Claire-Lise Droz, une moniale dans la ville
Delémont, 17 avril 2015 (Apic) L’accueil n’est pas un vain mot pour la Jurassienne Claire-Lise Droz: il y a 9 ans, elle décidait de quitter son activité professionnelle dans le milieu social pour héberger chez elle les personnes qu’elle accompagnait. «J’aspirais à concrétiser ainsi une vie d’Evangile», confie-t-elle.
Samedi 18 avril, ce désir prendra une forme concrète: protestante et mère de trois enfants aujourd’hui adultes, elle s’engagera personnellement devant un frère de Taizé et différents représentants des Eglises réformée et catholique – dont le vicaire épiscopal Jean-Jacques Theurillat – à la chapelle du Centre Saint-François de Delémont. Retour sur un itinéraire original.
En 2006, vous avez fondé le Centre d’accueil «Cantou», dans votre propre maison, pour accueillir des personnes en souffrance. Quelle est l’origine de cette aventure?
Tout a commencé dans la fragilité. Il y a trente ans, le père des mes trois enfants nous a quittés, une année après la naissance de mon dernier garçon. Je me suis retrouvée dans une situation terrible où l’idéal du mariage et de la protection familiale se sont envolés du jour au lendemain. Il m’a fallu un peu de temps pour choisir de ne pas être victime de cette situation. J’ai puisé le courage dont j’avais besoin dans ma relation au Christ. Il s’était donné pour moi, je pouvais à mon tour me donner pour mes enfants.
J’ai repris une activité professionnelle, pour subvenir à leurs besoins. J’ai travaillé dans le social, auprès de tous les âges de la vie, au chevet de toutes sortes de souffrances. Je comprenais de l’intérieur ce que vivaient ces personnes qui se situent aux «périphéries» de l’existence, pour reprendre le terme de notre frère le pape François.
Entre le travail social en institution et l’accueil chez soi, il y a un pas à franchir…
J’éprouvais une certaine frustration par rapport aux horaires et au salaire. Plus le temps passait, plus je me posais la question du pourquoi de mon engagement: suis-je là pour faire des heures? Pour avoir un salaire? J’aspirais à accueillir les personnes sans horaires.
Tant que mes enfants étaient à la maison, il était normal de travailler en institution, mais quand le dernier est parti, la question a pris une nouvelle ampleur.
Quel a été l’élément décisif qui vous a fait quitter le cadre institutionnel?
Un jour de 2006, on m’a demandé de changer mes horaires de travail, ce qui m’empêcherait de poursuivre les cours de français que je donnais à des mamans migrantes. J’ai prié toute la nuit et, le lendemain, j’ai donné ma dédite. Je savais que ce saut dans le vide allait concrétiser une vie d’Evangile.
Je me suis alors retrouvée seule chez moi, à Delémont. Et puis une femme âgée est arrivée; puis une jeune fille. Les autres locataires de la maison sont partis à cette période, ce qui m’a permis de louer aussi les appartements du rez-de-chaussée et du deuxième étage. Au début, je n’avais pas grand-chose. J’avais juste quelques ruches. Cette année-là, la production fut incroyable. J’étais la première sur le marché à avoir du miel et, au fur et à mesure que j’en vendais, j’achetais des lits, des duvets et des meubles. La maison s’est «montée» comme ça. C’était beau à vivre, comme si la Providence prenait une forme tangible.
Quelles sont les personnes que vous accueillez?
Des personnes de tout âge en difficultés. Des enfants, des jeunes, des adultes et des personnes âgées. Je peux accueillir jusqu’à huit personnes pour des durées variables. Ils viennent d’eux-mêmes ou par les services sociaux.
Comment se passe la vie au quotidien?
Chaque personne participe au bon déroulement de la journée avec ses rythmes, ses tâches, ses joies et ses moments de repos. Toutes ont leur propres activités durant la journée: l’école, un apprentissage, un travail ou des occupations personnelles. Le repas est le moment de rencontre privilégié où nous nous retrouvons tous autour de la table pour échanger.
