’est tout simplement terrible. Autre question: d’où viennent toutes les armes qui crépitent sans interruption dans cette région ?

Aujourd’hui nous sommes en présence d’une véritable catastrophe humanitaire et nous devons tout mettre en œuvre pour y faire face et pour exprimer concrètement nos valeurs de solidarité et d’empathie envers ceux qui vivent une terrible épreuve. La barque est très loin d’être pleine. On a accueilli à bras ouverts des personnes richissimes qui ne voulaient pas payer les impôts dans leur pays, en leur offrant même des avantages fiscaux qui violent manifestement le principe constitutionnel de l’égalité de traitement. Comment peut-on être indifférent face à tous ces malheureux qui fuient la guerre et la misère, qui affrontent les plus grands risques juste pour pouvoir continuer à exister?

Certains dénoncent une invasion des musulmans dans les pays chrétiens. Le comité d’Egerkingen, proche de l’UDC, récolte des signatures pour l’initiative «pour l’interdiction de se voiler le visage» dite anti-burqa.

L’histoire des minarets et de la burqa est tout simplement ridicule. On parle de problèmes qui ne se posent même pas chez nous. Ces dernières années j’ai vu en tout moins de cinq personnes avec la burqa au Tessin. Elles sortaient d’une bijouterie où elles avaient dépensé des milliers de francs et retournaient dans leur hôtel cinq étoiles. Le vote des Tessinois contre la burqa n’est donc pas seulement ridicule, mais aussi stupide.

L’énorme majorité des musulmans n’aspirent qu’à vivre en paix et il n’y a aucune raison de les craindre. Si on considère l’histoire, je serai tenté d’affirmer que les musulmans ont eu plus de raisons de craindre les chrétiens que le contraire. Il conviendrait plutôt de nous questionner sur les raisons d’une telle montée des extrémistes dans l’islam d’aujourd’hui. Laisser pourrir le conflit palestinien, conduire une guerre contre un pays musulman sur la base de mensonges devraient nous interpeller.

Dès lors voyez-vous la religion, plutôt comme un facteur de paix ou de conflits ?

De par les valeurs affirmées par la plupart des croyances, le facteur religieux devrait logiquement être un facteur de paix. Une fois encore, si on considère l’histoire, aussi bien ancienne que plus récente, on est tenté de penser le contraire. Cela dit, on ne peut pas nier que la religion a été un facteur de civilisation important. Dans la question de la migration et de la justice sociale, je salue le rôle joué aujourd’hui par les Églises, elles démontrent bien plus de courage et de cohérence que la plupart des partis politiques.

Quel regard portez-vous sur l’Église catholique en particulier et sa place dans nos sociétés ?

L’Église catholique n’est pas seulement l’expression d’un courant chrétien, mais a aussi toujours joué un rôle politique important, même récemment. Cela a impliqué aussi de grands risques. Certains milieux du Vatican ont eu ainsi des rapports très douteux avec des milieux peu recommandables, voire avec le crime organisé. Cette activité politique a toutefois aussi eu des aspects très positifs: je pense au rôle de Rome dans la chute du Mur de Berlin et dans le rapprochement entre les États-Unis et Cuba.

Et sur le pape François ?

Je crois qu’il apporte beaucoup d’air frais dans la Curie romaine. Ses déclarations sur la justice sociale et sa dénonciation des abus du libéralisme sont remarquables. On ne peut qu’admirer sa simplicité et sa spontanéité.

Quel est votre rapport personnel à la religion ?

J’ai grandi dans une diaspora protestante dans un canton qui était alors encore très catholique. Cela aurait pu m’amener à assumer des positions sectaires et intransigeantes. Au contraire, cela m’a appris à être tolérant et à respecter la croyance des autres, sans ressentir le besoin de les convaincre à changer d’idée, tout en n’hésitant pas à dire ce que je pense. Un certain danger de la religion est, à mon avis, de se renfermer dans des certitudes, ce qui risque de nourrir le dogmatisme et l’intolérance. Nietzsche disait que «ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude». Je me reconnais dans les valeurs éthiques du christianisme, par ailleurs souvent partagées par les autres religions monothéistes. Je suis par contre plus critique par rapport à l’institution ecclésiale qui ne me paraît pas toujours cohérente avec ce qu’elle est censée professer. (cath.ch-apic/sba/mp)


Encadré

Dick Marty a d’abord travaillé comme procureur général du canton Tessin. En 1989, il s’est engagé en politique devant Conseiller d’Etat puis conseiller aux Etats et représentant suisse au Conseil de l’Europe. Il raconte son itinéraire.

 Dick Marty: J’ai été quinze ans procureur. Au cours de ces années, j’ai été appelé à faire face aux aspects les plus obscurs de l’humanité : crimes crapuleux, accidents graves, suicides… J’étais conscient de disposer d’un très grand pouvoir et donc d’une immense responsabilité. Emprisonner ou pas une personne peut changer une existence. J’avais conduit des enquêtes contre le crime organisé qui avaient abouti à la saisie de 100 kg d’héroïne en 1987, (c’est aujourd’hui encore la plus grande saisie d’héroïne jamais effectuée en Suisse) et à la découverte de milliards de francs blanchis chez nous. Je me suis dit que je ne pouvais pas faire ce travail toute ma vie, ce n’était pas sain pour l’institution ni pour moi-même. Je voulais cependant rester dans le domaine public, je ne voulais pas être avocat.

Magistrat, je m’étais toujours abstenu de prendre part à la vie politique active. Et, subitement, un coup de téléphone: un Conseiller d’État quitte le gouvernement et on m’invite à le remplacer. Et me voilà chef du Département des finances et de l’économie, puis successivement Conseiller aux États.

L’engagement était animé par les mêmes valeurs, mais avec des modalités différentes. Je ne me suis toutefois jamais vraiment habitué aux coutumes politiques. Un ami très cher disait qu’en réalité j’étais un magistrat prêté à la politique. Un jour, le Conseiller fédéral Pascal Couchepin a dit qu’«heureusement il n’y avait pas dix Dick Marty au parlement, car plus rien n’aurait pu fonctionner». J’ai pris cette affirmation pour un compliment. (cath.ch-apic/sba)

 

2 décembre 2015 | 15:31
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 5  min.
Burqa (38), Dick Marty (2), Réfugiés (431)
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