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Suisse

Conversion à l’islam: de l’euphorie à l’apostasie

En Suisse, les conversions à l’islam ne sont pas toujours réussies. À quelles difficultés un converti musulman fait-il face? Pourquoi décide-t-il de quitter sa religion? A quoi doit-il s’attendre? Regard croisé de deux spécialistes sur le parcours de Aïcha, protagoniste du documentaire «Shalom Allah», qui a tourné le dos à l’islam.

Dans «Shalom Allah», le documentaire du réalisateur zurichois David Vogel sorti le 26 août en Suisse romande, le spectateur suit Aïcha, une jeune Suissesse qui découvre l’islam sur Internet. Elle quitte la campagne pour la grande ville, porte le voile, participe à des conférences et applique avec enthousiasme et zèle les règles de sa nouvelle religion. 

Peu à peu, elle se met à douter de son choix. L’euphorie n’est plus là. Elle enlève le voile, reprend son prénom d’origine et quitte la pratique rigoriste de l’islam: «Je me voyais uniquement comme musulmane, explique-t-elle au réalisateur. Désormais, je me vois plutôt comme une Suissesse, une étudiante en informatique et une musulmane. Ça fait partie de mon identité.»

Jean-François Mayer, historien et spécialistes des religions|© Jacques Berset

Historien et spécialiste des religions, Jean-François Mayer, qui a visionné le film, analyse l’évolution de la jeune femme: «Lorsque Aïcha dit qu’elle ne voyait que son identité musulmane, elle n’avait en réalité pas perdu ses autres identités, elle ne voulait voir que cette identité-là. Et il y a un moment où elle prend conscience que son identité ne peut pas se réduire à l’islam.»

Conversion et capital culturel

Revenant sur ce qui se joue au début du parcours de tout converti, le spécialiste poursuit: «Quand nous nous convertissons, nous engageons aussi notre capital culturel, et certaines recherches sociologiques suggèrent que moins on a à sacrifier son capital culturel, plus la conversion sera aisée.»

«Certaines recherches sociologiques suggèrent que moins on a à sacrifier son capital culturel, plus la conversion sera aisée.»

Jean-François Mayer

Pour Roberto Simona, auteur d’une thèse sur les processus de conversion en Suisse, du christianisme à l’islam et de l’islam au christianisme, la nouvelle identification du converti est plus visible chez les convertis musulmans que chrétiens: «Ils pratiquent la prière, le jeûne, suivent des préceptes par conviction personnelle et se rendent ainsi visibles au travail. C’est le cas de ceux qui appliquent les cinq prières par jour ou de la convertie qui porte le foulard.»

Le sacrifice était-il trop lourd?

Aïcha a-t-elle tourné le dos à l’islam parce que le sacrifice était trop lourd? Parce qu’elle a sous-estimé l’impact de sa conversion au plan familial, social ou professionnel? Elle seule le sait, mais dans le film de David Vogel, lorsqu’elle retourne voir sa famille à la campagne, elle enlève le foulard qu’elle porte. «Les femmes, si elles tiennent à porter le foulard après leur conversion à l’islam, ont un prix beaucoup plus lourd à payer, reconnaît Jean-François Mayer. C’est la question de la tolérance par rapport aux signes religieux dans l’espace public».

Or lorsque quelqu’un se convertit, il ne franchit pas seulement une frontière religieuse, mais aussi culturelle, rappelle le spécialiste des religions: »A l’extrême et sans nécessairement le formuler de cette façon, l’entourage du converti peut avoir le sentiment que celui-ci a traversé une frontière invisible, comme s’il était passé l’ennemi et qu’il avait trahi quelque chose.» 

Etrangers dans leur propre pays

Spécialiste de la liberté religieuse et des minorités chrétiennes en pays musulmans, Roberto Simona l’a aussi constaté durant les dix ans passés à l’écoute des convertis: «Dans un certain sens, les convertis suisses à l’islam se déracinent de leur contexte et doivent s’intégrer dans un autre groupe dont ils sont en train de s’approprier la religion. Ils doivent cependant se faire accepter – avec leur nouvelle identité religieuse – dans l’environnement où ils ont grandi. En quelque sorte, ils sont devenus des étrangers.»

«Dans un certain sens, les convertis suisses à l’islam se déracinent de leur contexte et doivent s’intégrer dans un autre groupe dont ils sont en train de s’approprier la religion. En quelque sorte, ils sont devenus des étrangers.»

Roberto Simona
Roberto Simona, auteur d’une thèse sur les processus de conversions en Suisse | © Jacques Berset

Pour Jean-François Mayer, se convertir à l’islam implique une démarche plus délicate qu’annoncer par exemple sa conversion au bouddhisme zen: «Il y a une acceptabilité sociale qui est plus grande pour certaines religions à cause de la perception qu’on en a en Suisse et en Europe, aujourd’hui». 

Le droit des femmes dans l’islam 

Autre raison du revirement de Aïcha, la question du droit des femmes dans l’islam: «Certains hommes dictent les règles, et pour moi, ça ne jouait pas», dit-elle dans le film «Shalom Allah». Le débat sur la femme dans l’islam occupe depuis des décennies les communautés: »Il existe toute une littérature autour de la situation problématique de femmes en contexte musulman. A celle-ci répondent des prises de position musulmanes contestant l’imposition universelle de modèles féministes occidentaux et y répliquant par différentes formes de féminisme islamique.»

