Danièle Hervieu-Léger: «Le catholicisme français est en morceaux»
Dans son dernier livre Vers l’implosion? (Ed. Le Seuil), la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger scrute le catholicisme français à la faveur de la pandémie et de la crise des abus sexuels, qui ont secoué l’Eglise.
Le titre de votre livre Vers l’implosion? a un côté provocateur, non?
Danièle Hervieu-Léger: L’éditeur était favorable au point d’interrogation dans le titre. Pour ma part, je m’en serais passée. Le terme désigne un processus observable, à savoir la décomposition interne de l’institution. Les sociologues étudient depuis longtemps la crise de l’institution romaine, en mettant en évidence l’érosion de la présence du catholicisme dans la société que génèrent les évolutions politiques, sociales, culturelles.
Le mot d’implosion indique que l’effondrement vient de l’intérieur, de la structure et du fonctionnement de l’institution, de plus en plus incapable de répondre à ces évolutions.
Pour résumer, je dirai que l’Église est malade du système romain, ce système clérical total mis en place au Concile de Trente pour se défendre de la menace de schisme et qu’elle a renforcé au XIXe siècle pour contrer l’avancée de la modernité politique. Ce système bétonné se voulait une défense et un remède face aux menaces extérieures. Il est devenu, aujourd’hui, son propre poison.
La démarche synodale qu’a lancée récemment le pape François est donc une manière de contrer cette implosion?
C’est une tentative dont on ne peut mesurer les effets, pour l’instant. Mais c’est clairement une manière de soulever la soupape pour faire échapper la vapeur.
La crise des abus sexuels et la pandémie ont permis de mesurer la perte d’influence du catholicisme. Cela montre que la dérégulation institutionnelle du religieux, dont vous avez mesuré les effets, se confirme….
Il y a eu, depuis deux ans, conjonction de deux contextes de crise. Le premier est celui des abus sexuels dont on découvre l’ampleur et le caractère systémique. Le second est la pandémie, qui a mis en suspens la modalité habituelle de la sociabilité catholique, c’est-à-dire la vie paroissiale.
«La démarche synodale est une manière de soulever la soupape pour faire échapper la vapeur.»
Ce double contexte exceptionnel n’a pas créé la crise dont les facteurs étaient présents en amont, mais il a accéléré de façon violente la prise de conscience collective de sa gravité.
Il existe pourtant une «vitalité catholique par le bas» que vous présentez. Comment se manifeste-t-elle ?
Quand on regarde l’Église de France à travers ses pratiques, on mesure un effondrement irrémédiable. Il ne subsiste plus qu’une population réduite (2%) d’observants pour qui la vie culturelle en paroisse, sous le contrôle des prêtres, est la modalité d’expression par excellence de leur appartenance au catholicisme. Il ne faut pas court-circuiter le constat de ce repli du nombre des pratiquants en invoquant trop rapidement une vitalité catholique alternative qui s’exprimerait par le bas, par d’autres voies plus informelles.
Mais il faut observer aussi que la double conjoncture de crise que j’évoquais a favorisé des expressions nouvelles, par exemple dans les débats entre catholiques autour de la place du prêtre, à l’occasion du rapport de la CIASE. Et l’on a vu émerger pendant la pandémie des expériences communautaires inédites, initiées par les laïcs sur une base affinitaire, pour prier ou lire la Bible, avec ou sans la présence d’un prêtre.
«Le catholicisme français n’est pas aussi moribond que les chiffres de la pratique semblent le montrer.»
La montée de ces logiques affinitaires contribue à accentuer l’éclatement du paysage catholique français, lequel est en pièces et morceaux. Alors que les courants traditionalistes font tout pour enterrer le travail d’inventaire engagé par la Commission Sauvé, des recherches se déploient, dans des sens variés, pour penser la mutation nécessaire du sacerdoce. Les tensions et conflits sont irrémédiables.
