Nicosie, capitale de Chypre | © ChrisSavid/CC BY-SA 3.0/Wikimedia commons
International

Deux ans après la visite du pape, Chypre a toujours mal à ses migrants

Les communautés chrétiennes de la République de Chypre engagées auprès des migrants sont dépassées par l’ampleur de la tâche. L’historien italien Roberto Morozzo della Rocca était sur l’île début janvier 2024, dans le cadre d’une mission de la Communauté de Sant’Egidio. L’Union européenne ne prend toujours pas ses responsabilités, dénonce-t-il.

Durant son séjour à Chypre avec la Communauté de Sant’Egidio, Roberto Morozzo della Rocca a visité plusieurs camps de migrants, dont celui de Pournara, le plus grand. Celui-ci se trouve à 10 km de Nicosie, sur la plaine qui s’étend entre la chaîne montagneuse de Pentadaktylos, dans la zone turque, et celle de Trodos, côté grec.

«À l’extérieur, un triple mur de barrières métalliques et de fils barbelés. Il y a encore six mois, il n’y en avait qu’un seul, mais les nouvelles directives européennes en matière de sécurité sur l’immigration transforment les camps d’accueil en prisons, même si de nombreux hôtes sont des familles, des mineurs, des femmes seules», a témoigné pour l’agence Fides Roberto Morozzo della Rocca. Le professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Roma Tre précise néanmoins que les agents de sécurité font preuve d’une certaine souplesse pour éviter trop de tensions.

Des conditions déplorables

«Conteneurs, cabanes en carton, tentes de fortune données ponctuellement par quelque institution européenne et aujourd’hui délabrées abritent des personnes en trop grand nombre, qui dorment souvent à même le sol, n’ont pas de vêtements d’hiver, se promènent en tongs et reçoivent à peine de quoi subsister», témoigne encore l’observateur de la communauté catholique de Sant’Egidio. «Il n’y a pas d’arbres et, en été, les détenus se blottissent sous les quelques auvents existants pour échapper au soleil brûlant. Les bagarres internes sont fréquentes, surtout entre Arabes et Africains, bien qu’elles soient devenues rares en raison de la diminution du nombre de ces derniers et de leur ségrégation dans des coins isolés du camp. Les hôtes n’ont rien à faire de la journée, ils ne peuvent que se laisser aller à la paresse, s’ennuyer, déprimer ou rêver s’ils ont encore un peu d’esprit.»

«Les hôtes n’ont rien à faire de la journée, ils ne peuvent que se laisser aller à la paresse, s’ennuyer, déprimer ou rêver s’ils ont encore un peu d’esprit.»

Roberto Morozzo della Rocca

À lire ce témoignage, surgissent des images plus volontiers associées à Lampedusa ou à Lesbos. Car si on évoque régulièrement l’Italie, Malte, la Grèce et l’Espagne comme ports de destination des migrants qui choisissent de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe depuis la Lybie, la Tunisie, la Syrie ou la Turquie, on oublie au passage Chypre, s’insurge Roberto Morozzo della Rocca.

En dix ans, 100’000 demandes d’asile

Le professeur d’histoire précise que la République de Chypre a pourtant le taux de demandeurs d’asile le plus élevé de toute l’Union européenne (UE) par rapport à sa population résidente. Ce taux s’élevait en 2022 à 2,4% de la population résidente (soit 22’190 personnes sur 912’703), contre 0,14% en Italie ou 0,17 % en Suède, pays historique d’immigration. En l’espace de dix ans, ce sont ainsi 100’000 personnes qui ont demandé l’asile à Chypre.

Les migrants gagnent l’île par tous les moyens (même en jet ski, précise-t-il) depuis les côtes du Liban, de la Syrie, de la Turquie. Cette voie méditerranéenne est principalement empruntée par des Syriens, des Afghans, des Libanais, des Somaliens, des Érythréens et des Palestiniens, aujourd’hui en provenance aussi de Gaza. «Les bouleversements du conflit israélo-arabe dans la région voisine, ainsi que les conditions dramatiques de la société syrienne et le déclin rapide et inattendu du Liban, font craindre l’imminence de vagues de migration plus importantes vers Chypre», avance le professeur.

