«Crimes et châtiments» dans l’ancien Évêché de Bâle et à Fribourg
La Suisse romande a été un haut-lieu de la chasse aux sorcières du 15e au 18e siècle. Les historiens se penchent de plus en plus sur ce phénomène, en dépouillant systématiquement les archives de l’époque. C’est le cas dans le Jura et à Fribourg.
Depuis 2022, les Archives de l’ancien Évêché de Bâle (AAEB), basées à Porrentruy, numérisent et transcrivent peu à peu des centaines de milliers de pages de procédures judiciaires. Elles mettent désormais à disposition des chercheurs et du public ces sources inédites dont beaucoup sont liées aux procès en sorcellerie.
Baptisé «Crimes et châtiments», le projet se donne pour objectif de mettre à la disposition des chercheurs et du public l’ensemble des procédures criminelles archivées par les AAEB à Porrentruy. Un corpus important, en français et en allemand, avec quelques documents en latin et en italien datés de 1461 à 1797, soit pas moins de 160’000 pages couvrant 25 mètres de rayonnages.
Une grande richesse pour l’histoire
«Un projet notable pour la grande richesse de ses sources et leur mise en valeur progressive», souligne pour le Journal du Jura Jean-Claude Rebetez, conservateur des archives. L’intérêt de ces documents est «qu’ils racontent des histoires qui fourmillent de détails sur les rapports de l’époque avec la nature, les relations interpersonnelles et sociales, la vie quotidienne, la condition des femmes, etc.»
«Ces documents racontent leur époque.»
Transkribus travaille avec l’IA
Pour analyser ces actes de procès criminels et de sorcellerie, l’aide de l’intelligence artificielle a été décisive afin de déchiffrer les écritures. Issue de deux programmes de recherche européens coordonnés par l’Université d’Innsbruck, la plateforme Transkribus a fait un travail très efficace. «Cette transcription progressive met en premier l’accent sur les pages les plus anciennes et les plus difficiles à lire», relève Jean-Claude Rebetez. Le quart de ces transcriptions automatiques ont déjà été corrigées, étant entendu que l’IA ne vaut pas l’intelligence humaine. Interpréter des textes juridiques en français et allemand des 16e et 17e n’est en effet pas chose aisée.
Sur le corpus complet, près de 5’000 pages concernent des procédures menées contre des personnes accusées de sorcellerie. Environ 80% sont désormais en ligne, sur le site internet des AAEB.
Au sabbat sur un balai
Maladie et mort inattendues de chevaux, cultures détruites par les insectes ravageurs, vaches qui ne donnent plus de lait, empoisonnements, maléfices en tous genres, les dénonciations pour sorcellerie reflètent l’imaginaire d’une époque où la raison scientifique est encore loin de pouvoir expliquer les phénomènes climatiques ou les maladies.
A partir de cette documentation procédurale, l’archiviste Damien Bregnard et la philologue Elodie Paupe ont compilé un «abécédaire des sorcières» qui offre une porte d’entrée sur un monde aussi surprenant que révolu. On y apprend par exemple que de nombreuses sorcières ont avoué (lors d’interrogatoires souvent sous la torture NDLR) qu’elles «se sont rendues à des sabbats en volant sur un balai, parfois sur une fourche ou un simple bâton – le symbole phallique est transparent. Mais attention! La sorcière doit au préalable enduire l’objet d’une graisse ou d’une poudre qui lui donnera la puissance de voler. De plus, si l’on en croit Madeleine Langel, de Courtelary, voyager sur un balai n’est pas si facile: elle-même affirme n’y être jamais parvenue, même si une vieille sorcière lui a montré comment prendre son envol, faire quelques pirouettes puis sortir de la maison par la cheminée pour se rendre au sabbat par la voie des airs.» La plupart y sont allées plus prosaïquement à pied ou à cheval.
Près de 100 exécutions à Fribourg
A Fribourg, l’archiviste Lionel Dorthe et sa collègue Rita Binz-Wohlhauser ont également mené un patient travail de six ans pour l’édition des procès en sorcellerie tenus dans la cité de la Sarine entre le 15e et le 18e siècle.
