Des victimes de la 'Famille de Marie' critiquent le 'laxisme' de Rome
Le Père Gebhard Paul Maria Sigl, ancien directeur spirituel de la «Famille de Marie», a été condamné canoniquement en novembre 2024 pour abus spirituels et psychologiques. Alors que la communauté est sous tutelle et en voie d’être réformée, des victimes dénoncent les lacunes de Rome dans le traitement de ce cas.
Le Père Joseph Seidnitzer est décédé en 1993 sans jamais avoir été pape. C’est pourtant ce que le prêtre autrichien avait prédit dans les années 1970. C’est-à-dire que Paul VI, un jour, dans une subite illumination divine, lui laisserait sa place. Une prophétie à laquelle François Robert (nom d’emprunt) a cru fermement pendant des années, comme à celle du renouveau total de l’Église ou de la survenue de la fin des Temps, également annoncés par Joseph Seidnitzer et son acolyte Gebhard Sigl.
Le Français est âgé de 20 ans lorsqu’il entre en contact avec la communauté catholique dénommée L’Oeuvre du Saint-Esprit (OSS), en 1975, en Italie. Il rencontre à cette occasion les deux Autrichiens Joseph Seidnitzer et Gebhard Paul Maria Sigl, qui ont fondé le groupe en 1972. Le premier est déjà prêtre alors que l’autre n’est encore que laïc. Gebhard Sigl, qui affirme pouvoir lire dans les cœurs et les âmes, lui assure qu’il a une vocation et que Dieu l’appelle. Le Français reste ainsi pendant près de 15 ans au sein de l’OSS, en Italie puis en Autriche.
Folies mystiques
Mais l’ambiance, au sein de la communauté se délite peu à peu. «Nous voyions bien qu’aucune des prophéties annoncées ne se réalisait. Et certains d’entre nous étaient de plus en plus conscients d’être infantilisés et mis sous emprise par les responsables», explique François Robert à cath.ch.
A cause de cela et d’autres «folies mystiques» émises par les deux «gourous», il quitte finalement la communauté au début de 1991, alors que l’OSS, en pleine crise, est dissoute par le Vatican. Une mesure prise notamment suite à la découverte des multiples condamnations de Joseph Seidnitzer pour abus sexuels sur adolescents, prononcées contre lui en Autriche dans les années 1950 et 1960. «Je ne peux pas dire que ces révélations ont été à l’origine de mon départ, mais elles ont été la goutte qui a fait déborder le vase», souligne François Robert. De nombreux adeptes prennent le large, alors qu’un petit groupe de convaincus restent fidèles à Joseph Seidnitzer et Gebhard Sigl.
Au moment où le Français rentre dans son pays, l’OSS se greffe sur une autre communauté dénommée «Pro Deo et Fratribus», fondée en 1968 par l’évêque slovaque Pavol Hnilica, pour former une nouvelle communauté «à deux têtes»: «La Famille de Marie et L’Oeuvre de Jésus Souverain Prêtre».
Mise sous tutelle
C’est un homme à la «vie cassée» qui retisse le fil de sa vie en France, et qui prend peu à peu conscience de l’ampleur des abus spirituels subis au sein de l’OSS. Une expérience qu’il gardera toujours en mémoire, développant la conviction qu’il doit faire son possible pour empêcher que d’autres tombent dans ce piège. Il suit ainsi du coin de l’œil l’évolution de la «Famille de Marie».
Il se rapproche d’anciens adeptes, dans plusieurs pays d’Europe, qui sont dans le même état d’esprit. Ils soutiennent ponctuellement des actions, envoyant notamment des courriers, pour avertir l’Église des dérives sectaires de la communauté.
Il faut cependant attendre le premier quart du 21e siècle pour que les choses bougent. En juin 2022, alerté par des témoignages d’abus psychologiques et spirituels, le Vatican met la Famille de Marie sous tutelle. Rome nomme Mgr Daniele Libanori, alors évêque auxiliaire de Rome, commissaire en charge de réformer la communauté. La branche féminine est mise sous la responsabilité de la religieuse Katarina Kristofova.
Manipulations et mystifications
Début novembre 2024, l’agence de presse italienne Adista informe que le Père Sigl (ordonné en 1995) a été condamné canoniquement à une interdiction de ministère pour dix ans. La décision signe la fin d’un procès de plus de deux ans concernant des abus psychologiques et spirituels, mais non explicitement sexuels. Il se serait agi de manipulations mentales, de confusion entre le for interne et externe, de mystification théologique, de chantage émotionnel, de marginalisation des voix dissidentes, de culte inconditionnel du fondateur, d’anéantissement des personnalités et des consciences… Autant de griefs confirmés par François Robert.
Deux poids deux mesures?
Le Français est pourtant loin d’être satisfait de ce verdict. Bien qu’il se réjouisse que les abus du prêtre autrichien aient été confirmés, il regrette le «laxisme» de Rome à son égard. «Combien de vies ont été détruites pendant 30 ans par ce manipulateur, s’emporte-t-il. Il aurait fallu le retirer de l’état clérical. Car c’est de son statut de prêtre qu’il a toujours tiré son pouvoir. Quand je vois avec quelle rapidité on réduit à l’état laïc un prêtre qui est parti avec une femme, j’ai l’impression que l’Église fait du deux poids deux mesures.»
