Charles de Foucauld: Une quête d'absolu jamais assouvie
par Maurice Page
100 ans après sa mort, le 1er décembre 1916, il continue de fasciner et d’interpeller. Le vicomte Charles de Foucauld a connu mille vies, toutes plus romanesques les unes que les autres. Avec toujours le même fil rouge, une quête d’absolu jamais assouvie.
Officier de cavalerie dissipé, explorateur et géographe brillant, moine trappiste en Ardèche et en Syrie, jardinier à Nazareth, prêtre, ermite au Sahara, spécialiste de la civilisation touareg, avant de mourir assassiné, Charles de Foucauld s’est beaucoup raconté à travers ses très nombreuses lettres à sa famille, ses amis, ses supérieurs, ses ‘cahiers’ où il consigne ses réflexions quotidiennes ou encore ses publications scientifiques.
Son existence hors du commun a suscité pas moins d’une trentaine de livres, plusieurs films et deux bandes dessinées. Sa dernière biographie, celle de Pierre Sourisseau, publiée pour le centenaire de sa mort, ne compte pas moins de 700 pages. Sa famille spirituelle rassemble aujourd’hui vingt groupes comprenant plus de 13’000 membres à travers le monde.
Une famille aristocrate aisée
Charles naît le 15 septembre 1858, dans une famille d’aristocrates fortunés les de Foucauld, à Strasbourg. Il racontera que son premier souvenir est la prière que sa mère lui fait réciter matin et soir: «Mon Dieu, bénissez papa, maman, grand-papa, grand-maman, grand-maman Foucauld et petite soeur». Sa mère meurt d’une fausse couche en 1864, suivie par son père et sa grand-mère, la même année. Charles, 6 ans, et sa sœur Marie, 3 ans, sont alors pris en charge par leur grand-père maternel. «J’ai toujours admiré la belle intelligence de mon grand père dont la tendresse infinie entoura mon enfance et ma jeunesse d’une atmosphère d’amour dont je sens toujours avec émotion la chaleur.»
Le 28 avril 1872, Charles fait sa première communion. Il est confirmé le même jour, mais il s’éloigne de la foi peu après. «Je demeurai douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité, et ne croyant même pas en Dieu, aucune preuve ne me paraissant assez évidente.» écrira-t-il.
Le ‘Gros Foucauld’ aime les plaisirs et les fêtes
Intelligent et doué, quoique paresseux, Charles étudie facilement et développe un goût marqué pour la lecture. Il intègre l’école militaire de Saint-Cyr. Après deux ans d’études, il devient officier. Son grand-père vient de mourir et il reçoit un très confortable héritage. Il n’a pas 20 ans et rejoint alors l’école de cavalerie de Saumur où il mène une vie dissolue, cherchant son plaisir dans la nourriture et les fêtes.
«J’étais moins un homme qu’un porc»
On l’appelle le ‘gros Foucauld’.»Je dors longtemps. Je mange beaucoup. Je pense peu.» Il s’emploie à dépenser son patrimoine en soirées agitées avec ses compagnons de chambrée, faisant venir des prostituées de Paris. Puni de nombreuses fois pour indiscipline et désobéissance, il termine dans les derniers de sa promotion. Le même style de vie se prolonge à Pont-à-Mousson au 4e régiment de Hussards, où il se met en concubinage avec une actrice parisienne. «J’étais moins un homme qu’un porc», se jugera-t-il plus tard.
Emerveillé par l’Afrique du Nord
Envoyé à Sétif, en Algérie, en octobre 1880, Charles est fasciné par l’Afrique du Nord. «La végétation est superbe: palmiers, lauriers, orangers. C’est un beau pays! Pour moi, j’en ai été émerveillé.» Mais comme il a fait venir avec lui sa concubine, alors que le colonel le lui avait interdit, il est renvoyé dès février 1881. Il se retire à Evian, avant de demander quelques mois plus tard sa réintégration et pour cela de rompre avec son amie. Il rejoint ses camarades en Tunisie où il se révèle comme un meneur d’hommes remarquable. «C’est très amusant: la vie de camp me plaît autant que la vie de garnison me déplaît. J’espère que la colonne durera très longtemps; quand elle sera finie, je tâcherai d’aller ailleurs où on se remue.»
