De l’ignorance chrétienne de l'identité juive de Jésus
Jésus de Nazareth était juif. Un fait qui surprend parfois même les étudiants en théologie, Jésus étant considéré comme «le chrétien par excellence». Martin Steiner, spécialiste du judaïsme à l’Université de Lucerne, analyse la relation des chrétiens à la judéité du Fils de Dieu.
Par Francesco Papagni, pour kath.ch/ traduction et adaptation: Raphaël Zbinden
Les catholiques ont longtemps célébré la «fête de la Circoncision», chaque 1er janvier. Elle a cependant été retirée du calendrier liturgique en 1974, pour être remplacée par la fête de «Sainte Marie mère de Dieu». A l’approche de cette date, Martin Steiner, enseignant et chercheur à l’Institut d’étude judéo-chrétienne de l’Université de Lucerne et membre de la Commission de dialogue judéo-catholique, explique comment les chrétiens ont occulté l’identité juive de Jésus.
Lors d’un cours de religion que j’ai donné il y a des années, une élève d’environ treize ans m’a dit: «Je suis des cours de religion depuis longtemps, et vous êtes le premier à me dire que Jésus était juif».
Martin Steiner: Je comprends parfaitement cette remarque. Même les étudiants en théologie sont parfois surpris par cela, car pour eux, Jésus est le chrétien par excellence. Alors même qu’ils connaissent très bien le Nouveau Testament, qui mentionne le temple, qui raconte comment Jésus se fait circoncire, comment il fait un pèlerinage à Jérusalem. Plus tard, les apôtres se rendront également au temple tant qu’il existera.
Comment se fait-il que ces liens avec le judaïsme soient autant ignorés?
C’est le résultat d’une longue histoire qui a occulté le judaïsme, et qui a des conséquences encore aujourd’hui. Le judaïsme ne jouera bientôt plus aucun rôle dans le développement des dogmes. Au deuxième Concile de Nicée – au huitième siècle – on se demande encore comment traiter les soi-disant Hébreux, c’est-à-dire les chrétiens qui ont conservé des rites juifs. Le traitement des juifs qui croient en Jésus n’est pas encore réglé, même au 21e siècle. Mais comment se fait le rappel aujourd’hui? On lit le Nouveau Testament tout en ignorant la perspective juive.
A l’époque de Noël, les lectures de l’Ancien Testament parlent constamment de Sion, d’Israël et de Juda. Mais l’on n’entend pratiquement jamais d’homélies sur ces sujets. Est-ce l’effet d’une certaine crainte ou de la paresse face à des textes difficiles?
Il y a en tout cas un besoin d’augmenter les aptitudes à lire ces références. Dans le Nouveau Testament, le judaïsme est aussi présent, souvent dans la perspective des pharisiens. Lorsque l’on entend des sermons à ce sujet, les pharisiens sont d’un côté et Jésus de l’autre. Ce n’est pas considéré comme un discours interne au judaïsme, comme si on ne pouvait pas revenir en arrière. L’histoire des relations entre le judaïsme et le christianisme est marquée par la séparation, mais aussi par la connexion.
En ce qui concerne le Nouveau Testament, on constate une hésitation à mettre en avant les liens existant avec l’Ancien. Je ne sais pas vraiment à quoi cela est dû – peut-être à la mémoire, à l’herméneutique, voire à un certain manque d’audace ou à de la commodité.
Ces dernières années, il y a eu différentes tentatives pour clarifier la relation entre Jésus de Nazareth et le judaïsme de l’époque. Trois interprétations ont circulé: Jésus était un pharisien, un essénien, ou un zélote.
Je dirais qu’on ne peut l’attribuer à aucun de ces trois courants. Si l’on veut tout de même le faire, je verrais davantage Jésus dans l’échange avec les pharisiens. Au sein de ce groupe, je le situerais proche des pharisiens de l’amour, de l’école d’Hillel. Mais il ne s’agit pas d’une identification, Jésus est à considérer au-delà de ça.
«Il existe une recherche juive sur Jésus qui a été largement ignorée du côté chrétien»
L’ancrage dans le judaïsme est pourtant juste. Jésus vit dans cet environnement juif, dans la foi d’Israël. La question est de savoir comment le christianisme naît de ce mouvement interne au judaïsme. C’est un processus long et compliqué. Paul était en effet juif et fier d’être un pharisien. Dans les premiers siècles, les points communs étaient bien plus forts que les différences.
Comment cela est-il perçu aujourd’hui?
Des chercheurs juifs, comme Amy-Jill Levine, une exégète biblique, dit que si les chrétiens prennent l’incarnation au sérieux, ils doivent aussi prendre au sérieux l’endroit où Dieu s’est fait homme, c’est-à-dire le peuple d’Israël. Il est intéressant de noter qu’il s’agit maintenant d’une demande juive adressée au christianisme.
Il existe une recherche juive sur Jésus qui a été largement ignorée du côté chrétien jusqu’à ce qu’il s’agisse de ne pas perdre la souveraineté d’interprétation sur Jésus de Nazareth. D’ailleurs, un ouvrage classique de cette recherche Jeshu Ha-nozri (Jésus de Nazareth), de Joseph Klausner, publié en hébreu en 1922, a provoqué un scandale – parmi les chrétiens comme parmi les juifs.
Différentes formules existent pour décrire la relation entre le christianisme et le judaïsme. L’une d’entre elles est signée Hans Küng (théologien suisse, 1928-2021), selon lequel le christianisme est le judaïsme réformé.
La définition de la relation court toujours le risque d’accaparer l’autre partie. Avec la notion paulinienne de racine tirée de l’épître aux Romains «ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte», on peut aller très loin sur le plan théologique. Jusqu’au Moyen-Âge, les échanges se font dans les deux sens. Des mélodies chrétiennes sont par exemple reprises dans le culte de la synagogue. Puis vient le cloisonnement, notamment lors du IVe concile du Latran en 1215. Dans le canon 70, il est à nouveau interdit aux juifs baptisés d’accomplir des rites juifs. De plus, les juifs sont obligés de porter des vêtements qui les rendent reconnaissables en tant que juifs.
Et aujourd’hui?
Du côté chrétien, le dialogue signifie d’abord que l’on prend conscience de sa propre histoire, que l’on devient sensible à l’antisémitisme. C’est ce qu’il faut apprendre.
«Ce qui manque, c’est la capacité de reconnaître l’antisémitisme dans la diabolisation»
Par exemple, lorsqu’il s’agit des pharisiens, les juifs ne sont pas simplement des pharisiens. On sait au contraire faire la différence. Il est significatif que l’Église primitive ait condamné la tentative de Marcion (1er et 2e siècles) d’exclure l’Ancien Testament de la Bible chrétienne.
Vous avez été élu à la commission de dialogue judéo-catholique. Qu’est-ce qui est important aujourd’hui dans cet échange?
Tout d’abord, la Shoah et ses conséquences. Ensuite, la confrontation avec l’État d’Israël. Du côté chrétien, il faut développer une capacité de différenciation. C’est ce qui manque, la capacité de reconnaître l’antisémitisme dans la diabolisation, dans les doubles standards et dans la délégitimation d’Israël. Les théologiennes et théologiens doivent acquérir les compétences nécessaires pour en parler. (cath.ch/kath/fp/rz)