Bloqués sur l’île

La majorité des migrants qui ont posé une demande d’asile sont déboutés et restent sur l’île illégalement. «Le système chypriote prévoit peu de rapatriements, qu’ils soient forcés, aux frais de l’État, ou volontaires en échange d’une indemnité de départ de quelques milliers d’euros. [Ces migrants] restent donc dans les limbes, bloqués sur l’île, prisonniers à ciel ouvert, vivant et dormant dans la rue, luttant dans l’économie souterraine, exposés à la misère et à la maladie, soutenus par les envois de fonds de parents éloignés dans les cas les plus chanceux. Dans tous les cas, il s’agit de destins peu enviables.»

Les Syriens, dénonce encore le professeur, auraient pleinement droit à l’asile, mais aujourd’hui plusieurs membres de l’Union européenne, dont la République de Chypre, voudraient déclarer la Syrie comme un pays sûr, «afin de pouvoir rejeter ces réfugiés».

L’exil dans l’ADN des Chypriotes

Si la population chypriote ne voit pas ces arrivées d’un bon œil, elle reste globalement tolérante. Car elle porte dans ses gênes les voies de l’exil. Après l’invasion turque de 1974, les exodes transfrontaliers entre le nord et le sud de l’île, avec abandon des maisons et des biens, ont concerné près de la moitié de la population. Pendant un quart de siècle, jusqu’en 1999, le HCR a eu fort à faire pour assister ces réfugiés, «reconnus comme tels par la communauté internationale», précise le professeur, pour qui «seule la détermination du gouvernement de Nicosie à ne pas reconnaître l’indépendance autoproclamée de Chypre du Nord faisait qualifier, sur le terrain, de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays». Et si aujourd’hui ses habitants sont grecs, ils sont aussi arabes, anglais, roumains, bulgares, russes…

Auprès des migrants, les Églises

Les Églises orientales de l’île, plus précisément l’Église grecque-orthodoxe de Chypre, la communauté latine du Patriarcat de Jérusalem et la communauté maronite (dont la présence remonte au 8e siècle), sont très engagées auprès des migrants et des réfugiés. Ceux-ci du reste viennent revivifier les paroisses.

Le pape François avait lui-même noté la fraternité à l’égard des migrants édifiée sur cette île lors de sa visite. Le 3 décembre 2021, il avait rencontré des réfugiés dans la petite église catholique de la Sainte-Croix à Nicosie, et échangé avec eux. De nombreux migrants chrétiens avaient raconté leurs parcours au pontife.

L’appel du pape à l’Union européenne

Le pape avait alors plaidé l’aide de l’UE. «Que cette île, marquée par une division douloureuse, devienne, avec la grâce de Dieu, un laboratoire de fraternité. Cette île est généreuse, mais elle ne peut pas tout faire, parce que le nombre de personnes qui arrivent est supérieur à ce qu’elle peut accueillir…» Si un membre de l’Europe ne peut accueillir, accompagner, et intégrer convenablement les migrants, il est en droit de demander et de recevoir de l’aide de l’UE, avait encore déclaré le pape. «C’est pour cela que l’Union européenne est importante.» François avait encouragé l’UE à répartir harmonieusement les migrants entre tous les gouvernements.

Lors de son voyage à Chypre et en Grèce, le pape François a rencontré des migrants | © EPA/VATICAN MEDIA/Keystone

Réalisme et espoir

Deux ans après ce discours, l’UE semble encore plus fermée à toute «solidarité, relocalisation et aide à l’intégration» à l’égard de Chypre, constate Roberto Morozzo della Rocca, qui propose, pour garder le cap, un cocktail de réalisme et d’espoir.

«Réalisme des autorités de la République de Chypre, qui font actuellement pression à Bruxelles pour obtenir, sinon cette solidarité jusqu’ici refusée par les résistances et les vétos des différents États membres, du moins davantage de moyens. Espoir des Chypriotes de bonne volonté qui ont confiance dans les valeurs humaines et chrétiennes, et peut-être dans une Europe moins craintive et introvertie.» (cath.ch/fides/lb)

Nicosie, capitale de Chypre | © ChrisSavid/CC BY-SA 3.0/Wikimedia commons
24 janvier 2024 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 5  min.
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