Explorateur clandestin au Maroc
De retour en garnison, il s’y ennuie et démissionne de l’armée pour entreprendre un voyage d’exploration au Maroc, royaume alors complètement fermé aux étrangers. Déguisé en rabbin et accompagné d’un marchand juif, il entre dans le pays le 10 juin 1883 et le parcourt durant presque un an. «En marche, j’avais sans cesse un cahier de cinq centimètres carrés caché dans le creux de la main gauche ; d’un crayon long de deux centimètres qui ne quittait pas l’autre main, je consignais ce que la route présentait de remarquable.» La publication de la masse considérable de renseignements rapportés, notamment géographiques et ethnologiques, valent à Charles de Foucauld la médaille d’or de la Société de géographie de Paris le 9 janvier 1885. À la Sorbonne, il reçoit les palmes académiques pour son travail.
Confessez-vous!
Mais cette gloire ne comble pas Charles qui s’est installé à Paris près de sa famille. «Je me mis à aller à l’église, sans croire, ne me trouvant bien que là et y passant de longues heures à répéter cette étrange prière: «Mon Dieu, si Vous existez, faites que je Vous connaisse!’» Il fréquente la paroisse Saint-Augustin, où officie l’abbé Huvelin.
«Mon Dieu, si Vous existez, faites que je Vous connaisse!»
Cherchant alors à rencontrer le prêtre, il se décide à le voir au confessionnal, le 30 octobre 1886. Charles de Foucauld exprime sa volonté de retrouver la foi. L’abbé Huvelin lui demande alors de se confesser, ce que Charles fait. «Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de vivre que pour Lui: ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi: Dieu est si grand. Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui.»
Trappiste à Notre-Dame des neiges
C’est décidé Charles se fera religieux. Mais l’abbé Huvelin lui demande de mûrir son projet. Fin 1888, il part pour un pèlerinage de quatre mois en Terre Sainte. Charles approfondit sa vocation religieuse. Il veut entrer dans un ordre qui «imite la vie cachée de l’humble et pauvre ouvrier de Nazareth», se sentant indigne d’être prêtre et de prêcher. Après plus de trois ans de discernement, l’ancien officier entre au monastère de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, en Ardèche. Il devient le frère Marie-Albéric. A sa propre demande, il rejoint quelques mois plus tard la trappe de Akbès, près d’Alexandrette, en Syrie, en plein pays musulman. Sa recherche de pauvreté et d’humilité se poursuit. «Nous sommes pauvres pour des riches, mais pas pauvres comme l’était Notre-Seigneur, pas pauvres comme je l’étais au Maroc, pas pauvres comme saint François.»
Le religieux entreprend alors des études de théologie. Mais peu à peu, il met en doute sa vocation de trappiste. Il tend vers quelque chose d’encore plus absolu. En 1896, sa fameuse prière d’abandon résume sa spiritualité. Envoyé à Rome pour poursuivre ses études, il mûrit son projet: «Je me suis demandé s’il n’y avait pas lieu de chercher quelques âmes avec lesquelles on pût former un commencement de petite congrégation. Le but serait de mener aussi exactement que possible la vie de Notre-Seigneur: vivant uniquement du travail des mains, suivant à la lettre tous ses conseils.» Convaincu de la vocation personnelle de Charles de Foucauld, l’Abbé général des trappistes accepte de le laisser partir.
Ermite à Nazareth
L’appel à la suite de Jésus amène Charles à Nazareth. Le 10 mars 1897, il se présente au monastère des clarisses, où il demande à être jardinier, avec pour seul salaire un morceau de pain et l’hébergement dans une cabane en planches. La supérieure l’encourage au sacerdoce et à la fondation d’un ordre religieux. En 1900, il rentre en France, dans le but de recevoir l’ordination sacerdotale. Il est ordonné prêtre à Viviers le 9 juin 1901.
