De retour de Bagdad, Roberto Simona témoigne de la détresse des chrétiens
80’000 chrétiens restent à Bagdad, selon les chiffres officiels, «c’est certainement la moitié moins». Il faut y ajouter les 150’000 réfugiés au Kurdistan irakien après la prise de Mossoul et de la Plaine de Ninive par Daech, le soi-disant «Etat islamique», confie Roberto Simona à cath.ch.
Le responsable pour la Suisse romande et italienne de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED), était à Bagdad, à titre privé, dans la première moitié de janvier 2016.
Dans la paroisse syro-catholique de Mar Youssef (Saint-Joseph), à Bagdad, relève Roberto Simona, il y a quelques années, un millier de personnes venaient à la messe. Aujourd’hui, les fidèles ne sont plus que 300. «Dans d’autres paroisses, c’est même moins! Sur les 300 fidèles qui fréquentaient celle des frères carmes avant l’invasion américaine de 2003, il n’en reste aujourd’hui qu’une quarantaine. La communauté chrétienne se voit réduite à une dimension symbolique».
«Pourquoi ne deviens-tu pas musulman ?»
Hébergé durant son séjour à Bagdad au couvent des carmes chez le Frère Ghadir, le dernier présent en Irak, le responsable d’AED constate que les chrétiens irakiens s’en sont allés parce qu’ils ne voient plus leur avenir au sein d’une population qui se radicalise de plus en plus (voir encadré). «Après une présence de deux mille ans en Mésopotamie !»
«Ils ont apprécié qu’on puisse prendre en compte leurs souffrances et leur humanité»
«A Bagdad, tout le monde, chrétien ou musulman, veut partir. L’insécurité est partout, en raison des attentats. Pour les minorités chrétiennes, la pression est quotidienne, en particulier pour trouver du travail. La communauté chrétienne rétrécit à vue d’œil, les places de travail disparaissent en son sein. Les réseaux traditionnels de soutien disparaissent. Ceux qui restent se sentent isolés, et les familles chrétiennes ne voient plus d’avenir pour leurs enfants dans une société de plus en plus intolérante. Dans la rue, les chrétiens sont interpellés: pourquoi ne te convertis-tu pas, pourquoi ne deviens-tu pas musulman ?»
Discrimination envers les minorités non-musulmanes
La carte nationale d’identité, régie par l’article 26-2 de la Constitution, force les enfants mineurs non-musulmans à se déclarer musulmans si l’un des parents de convertit. «Certains parents ont choisi la conversion pour trouver du travail… Pour le moment, grâce à la pression de l’Eglise, la loi est bloquée. Les responsables chrétiens revendiquent le droit pour les enfants de garder leur religion jusqu’à ce qu’ils atteignent la majorité».
Pour le responsable de l’AED, promouvoir une telle loi montre bien l’état d’esprit des dirigeants et de la classe politique en général. «Alors que la situation sécuritaire est catastrophique, qu’une grande partie du pays est occupée par Daech, que la guerre est aux portes de Bagdad, que les réfugiés ont fui en masse les zones de conflit, que le chômage est de plus en plus important et que la corruption atteint des sommets, le fait que les parlementaires s’occupent de telles choses montre bien l’état du pays. Cela créé chez les chrétiens une grande insécurité psychologique».
«Les évêques ont beau demander à leurs fidèles de rester sur cette terre qui est la leur, ces derniers ne songent qu’à partir dans un pays sûr, pour vivre leur foi dans une société qui les respecte».
Roberto Simona a visité les réfugiés au «Virgin Mary Camp», 130 familles qui ont fui la prise de la Plaine de Ninive par les djihadistes de Daech. «Il n’y avait plus de place dans les camps du Kurdistan. Ils sont aussi venus à Bagdad se procurer des documents avec le seul objectif de quitter le pays. Tous veulent partir, laisser cet enfer! Même si leur situation se stabilise un peu, ils ne veulent plus retourner à Qaraqosh et dans les autres villes chrétiennes. Ils sont traumatisés, ont perdu confiance».
Les chrétiens sont traumatisés, ils ont perdu confiance
Le responsable de l’AED rappelle que sous Saddam Hussein, il y a trois décennies, le pays comptait près de 1,5 million de chrétiens. «Les gens dans la rue nous disent: avant, c’était une dictature, mais on avait un seul dictateur, maintenant, il y en a partout. Le chaos et la corruption règnent à tous les étages. Les gens n’osent plus sortir, ne quittent plus leur quartier, de peur des attentats et des enlèvements».