Plus que tout, François Robert regrette que Rome n’ait pas fait appel aux victimes pour le procès et que ces dernières n’aient aucunement été informées des procédures en cours. «Nous avons été avertis de la condamnation du Père Sigl par la presse.»
Lettre ouverte
Le Français, avec quatre autres victimes indignées de la Famille de Marie, écrit donc une lettre ouverte fin novembre 2024 au dicastère pour le Clergé et du dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, avec information à Mgr Libanori et Katarina Kristofova. La missive, que cath.ch a également reçue, dénonce entre autres «le manque réel de volonté [de Rome, ndlr] de prendre des mesures efficaces pour guérir la spiritualité et le fonctionnement destructeurs de cette communauté suite aux abus subis pendant 30, voire 50 ans.» Mais la lettre, qui a entre-temps reçu le soutien d’une dizaine d’autres anciens membres de la Famille de Marie, reste sans réponse. Au 3 janvier 2025, François Robert confirme à cath.ch n’avoir même pas obtenu même un accusé de réception.
Pour autant, le Français n’est pas étonné de cette attitude. «Malgré les beaux discours, l’Église ne change pas fondamentalement. Les victimes sont toujours laissées de côté et le culte du silence et du secret est omniprésent.» Mgr Libanori n’a pas répondu aux sollicitations de cath.ch.
Alors que des voix s’élèvent depuis de nombreuses années pour affirmer que la Famille de Marie n’est pas réformable, Rome paraît persister dans cette voie. Ludovica Eugenio, journaliste d’Adista qui suit depuis des années le cas, relevait en 2023 à cath.ch: «Après des décennies d’emprise et de déviances aussi graves et profondes, je ne vois pas comment une simple décision du Vatican pourrait changer radicalement l’esprit des gens.»
Des soutiens au Vatican?
François Robert voit dans la récente démission de Katarina Kristofova le signe de «l’indulgence» du Vatican envers la communauté. «D’après ce que j’ai pu comprendre, Sœur Katarina a tout à fait bien constaté la nature irréformable de la Famille de Marie. Elle s’est rendue compte assez rapidement que les religieuses ne reconnaissaient rien d’autre que l’autorité de Gebhard Sigl», assure le Français. La divergence de vue avec Mgr Libanori, qui s’évertuerait à penser que des solutions sont possibles, aurait conduit la sœur à jeter l’éponge.
Pour François Robert, le fait que le Père Sigl ait pu sévir pendant si longtemps sans être inquiété pourrait venir de protections internes au Vatican. A l’époque, l’évêque Hnilica était en tout cas un proche de Jean Paul II. Aujourd’hui la Famille de Marie bénéficierait encore de tels soutiens au sein de la Curie.
Le fait qu’il s’agisse d’abus spirituels et non sexuels rendrait-il les choses moins urgentes? François Robert confirme que, en tout cas lorsqu’il était au sein de l’OSS, il n’a constaté aucun acte d’ordre sexuel. Il rappelle pourtant que les deux types de déviances sont étroitement liées. «Où commence l’abus sexuel? Je pense que ce n’est pas forcément dans l’acte, mais le fait de posséder une personne complètement sous son emprise est déjà une forme de jouissance.»
Les abus spirituels, prochain combat de l’Église?
Bien que la Famille de Marie ne soit pas une communauté très étendue ni importante (environ 60 prêtres, 30 séminaristes et «frères laïcs», 200 laïques consacrées, dans 11 pays dont la France et la Suisse), son cas pose la question de la position du Vatican envers les abus spirituels et la fausse mystique. Or, la volonté de Rome de lutter contre ces phénomènes est apparu ces derniers mois plus clairement.
Le 17 mai dernier, le dicastère pour la Doctrine de la foi (DDF) promulguait de nouvelles normes pour étudier les phénomènes surnaturels dans l’Église catholique – apparitions, révélations, lacrimations, etc. Depuis, le dicastère a multiplié les déclarations officielles sur des lieux présumés d’apparition.
Un groupe de travail du dicastère pour la Doctrine de la foi (DDF) et du dicastère pour les Textes législatifs va également définir un nouveau «délit d’abus spirituel», a-t-il été annoncé fin novembre 2024. Pour le moment, le droit canonique ne reconnaît pas ce délit, qui recouvrirait le concept de «faux mysticisme».
Pour une communication vaticane soucieuse de vérité
Des pas positifs, mais toujours insuffisants pour François Robert. «Il faut que l’Église se rende compte de l’aspect extrêmement destructeur des abus spirituels. De très nombreuses vies sont brisées.» Pour ce qui concerne la Famille de Marie, il considère comme un miracle qu’il n’y ait pas eu de suicide d’anciens membres.
«Le procès du Père Sigl met en évidence une fois de plus l’urgence pour les autorités vaticanes de mettre en place une communication vraiment soucieuse de vérité en amont et en aval de telles procédures, estime François Robert. La condamnation du Père Sigl donne l’espoir qu’il ne puisse plus nuire. Mais la question reste de la responsabilité des instances ecclésiales qui lui ont donné ce pouvoir malgré les informations et avertissements depuis 30 ans. Cela mériterait un autre procès dont évidemment personne ne parle.» (cath.ch/arch/rz)