Le frère universel
Charles de Jésus, ainsi qu’il se fait appeler désormais, part presque immédiatement pour Béni-Abbés, une oasis dans le Sahara occidental algérien. Il y édifie avec l’aide des soldats présents une «Khaoua» (fraternité), composée d’une chambre d’hôte, d’une chapelle, et de trois hectares de potager. Sa vie s’organise autour d’une règle stricte: cinq heures de sommeil, six heures de travail manuel entrecoupé de longs moments de prière. Il prend cependant le temps de recevoir et d’écouter les pauvres et les militaires qui viennent le voir. «Vivant du travail de mes mains, inconnu de tous et pauvre et jouissant profondément de l’obscurité, du silence, de la pauvreté, de l’imitation de Jésus. Je veux habituer tous les habitants à me regarder comme leur frère, le frère universel.» Dans cette région, Charles découvre l’esclavage. Il est scandalisé et n’aura de cesse de vouloir le réduire.
De Béni-Abbés, frère Charles effectue plusieurs tournées ‘d’approvisionnement’ dans le désert saharien avec les militaires français. Il commence à s’intéresser à la langue et la civilisation touareg et entame la réalisation d’un lexique de langue touareg. De juillet 1907 à Noël 1908 il séjourne à Tamanrasset au sud du Sahara. Cette même année, il obtient du pape Pie X l’autorisation de célébrer la messe sans assistant.
Le projet de communauté échoue
Toujours avec son projet de congrégation en tête, il passe quelques mois en France en 1909, où il espère recruter des frères. Mais la chose ne se fait pas et il reprend sa vie d’ermite à Tamanrasset. A partir de la fin de 1912, l’instabilité se développe dans le Sahara menacé par les razzias de tribus venues du Maroc et de Lybie. En septembre 1914, il apprend la déclaration de guerre en Europe.
Face à la multiplication des raids de pillards, Charles sécurise son ermitage de Tamanrasset en construisant, entre l’été 1915 et l’été 1916, un fortin en briques pour donner à la population un refuge en cas d’attaque. Il contient des vivres, un puits et des armes. Des pillards venus de Tripoli entendent parler de Charles de Foucauld, et projettent alors de l’enlever, en espérant obtenir une rançon contre sa libération. Le 1er décembre, un Touareg connu de Charles de Foucauld trahit sa confiance et permet aux Senoussistes d’investir le fortin. L’arrivée de deux tirailleurs algériens les surprend et, dans la panique, l’adolescent auquel on avait confié la garde de Charles de Foucauld l’abat d’une balle dans la tempe.
Cause de béatification ralentie par les guerres
Au plus fort de la Grande Guerre, la mort de Charles de Foucauld passe quasiment inaperçue. Mais le rayonnement du ‘frère universel’ se répand rapidement après la guerre. Dès 1921, l’écrivain français René Bazin lui consacre une biographie: Charles de Foucauld, Explorateur du Maroc – Ermite au Sahara. Ce best-seller se vend à 200’000 exemplaires. Sa cause de béatification est ouverte en 1927. La complexité du personnage rend le processus difficile. La collecte des nombreuses lettres et écrits de Charles de Foucauld et leur transcription ne sont terminées qu’en 1947. Mais la Deuxième Guerre mondiale puis la guerre d’indépendance de l’Algérie seront les deux principales causes rendant peu opportune la béatification d’un prêtre qui avait été officier de l’armée française et agent de la colonisation, avant sa conversion. L’étude a finalement repris en 1967, lorsque le pape Paul VI rend hommage aux efforts du Père de Foucauld pour sauver la culture touareg, alors que le gouvernement algérien semble enclin à étouffer les minorités du pays. Charles de Foucauld est béatifié par le pape Benoît XVI le 13 novembre 2015.
Dès les années 1920 naissent les premiers groupements se réclamant de la spiritualité de Charles de Foucauld. Les petits frères de Jésus fondés en 1933 et les petites sœurs de Jésus fondées en 1939 ont développé le projet de congrégation religieuse imaginé par Charles de Foucauld. Aujourd’hui une vingtaine d’organisations sont regroupées au sein de l’association famille spirituelle Charles de Foucauld créée en 1955.
La publication de ses œuvres spirituelles et autres écrits a contribué à modifier l’image de Charles de Foucauld, notamment celle de son apostolat. La modernité de sa vision, par la place importante que Charles donne aux laïcs, par son respect de la liberté de conscience, mais aussi son rapport avec d’autres religions, préfigure les enseignements du Concile Vatican II. (cath.ch/mp)
Le pape François a reconnu le 27 mai 2020 un miracle attribué au bienheureux Charles de Foucauld. Il ainsi ouvert la voie de la canonisation à l'ermite du désert africain.