Conques, «un lieu pour renaître»
Par Emmanuel Tagnard
Etape incontournable sur le chemin français de Saint-Jacques de Compostelle, la communauté des Prémontrés de l’abbaye de Conques, dans le département de l’Aveyron, accueille cinq fois par an de jeunes Africains rescapés de l’enfer de la migration. Ils y soignent leurs traumatismes subis durant leur voyage vers l’Europe.
Fatoumo, Sophia, Victoria, Cherif, Haylat, Hervé, Michael, Soumah… Leur point commun? Agés entre 20 et 30 ans, ils ont fui Djibouti, la Guinée Conakry ou la République Démocratique du Congo avant de subir l’enfer des prises d’otages en Lybie. Ils ont traversé la Méditerranée sur des embarcations de fortune.
Certains sont en attente d’être régularisés. Tous passent une semaine dans un des plus beaux villages de France pour soigner leurs blessures intérieures et se ressourcer. Originaire du Nigéria, Victoria se sent bien ici: «La nature autour de Conques me rappelle l’Afrique», affirme-t-elle en souriant. Arrivée il y a trois ans en France, cette jeune femme de 29 ans termine son diplôme d’aide-soignante.
L’âme du village
Cinq fois par an, un groupe composé de dix jeunes survivants vient à Conques. Dans ce décor exceptionnel, les jeunes participent pendant une semaine à des atelier d’art-thérapie mobilisant la musique, la danse et le chant. Une équipe d’intervenantes attentionnées ainsi qu’une psychologue les encadrent avec bienveillance et efficacité.
Pour frère Pierre-Adrien, chanoine Prémontré de Conques, l’âme du village soutient le chemin de libération intérieure des jeunes survivants comme celui des pèlerins de Compostelle. «Ce n’est pas du folklore! L’hospitalité est notre devoir. Sainte Foy agit ainsi en profondeur».
«Voyage en barbarie»
Cette étonnante aventure a débuté en 2014. Un article du quotidien Le Monde bouleverse frère Pierre-Adrien: Cécile Allegra, grand reporter, y décrit les tortures que subissent les otages captifs des trafiquants d’êtres humains dans le Sinaï. A l’époque, la journaliste finalise «Voyage en barbarie», un documentaire bouleversant qui donne la parole à de jeunes migrants enlevés par des bédouins tortionnaires.
Le film est un choc pour frère Pierre-Adrien: «J’ai réalisé que le risque pour les trafiquants d’êtres humains était nul en s’attaquant à de pauvres migrants torturés pendant que leurs parents restés en Erythrée sont rançonnés par téléphone portable».
Sous la protection de sainte Foy
Le religieux est révolté. Et pour cause: son abbaye assure depuis 863 la garde des reliques de sainte Foy, patronne des prisonniers et des otages. «Quand j’ai vu le film de Cécile Allegra, je me suis demandé ce que pourrait faire sainte Foy pour aider ces survivants à dépasser leurs lourds traumatismes». Il contacte alors la journaliste, surprise par sa démarche. Avec frère Cyrille, son prieur, il la rencontre à Paris. «Comment pouvons-nous agir concrètement?» «En faisant connaître ces drames humains et aidant à soigner ces souffrances», leur répond la réalisatrice.
Les chanoines organisent alors en 2015 une exposition dans l’église abbatiale de Conques, vue par 500’000 visiteurs, suivie d’un colloque intitulé «Réfugiés d’Erythrée, capturés et torturés, quelle espérance?».
«Les témoignages des horreurs subies par ces migrants étaient difficilement écoutables», se souvient frère Pierre-Adrien. «Pourtant, on pouvait parler des pires choses de l’humanité sans être aspiré par elles, comme protégé par ce havre de paix. Ici, la nature est magnifique. Conques est une matrice. Un lieu pour renaître». Bien qu’athée, Cécile Allegra estime, elle aussi, que Conques est un lieu réparateur: «j’ai trouvé une forme de communion avec l’Autre que je partage avec les frères de la communauté dans le respect de nos différences».
A mi-chemin entre enfer et paradis
Deux ans plus tard, un des jeunes participants du documentaire tente de se suicider dans un centre de requérants d’asile à Paris. Cécile Allegra prend soudain conscience que, pour ces jeunes, le simple fait d’avoir survécu n’est pas un moteur suffisant pour vivre. «Les traumatismes que subissent ces migrants sont issus d’une logique concentrationnaire avec des conséquences physiques et psychiques catastrophiques», explique la journaliste. Il ne s’agit pas d’un trafic tombant sous le qualificatif de ‘crime organisé’. C’est, en fait, un ‘crime contre l’humanité’ par son ampleur et ses méthodes. Pour l’instant, l’histoire ne veut pas utiliser la bonne sémantique pour nommer ce qui se passe en Libye. Ces jeunes survivants qui arrivent en Europe, sont marqués à vie: le trauma est inscrit dans leur corps et ils n’ont pas de mots pour nommer ce qu’ils ont vécu».