Si vous ne deviez retenir qu’un seul événement, un «fioretto» de ces neuf dernières années, quel serait-il?
Il y en a tellement [silence]. Il y a quelques années, je recevais deux frères de neuf et douze ans qui ne se supportaient pas. C’était violent. Un jour, arrive une femme sidéenne. Une affaire sordide: elle n’avait rien dit à son mari et, au moment où il l’avait appris, il l’avait jeté à la porte manu militari. Elle est arrivée pour un court séjour. Lors du premier repas, elle n’arrêtait pas de pleurer. A table, les deux garçons, qui s’étaient tenus miraculeusement à carreaux jusque là, se sont mis à se chamailler. Le plus grand a dit au plus petit quelque chose du genre: «T’es nul, t’es qu’un con!» Et tout à coup, cette femme est sortie de son marasme. Elle a rétorqué au plus grand: «Mais tu es en pleine crise d’adolescence, toi!» Elle est instantanément sortie de sa bulle, elle était dans la vie. Ils ont commencé à parler ensemble, à partager des choses de leur vie. C’était vraiment magique. Je ne savais pas ce que je pouvais faire, j’étais démunie et ce sont eux qui ont tout fait!
S’il y a des heures lumineuses, les heures sombres doivent aussi faire partie de votre quotidien…
Oui, bien sûr! Il m’arrive de ne pas pouvoir accueillir des personnes, parce que leurs cas sont trop lourds. Il m’est également arrivé de devoir demander à certaines personnes de partir. Nous avons une charte que les personnes signent en arrivant. S’ils ne la respectent pas, je suis contrainte de leur dire de partir. Ce sont des expériences extrêmement difficiles, des décisions que je prends après avoir longuement réfléchi et prié. Ce fut le cas pour une jeune fille complètement prise par la drogue. Un jour, j’ai remarqué qu’elle m’avait volé de l’argent. J’ai téléphoné à un assistant social en lui disant qu’elle devait partir. Elle a pleuré dans mes bras toute la nuit, mais j’ai tenu le coup.
N’auriez-vous pas dû être davantage miséricordieuse et lui laisser une seconde chance?
Vous savez, parfois, la plus grande miséricorde, c’est de savoir dire non.
N’avez-vous jamais eu la tentation de baisser les bras?
Jamais. Toute mon activité est soutenue par la prière. Je prie trois fois par jour, le matin, à midi et le soir. Tout a commencé par la prière et l’accueil en est le fruit. Si je ne priais pas, il n’y aurait plus rien. C’est aussi l’occasion de remettre à Dieu toutes les personnes accueillies, les tensions et les difficultés. Souvent j’ai l’impression que la grâce «dégouline» de la chapelle, qui se trouve dans le grenier, sur toute la maison.
Samedi, vous vivrez votre engagement de vie dans la chapelle du centre Saint-François de Delémont. Quelle est cette démarche?
C’est une reconnaissance de l’Eglise et un choix que je fais: je choisis l’obéissance, la pauvreté et la chasteté. Mais je ne suis pas catholique donc, aux yeux de l’Eglise, ce n’est ni une consécration, ni une reconnaissance, ni même une bénédiction. Nous avons longuement réfléchi à la forme que pouvait prendre un tel engagement avec le vicaire épiscopal, Jean-Jacques Theurillat et des responsables des communautés protestantes. Nous sommes arrivés à la conclusion que tout allait se dérouler en prière. Je vais prier et dire au Seigneur que je m’engage. Il y aura des représentants des Eglises catholiques et protestantes, ainsi qu’un frère de Taizé, une communauté à laquelle je suis liée de cœur.
Est-ce que cet engagement est bien reçu par les communautés chrétiennes?
Cela dépend des personnes. Mais je crois que je m’inscris dans le sillage de notre frère le pape, qui fait beaucoup bouger les lignes.
Une fois votre engagement prononcé, que direz-vous de vous-même? Quelle sera votre identité?
Une moniale au cœur de la ville. (apic/pp)