Les chrétiens ne songent qu’à partir dans un pays sûr
Le signal de départ des chrétiens a été donné par l’attaque de la cathédrale syriaque-catholique de Sayidat al-Najat (Notre-Dame du Perpétuel secours). Le 31 octobre 2010, des terroristes se réclamant d’Al-Qaïda avaient massacré 46 fidèles à l’heure de la messe, dont des femmes et des enfants, et deux jeunes prêtres Wassim, 27 ans et Taher, 32 ans. Sept policiers avaient également trouvé la mort lors de leur intervention. «Ils ont vu clairement que pour eux, il n’y avait effectivement plus d’avenir en Irak».
Les sunnites ont également le sentiment d’être discriminés
Lors d’une rencontre avec des responsables sunnites, notamment le cheikh Mahdi Al Sumaydai, à la mosquée Ibn Taymiyya, à Bagdad, et le cheikh Abdul Latif Al Haramain, à la grande mosquée Umm al-Qura, Roberto Simona les a rendus attentifs au respect de la liberté religieuse.
«Ils ont apprécié qu’on puisse entendre leur point de vue, qu’on prenne aussi en compte leurs souffrances et leur humanité, car eux aussi ont souffert lors de l’invasion américaine: certains ont été emprisonnés dans des conditions difficiles au Camp Bucca, près du port d’Umm Qasr, leurs mosquées ont été prises d’assaut, parfois détruites. Minoritaires, eux aussi, dans un pays désormais dominé par les chiites, ils ont le sentiment d’être persécutés. Ils m’ont dit regretter le départ des chrétiens, parce qu’ils considèrent que cette émigration de gens cultivés, préparés, est un appauvrissement de la société irakienne».
Aux yeux de spécialiste de l’islam qu’est Roberto Simona, l’avenir des chrétiens d’Irak ne pourra se construire qu’avec la collaboration des musulmans de bonne volonté. Alors, dit l’ancien délégué du CICR, il faudra bien parler avec tout le monde!» JB
Encadré
Les chrétiens d’Irak, cible des radicaux
En décembre dernier, sur des maisons de chrétiens, des églises et des monastères situés dans des quartiers à majorité chiite de Bagdad (Zayouna, Ghadir et Karrada) des inconnus ont placardé des affiches, avec l’image de la Vierge, et ce message: «Pourquoi la Vierge Marie -la paix soit sur elle – était voilée».
Les militants qui ont appelé les femmes chrétiennes à porter le voile ont écrit que la Vierge Marie était voilée «parce qu’elle suivait la loi du prophète, et parce que cette loi est issue d’une seule source divine». Dans les régions contrôlées par Daech, comme à Mossoul en juin 2014, ce sont les djihadistes d’obédience sunnite qui ont peint la lettre «Noun» – qui signifie «Nazaréens», terme utilisé pour désigner les chrétiens – pour faire comprendre aux chrétiens qu’ils devaient se convertir ou s’en aller, sous peine d’être tués.
Le patriarche Sako interpelle le Parlement européen
Dans un message adressé au président du Parlement européen Martin Schultz à l’occasion d’une réunion tenue à Strasbourg le 20 janvier 2016 et également envoyé à la conférence sur les droits des minorités religieuses dans le monde musulman tenue à Marrakech, au Maroc, du 25 au 27 janvier, le patriarche chaldéen catholique Louis Raphaël Sako dénonce le «tunnel suffocant» dans lequel se trouvent les minorités en Irak.
Il déplore le fait que l’incapacité à imposer la souveraineté de la loi ait cédé la place à la «loi de la jungle», l’échec du système éducatif qui est censé donner la culture et le respect d’autrui, le déclin accéléré de la culture, la montée du chômage et la détérioration de la sécurité.
Depuis la chute de l’ancien régime en 2003, affirme le patriarche irakien, «le pays a été entraîné de manière préméditée vers le radicalisme. Un radicalisme visant les chrétiens et les autres minorités religieuses, les chassant jusque dans leurs maisons, sur le territoire où elles vivent depuis toujours. Cette violence de grande envergure a pour but jusqu’à la destruction de notre histoire commune, de notre civilisation, de nos valeurs et de notre éthique. Sans exclure les autres minorités religieuses, il faut tout de même dire qu’un feu de haine, d’exclusion et de marginalisation a été spécifiquement dirigé contre les chrétiens». JB
Encadré
Un spécialiste des chrétiens en pays d’islam
Le Tessinois Roberto Simona, né en 1967 à Locarno, est un spécialiste des minorités chrétiennes dans les pays musulmans et de l’ex-Union Soviétique. Il a passé plusieurs années sur le terrain pour des organisations humanitaires, notamment comme délégué du CICR, avant d’être nommé responsable pour la Suisse romande et italienne de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED). Ce chercheur contribue à plusieurs revues spécialisées et fait partie du groupe de travail chargé de rédiger le «Rapport sur la liberté religieuse dans le monde» publié au plan international par l’AED. Il fait également partie du «Groupe de travail Islam», qui conseille les évêques suisses sur les questions liées à l’islam et fournit des informations à usage pastoral. (apic/be)