Pour vous, l’Eglise catholique vit en situation de diaspora dans le monde actuel. Et vous discutez l’idée d’un «conservatoire» du catholicisme.
Mon collègue Raison du Cleuziou considère que la nébuleuse conservatrice – les «observants» – est le seul groupe sur lequel l’institution peut aujourd’hui s’appuyer dans la mesure où il est le seul à réaliser ce que les autres catholiques sont incapables de faire, à savoir la transmission intergénérationnelle de la foi catholique.
Mais la base sociale de ce conservatoire observant, urbain et bourgeois, est très réduite. De plus, il faut examiner de près ce conservatoire lui-même, en distinguant les fidèles coutumiers conservateurs d’un côté, qui sont plutôt dans une logique d’entre-soi, et la frange de ceux qui brandissent leur appartenance religieuse comme un signe de distinction sociale, avec pour priorité de promouvoir un catholicisme ostensible dans une société plurielle où l’islam est très présent.
Si le catholicisme français entend dépasser la crise en s’appuyant exclusivement sur ce conservatoire, il y a peu de chances qu’il parvienne à ses fins.
Selon vous, les sociologues doivent réajuster leurs évidences face au paysage religieux actuel. Quels sont les aspects de ce réajustement?
Nous voyons émerger les travaux de jeunes sociologues, qui observent davantage le catholicisme par le bas, en s’attachant aux initiatives de groupes, de réseaux ou de cercles affinitaires. Ils sont portés à accorder plus d’importance à ce type d’expressions catholiques que ne le faisait notre génération, qui ciblait surtout l’institution et ses relations à la société.
Mais ce réajustement doit être fait de manière prudente, pour ne pas survaloriser une vitalité catholique latente qu’on aurait ignorée. Le catholicisme français n’est pas aussi moribond que les chiffres de la pratique semblent le montrer, mais il est impossible de dire ce que ces tendances dessinent pour l’avenir.
«Le catholicisme conserve un ancrage suffisant dans la culture, malgré l’avancée de la sécularisation.»
La religiosité contemporaine est individuelle, mobile, choisie, écrivez-vous. Comment cette nouvelle forme de religiosité peut-elle cohabiter avec un fond religieux en France?
Les pratiques actuelles sont de moins en moins susceptibles de s’inscrire dans le système clérical hiérarchique et dans la forme paroissiale assignée à un cadre territorial. Il y a un désajustement total entre le dispositif institutionnel du système romain et les formes de religiosité contemporaine. Mais sans lien à l’institution, les formes précaires et fluides de la sociabilité affinitaire peuvent se dissoudre facilement.
Le catholicisme s’érige aussi en contre-modèle culturel. Comment peut-il s’adapter aux nouvelles normes sociales?
Le catholicisme conserve un ancrage suffisant dans la culture, malgré l’avancée de la sécularisation, pour que l’Église entende exercer une influence sur la société. Mais le processus de son expulsion de la culture contemporaine est plus avancé qu’elle ne le croit.
Elle s’efforce de promouvoir un corps de valeurs alternatives aux valeurs dominantes et ceci n’a rien d’étonnant. Mais si personne ne comprend ou n’entend le langage qu’elle tient, son message est vain. Nul n’est prophète en son pays, mais il ne suffit pas d’être inaudible pour être prophète! (cath.ch/bl)
Une Eglise en mutation
«Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme»: le sous-titre du livre Vers l’implosion ? de Danièle Hervieu-Léger qualifie son propos. En sociologue avertie, en conversant avec son collège Jean-Louis Schlegel, elle dresse un panorama sans complaisance de la confession dominante en France.
La crise des abus sexuels, terrible constat sur des déviances systémiques, a confirmé la rupture entre l’Eglise catholique et la société. Pourtant, tout n’est pas négatif dans le compte de pertes et profits: la vitalité d’un certain nombre d’institutions, de centres spirituels et de mouvements dessine un nouveau visage de l’Eglise. Le livre des deux sociologues atteste de cette diversité porteuse d’avenir. BL