D. Marguerat: «Paul est le théologien de l’avenir, pas du passé»
«Paul a une ambition pour la chrétienté, que la chrétienté n’a pas encore réalisée». Telle est la conviction de Daniel Marguerat. A l’occasion de la sortie de son dernier livre, le théologien-bibliste met en lumière la force du message de l’Apôtre des gentils par l’intermédiaire d’un de ses passages clés, le chapitre XIII de l’Epître aux Romains.
Le théologien, bibliste et historien protestant Daniel Marguerat a publié en avril 2023 l’ouvrage Paul de Tarse. L’enfant terrible du christianisme, aux éditions du Seuil. cath.ch l’a rencontré à son domicile.
«N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel, car celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi» (RM, 13 :8). En quoi cette phrase est-elle significative de la pensée de Paul?
Daniel Marguerat: En disant cela, Paul se place pleinement comme héritier de Jésus. Il rappelle le passage de l’Evangile qui dit: «Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force». Et «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», soulignant qu’il «n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là». Paul interprète donc la loi juive à partir de l’impératif de l’amour d’autrui. Pour l’apôtre, c’est le résumé même de la Torah, que Jésus a mise en œuvre de manière très forte. C’est un élément central de la théologie paulinienne. Comme le Christ, il ne veut pas remplacer la Loi, mais lui donner son vrai sens.
Dans quel cadre Paul prononce-t-il cette phrase?
Il est en effet très important de contextualiser les écrits de Paul. Cela aide certainement à comprendre pourquoi il a pu dire telles choses à tels moments. De manière générale, l’Epître aux Romains survient alors que l’apôtre s’apprête à évangéliser l’Espagne. Pour cela, veut demander une aide aussi bien matérielle que spirituelle pour cela à la communauté présente dans la capitale de l’empire.
«Paul se défend tout d’abord d’être un ‘casseur de Torah’»
Pour ce faire, il présente si l’on peut dire sa «carte de visite». Alors qu’avec ses autres lettres, il s’occupe plutôt d’arbitrer des désaccords dans les diverses églises naissantes, il adopte dans cette magnifique épître des considérations plus générales. Sachant qu’il est déjà âgé et à la fin de son activité missionnaire, il y fait en quelque sorte le bilan de sa théologie.
Comment le fait-il?
Dans les huit premiers chapitres, il déploie une «fresque» de l’histoire du Salut. Pour montrer que l’histoire du monde a basculé, parce qu’avec le Christ est venue l’ère de la grâce, de l’Esprit. Dans les chapitres 9 à 11, il traite du destin d’Israël. Il essaye de rendre compte du fait que le peuple juif reste le peuple choisi par Dieu, quand bien-même sa majeure partie refuse le message du Messie qui lui est envoyé. Dans les chapitres 12 à 14, il aborde des problèmes éthiques et moraux, il applique sa théologie aux comportements humains.
Que veut-il principalement montrer?
Il se défend tout d’abord d’être un «casseur de Torah», ce qui lui a été reproché à maintes reprises. Il a évangélisé les juifs et les païens sans jamais exiger qu’ils respectent la loi juive, avec toute sa ritualité. Sa réponse a été de dire: «Je ne transgresse pas du tout la Loi, parce que la Torah vise principalement à mettre en œuvre l’amour du prochain, et quand nous le respectons cela, nous respectons l’essentiel de la Loi.
Mais Paul tient aussi à respecter les sensibilités locales…
Oui, Paul ne joue vraiment pas au révolutionnaire. C’est un théologien réaliste, fin et rusé. Tout d’abord, il se rend compte de la «précarité» des nouvelles communautés chrétiennes et notamment de celle de la capitale de l’empire. Les Romains sont à vrai dire très tolérants concernant les croyances religieuses, contrairement à ce que l’on peut croire. Ils le sont beaucoup moins concernant tout ce qui pourrait troubler l’ordre public. Il est probable qu’en filigrane des paroles de Paul, il y ait cette attention à ne pas paraître vouloir bousculer l’ordre établi.
On peut aussi se comprendre en ce sens le début de Romains XIII: «Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu» (RM, 13:1)
Certainement. Le contexte l’oblige à choisir soigneusement ses mots et ses tournures de phrases. Ainsi, il convient d’interpréter ce passage en y incluant la phrase qui suit: «(…) Car elle [l’autorité] est au service de Dieu pour t’inciter au bien» (RM, 13:4). L’injonction à la soumission devient donc conditionnée au fait que l’autorité réponde à sa vocation d’être au service de Dieu et d’inciter au bien.
«Je suis convaincu que nous avons créé l’image d’un Paul ‘de seconde main’»
La lecture classique longtemps défendue de soumission aveugle aux autorités était forfaitaire et non subtile. Au 21e siècle, on peut constater qu’à maintes reprises les autorités politiques ont cherché à défendre leur propre pouvoir, qu’elles ne se sont reconnues ni au service de Dieu, ni dans l’injonction d’inciter au bien. Dans ce cas, la soumission requise devient inadéquate. Mais il a fallu longtemps pour que le regard théologique s’aiguise.
Les «préjugés» de lecture sur Paul sont l’une des choses que vous dénoncez dans votre livre…
Absolument. Je suis convaincu que nous avons créé l’image d’un Paul «de seconde main», qui a été filtré par 2000 ans de lecture chrétienne. Ces traditions de lecture lient souvent les textes de Paul à l’inverse de ce qu’ils veulent dire. L’apôtre a été pris en otage pour défendre des causes idéologiques, notamment d’un patriarcalisme qui puisait ses convictions bien ailleurs. Parler par exemple d’un Paul anti-féministe est une contre-lecture complète.
Le christianisme a-t-il souffert de cette mauvaise compréhension de Paul?
Selon moi, la chrétienté a surtout mis en avant l’amour de Dieu par rapport à celui du prochain. Mais, comme saint Paul le rappelle sur la base de l’Evangile, l’amour de Dieu n’a aucune légitimité sans l’amour du prochain. L’histoire du christianisme a souvent été bien loin d’illustrer cet aspect, elle a même souvent montré le contraire. On a brandi les convictions dogmatiques pour tuer celui qu’on jugeait comme hérétique. Il faut admettre que nous avons une histoire obscure. Même s’il y surgit quelques étincelles, telles que saint François d’Assise. Le christianisme ne doit pas vivre d’une fidélité à la tradition, mais d’une fidélité à l’Evangile. Le problème est que le propre de toute institution est de maintenir son pouvoir. Et cela peut l’amener à contredire les principes-mêmes qui l’ont fondée.
Comment décririez-vous brièvement le rôle de Paul dans la Bible et dans le christianisme?
Je dirais que c’est l’homme providentiel. Il a surtout permis au christianisme de sortir de son statut de secte juive pour s’ouvrir à l’universalité. Il a été le premier à formuler l’identité chrétienne en dehors du monde culturel juif.
Mais c’est aussi un génie théologique. Sa pensée, non pervertie par les interprétations, est si forte et si radicale qu’il se place non derrière, mais devant nous. C’est le théologien de notre avenir, pas de notre passé. Un seul exemple: il a mis en place des communautés dans lesquels tous les baptisés, qu’ils soient hommes ou femmes, sont égaux en dignité et en droit. Qui est le conservateur aujourd’hui? Comme je le dis dans la conclusion de mon livre: Paul a une ambition pour la chrétienté, que la chrétienté, aussi bien du côté catholique que protestant, n’a pas encore réalisée. (cath.ch/rz)