Aïcha, qui s’appelle aujourd’hui de nouveau Nicole, a fini par quitter l’islam. «Autant un converti est très apprécié dans la communauté musulmane parce qu’il incarne comme une preuve supplémentaire de l’attrait et de la véracité de l’islam, autant un apostat est souvent considéré comme un traître dans les approches musulmanes classiques», analyse Jean-François Mayer.

«Un apostat est souvent considéré comme un traître dans les approches musulmanes classiques»

Jean-François Mayer

Apostasie

Apostasie. Le mot est lâché. Le 11 juillet 2020, le Soudan a mis fin à la peine de mort en cas d’apostasie de l’islam, c’est-à-dire pour les musulmans décidant de quitter leur religion. Or dans de nombreux pays musulmans, la condamnation des apostats est encore sujette à la peine de mort, ou condamnable pénalement (voir encadré). Pour les musulmans, l’abandon de sa religion implique un risque plus élevé que pour les chrétiens, selon Roberto Simona: «Certains d’entre eux, convertis au christianisme, affirment risquer la prison ou la vie dans leurs pays d’origine, où la conversion n’est pas acceptée.»

«Dans le Coran, expose Roberto Simona, nous retrouvons des avertissements similaires à ceux de l’Ancien Testament pour les personnes qui se détachent de leur croyance en Dieu et quittent l’islam, comme dans un des versets de la Sourate 2: «Or, ceux d’entre vous qui renieront leur foi seront voués au châtiment du feu.» Des châtiments qui ne seront de loin pas toujours appliqués, encore moins en Occident, et qui sont remis en question par certains intellectuels musulmans, souligne Jean-François Mayer, «mais l’enjeu n’est pas du tout négligeable». «Pour l’islamologue Yohanan Friedmann, poursuit Roberto Simona, l’obligation de conserver sa propre foi est une manière de protéger l’intégrité d’une communauté.»

«Pour l’islamologue Yohanan Friedmann, l’obligation de conserver sa propre foi est une manière de protéger l’intégrité d’une communauté.»

Roberto Simona

Liberté religieuse respectée

Aïcha risque-t-elle d’avoir des ennuis? «En Suisse, on vit dans un pays où la liberté religieuse est respectée et dans lequel les institutions religieuses respectent la loi, assure Roberto Simona, mais la pression vient de la communauté avec laquelle le converti est en contact». «Légalement, il est possible de quitter la communauté religieuse de l’Islam, l’Umma, mais théologiquement, il n’est pas possible d’annuler la shahada, la profession de foi musulmane», précise Farhad Afshar, président de la Coordination des organisations islamiques suisses (COIS) et membre du Conseil suisse des religions (CSR). Une vision que nuance Jean-François Mayer: «Pour quelqu’un qui se convertit, quitter ensuite l’islam n’est pas une démarche si simple. Rien ne l’en empêche, en tout cas dans un pays occidental, mais les réactions de certains membres de la communauté vont être très négatives.»

«Théologiquement, il n’est pas possible d’annuler la profession de foi musulmane», précise Farhad Afshar, président de la COIS | © DR

Difficile de sortir de l’islam

En 2015, Gottfried Locher, alors président de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (ndlr, aujourd’hui Eglise évangélique réformée de Suisse, EERS) et membre du Conseil suisse des religions (CSR), admettait publiquement qu’il était difficile de sortir de l’islam: «On doit pouvoir quitter librement sa religion en Suisse et il faudra trouver une position commune avec les musulmans.» Une telle position a-t-elle été trouvée depuis? «Non, répond Farhad Afshar, cette question n’a jamais été abordée dans le cadre du Conseil suisse des religions.»

«Ce qui est frappant, conclut Jean-François Mayer, c’est que nous vivons dans un environnement qui considère la religion comme une affaire privée, mais quand se font certains choix religieux, on ne les considère plus entièrement comme des affaires privées.» (cath.ch/cp)

Quitter l’islam: ce que dit le droit islamique
Dans la foi musulmane, on entend par apostasie tant le fait de se convertir à une autre religion que celui de se déclarer athée et de renier l’islam. Le droit islamique traditionnel sanctionne l’apostasie par une peine de mort. C’est toujours le cas en Arabie Saoudite, au Brunei, en Afghanistan, au Qatar, au Yémen, en Mauritanie et aux Emirats arabes unis, même si la peine capitale est souvent commuée en peine de prison. Deux courants s’opposent: pour les salafistes, le Coran permet de justifier l’application de la peine capitale à l’apostat, mais pour les réformateurs «libéraux», au contraire, il expose explicitement la liberté de religion. En 2013, l’apostasie de l’islam était couverte par les lois pénales de 23 pays à majorité musulmane. Dans les autres pays musulmans plus modérés, l’apostasie reste lourde de conséquences: l’apostat ne peut plus hériter d’un parent musulman, son mariage avec un conjoint musulman est dissous sans jugement, tout remariage lui étant interdit. Il perd en outre la garde de ses enfants. La «mort civile» a remplacé la peine capitale. CP

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26 août 2020 | 17:00
par Carole Pirker
Temps de lecture : env. 7  min.
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