Forte du Prix Albert-Londres 2015, la journaliste fonde alors l’association «Limbo» («Les limbes» en italien). Dans sa Divine comédie, Dante situe cette «ligne de flottaison» en lisière du premier cercle de l’Enfer. Des mécènes soutiennent cette association laïque qui accompagne de jeunes survivants africains sans distinction d’origine, de sexe ou de religion dans leurs démarches de régularisation.
Une tradition d’accueil millénaire
Si les chanoines sont présents lors des repas, ils restent discrets pour ne pas interférer avec le processus thérapeutique. «Parfois des pèlerins de passage sont surpris de croiser des migrants africains au réfectoire. Certains désapprouvent notre démarche. Nous sommes en France et les questions autour de la migration restent sensibles», reconnaît frère Cyrille, le prieur de la communauté. Soutenus par des Conquois fidèles à la tradition millénaire de l’accueil du pèlerin et de l’étranger, les chanoines ont proposé au village d’accueillir en 2017 un couple d’Erythréens avec quatre enfants qui s’est très bien intégré le tissu social local.
L’association a déjà organisé quinze sessions de résilience à Conques. Toujours à la recherche de soutiens financiers, l’association a ouvert un centre d’art-thérapie et de médiation culturelle à Paris, en janvier dernier. «Limbo» poursuit parallèlement ses actions de documentation et de sensibilisation du grand public. L’association plaide pour faire reconnaitre juridiquement le statut de «survivant» qui pourrait accélérer les procédures administratives.
«Je suis persuadée que si l’opinion publique était davantage consciente de cette tragédie, elle agirait en faisant pression sur les institutions européennes qui financent les gardes-côtes libyens, complices des tortionnaires», conclut Cécile Allegra, qui ne veut pas croire à l’indifférence devant de telles souffrances humaines. Elle termine actuellement un documentaire pour France Télévision qui présentera les bienfaits des sessions de Conques. «Le chant des vivants» transmettra en images le souffle de cette expérience hors du commun, comme un chant de fraternité et d’espérance. (cath.ch/et)
L’odyssée de Soumah
En 2015, à l’âge de 25 ans, David est obligé de quitter la Guinée Conakry, laissant sur place son épouse et ses enfants. La vague de terrorisme islamiste au Mali le force à aller en Algérie où il travaille sur des chantiers avec des Chinois. Au fil des rencontres, il se laisse convaincre de tenter sa chance en Europe.
Il passe en Libye par le Maroc mais son chauffeur est de mèche avec des trafiquants d’êtres humains. Le voyage prend fin dans une cour fermée gardée par des Libyens en armes. C’est le début de l’enfer. Les femmes sont violées, les hommes battus. Incapable de payer sa rançon, il est revendu à plusieurs marchands successifs. Il n’a plus que la peau sur les os. Pris de pitié, un de ses tortionnaires décide de l’aider et lui conseille de traverser la Méditerranée: «Ceux qui reviennent sur leurs pas, meurent dans le désert. J’ai donc accepté». 145 personnes s’entassent sur le rafiot gonflable.
«Musulmans comme chrétiens, tout le monde priait » se souvient-il. Certains passagers deviennent fous et tentent de se suicider en se jetant à l’eau. Le cinquième jour, un navire chinois les prend à son bord. David est alors admis aux urgences d’un hôpital sicilien dans un état critique. Il est ensuite transféré dans un centre pour requérants à Naples: «Ce centre nous gardait pour toucher les subventions de l’Etat italien, sans nous aider», souligne-t-il.
Après s’être fait engagé comme cuisinier dans un squat, il se rend en France en traversant les Alpes direction Gap, au péril de sa vie. Un « bon samaritain » l’aiguille sur Saint-Etienne puis Lyon. Cinq ans après son départ, il attend sa régularisation. C’est son second séjour à Conques: «Limbo m’a permis de retrouver qui je suis vraiment» conclut-il, reconnaissant. ET
Conques, grande étape du chemin de Compostelle.
L’ordre des Prémontrés a été fondé en 1121 par saint Norbert. Il suit la règle de saint Augustin. Contrairement aux moines, les chanoines ne vivent pas derrière une clôture. Leur siège est à Mondaye en Normandie. Ils sont 1’300 répartis à travers le monde. Des hospitaliers bénévoles entourent les huit frères Prémontrés de Conques pour assurer l’accueil quotidien des pèlerins qui font escale à l’hôtellerie, le temps d’une nuit réparatrice.
Ne pas manquer l’explication du Tympan du Jugement dernier datant du 12ème siècle par le frère Jean-Daniel à 21h. Son récital d’orgue dans l’église abbatiale fait ensuite retentir les mélodies de Michel Polnareff ou Johnny Hallyday sous les voutes romanes du monument, célèbre pour les vitraux du peintre Soulage et classé par l’UNESCO au patrimoine de l’humanité en 1998. La soirée se conclut avec l’illumination colorisée du Tympan. ET
Accueil de l’abbaye Sainte-Foy, 12320 Conques, France.