A Fribourg comme dans le Jura, des dizaines de victimes des chasses aux sorcières et aux sorciers ont péri sur le bûcher. Des centaines de personnes ont été inquiétées, suspectées, torturées. Leur seul crime était le plus souvent de sortir de la norme, explique Lionel Dorthe pour le journal de l’Université Alma & Georges.
«Il en fallait peu pour tomber dans les griffes de la justice pour fait de sorcellerie et risquer le bûcher.»
A partir du 15e siècle, l’idée s’est répandue que des sectes d’adorateurs du diable se liguaient contre la chrétienté, conduisant à travers l’Europe à de nombreuses vagues de chasses aux sorcières, aussi bien dans le monde protestant que catholique. Suspicions et dénonciations culminèrent aux 16e et 17e siècles (soit bien après le Moyen-Age! NDLR). Du paysan prospère au vagabond, de la femme veuve ou sans mari à l’adolescent livré à lui-même, il en fallait alors peu pour tomber dans les griffes de la justice pour fait de sorcellerie et risquer le bûcher.
Un quart de condamnations à mort
Sur les 360 procès conduits par le bras séculier de la Ville et République de Fribourg entre 1493 et 1741, environ un quart des instructions ont abouti à la mort des condamnés soit pas loin d’une centaine. «Le bannissement était quant à lui prononcé par les juges dans près de la moitié des cas. Il pouvait être de deux ordres. Soit les personnes devaient quitter le territoire fribourgeois, soit elles se trouvaient cantonnées aux frontières de leur paroisse», explique Lionel Dorthe. Moins souvent, il arrivait que les juges lèvent les charges et relâchent les personnes.
«Ne pas jeter ces victimes dans les oubliettes de l’histoire, mais faire œuvre de mémoire.»
La traque du bouc émissaire
Pour Lionel Dorthe, il faut dépasser une certaine historiographie qui voyait dans les sorcières des femmes rebelles contre l’ordre patriarcal et religieux, porteuses de savoirs cachés, sortes de féministes avant l’heure. D’abord parce que les accusations peuvent aussi toucher des hommes (1/3 des condamnés à Fribourg) mais encore parce que, même si les marginaux sont majoritaires, toutes les couches sociales et tous les âges sont concernés. Enfin les accusations contre les femmes proviennent essentiellement d’autres femmes.
On trouve des régions, des villages, voire des familles davantage touchés. L’historien suggère d’y voir une réponse à la vulnérabilité des populations rurales face au climat et aux épidémies, dans une dynamique de bouc émissaire présente dans toutes les cultures.
Pour l’historien, il convient de ne pas jeter ces victimes dans les oubliettes de l’histoire, mais il est au contraire nécessaire de faire œuvre de mémoire et chercher à comprendre. (cath.ch/ag/mp)
Une sentence aussi brève que glaçante
Le cas de Marguerite, épouse Perrin, de Bressaucourt, en 1613, illustre le déroulement d’un procès en sorcellerie. Tout commence par une supplique en allemand adressée par la communauté de Bressaucourt au prince-évêque pour accuser Marguerite. Les dépositions des témoins sont recueillies entre le 18 mai et le 15 juillet 1613. Le résultat de cette enquête est présenté à la Cour qui ordonne d’arrêter Marguerite pour l’interroger sous la torture si nécessaire.
Le prévôt résume des griefs contre Marguerite: mort d’animaux, verger envahi de vermine et de chenilles, refus de céder du foin… Les premiers interrogatoires sont menés au château de Porrentruy du 16 au 23 juillet. Marguerite nie malgré la torture et ne dit vouloir aucun mal à tous ses accusateurs qu’elle tient pour des gens de bien.
Suite et fin des interrogatoires, du 26 juillet au 2 août. Aveux de Marguerite après de nouvelles tortures. Aveux définitifs de Marguerite le 9 août, dans lesquels elle admet un pacte avec le diable et sa participation à des sabbats de sorcières. Le dernier acte est la sentence de mort prononcée et exécutée le jour même. Elle est suivie d’un inventaire des biens de Marguerite et de son mari dressé le 23 août en vue du remboursement des frais de la cause. MP